La combe aux loups
Marginal, à part, mis au ban, pas comme les autres : deux romans pour adolescents qui ont au cœur de leur intrigue le regard porté par les « braves gens » sur ceux qui « suivent une autre route qu’eux »…
Lauren Wolk, traduit de l’anglais par Marie-Anne de Béru, École des loisirs, 2018
Lecture jeunesse proposée par Françoise Chardin
En 1943, la jeune héroïne ne perçoit que les échos lointains de la guerre dans la ferme de l’ouest de Pennsylvanie où elle vit avec ses parents, ses deux frères, ses grands-parents, et la tante Lily dont les grandes dents carrées et la piété frénétique effraient Annabelle. Pas de petite maison dans la prairie pour autant, mais une combe aux loups, un espace hanté par le souvenir des cadavres de loups que les villageois y jetaient autrefois, passage incontournable pour se rendre de la ferme à l’école.
Ce n’est pas un loup qui surgit un matin à la sortie de la combe, mais une fillette de l’âge d’Annabelle, Betty, qui l’identifie immédiatement comme un chaperon rouge potentiel : T’es la petite fille riche. Annabelle, c’est un prénom de riche […] T’as une fenêtre violette […] Y a que les riches qui ont une fenêtre violette. Et de sommer Annabelle de lui apporter le lendemain quelque chose lui appartenant, imprécision terrifiante pour la fillette : Je me suis imaginée, traînant la fenêtre violette à travers le bois. Dans le rôle du chasseur providentiel susceptible de défaire le loup, il y aurait bien Toby, mais il inquiète la petite communauté. S’il a lié une amitié silencieuse avec Annabelle et sa mère, il inquiète le voisinage, figure insolite promenant sans fin sur les collines sa longue silhouette, porteur de trois fusils, une main couverte de cicatrices témoignant sans doute de blessures reçues pendant la première guerre mondiale.
Une intrigue policière bien menée s’amorce, lors de deux événements majeurs : une amie d’Annabelle, Ruth, perd un œil, touchée par une pierre jetée du haut de la colline. Pour Annabelle, il ne fait aucun doute que c’est Betty la responsable. Mais dans le village on s’interroge : ne serait-ce pas plutôt Toby qui visait monsieur Ancel, d’origine allemande, dont la charrette passait par là ? Toby, qui serait devenu fou, à cause de ce que les Allemands lui ont fait. Un mystère qui s’épaissit encore avec la brusque disparition de Betty et la chasse à l’homme lancée contre Toby.
L’originalité du roman est de faire progresser l’intrigue moins par l’accumulation d’événements, que par l’exploration des différentes interprétations, dictées par les peurs et les préjugés, qu’en ont les différents protagonistes, ce qui ancre l’histoire dans une réalité sociale minutieusement évoquée. L’intérêt du lecteur se déplace des faits vers la compréhension des personnages : la complicité – dans tous les sens du terme – qui naît entre Annabelle et Toby fait grandir parallèlement la fillette et les lecteurs; il faut admettre l’impossible transparence de la complexité de chacun, comme le résume joliment Annabelle lorsque Toby lui parle enfin de sa guerre : je ne lui ai pas dit que j’avais enfermé ses histoires terribles dans des boîtes et que je les avais entassées sur une étagère tout au fond de ma mémoire […]Mais je ne rouvrirais pas ces boîtes avant d’être prête à écouter les histoires de Toby comme elles voulaient être entendues. Et la fillette, comme le jeune lecteur habitué à d’heureux dénouements, doit entendre la remarque prémonitoire de la mère : Parfois les choses s’arrangent. Parfois pas…