Numéro 5

En commun

Que s’est-il passé le 13 novembre, qui nous choque et nous sidère ? De quoi la peur qui nous envahit est-elle le nom, et que pouvons-nous – devons-nous – en faire ?

Que faire de nos peurs ?

Au lendemain des évènements, il est tentant de vouloir les enrober de discours, les faire entrer dans le cadre de la raison. Les attentats sont explicables, ils étaient prévisibles. Ils sont la conséquence inévitable de la politique de « guerre au terrorisme » initiée par George Bush et à laquelle la France de Sarkozy puis de François Hollande s’est ralliée. Ils sont le fruit des failles de notre système judiciaire, du manque de moyens alloués au renseignement. Ils sont le résultat des inégalités toujours plus grandes, de l’exclusion, du désespoir d’une partie de notre jeunesse. La liste est longue des « explications » et pourtant, toutes semblent manquer l’essentiel. On a beau expliquer, reste que ce qui s’est passé le 13 novembre, la nuit de violence et de morts, reste incompréhensible. Impossible à assimiler. Car quels que soient les injustices et les crimes de notre société, rien ne permet de comprendre qu’un jeune homme puisse désirer la mort, la sienne et celle des autres, celle de nombreux autres. Ici s’arrêtent les explications, ici il faut faire face à la sidération et à la peur.

Ne les nions pas, de peur qu’elles ne nous reviennent bientôt plus violentes encore, entravant notre capacité à imaginer l’avenir, attisant la haine de l’autre et le repli identitaire. Faisons face à nos peurs et prenons au sérieux les questions qu’elles nous posent. Notre analyse de la société et des dominations qui la structurent permet-elle de rendre compte de ce qui nous arrive ? Et notre projet, fondé sur le pari de l’humain, du tous capables, tient-il face à la terreur ? Ou plutôt : jusqu’où faut-il pousser nos analyses et notre projet pour qu’ils répondent effectivement à la terreur et ne se contentent pas de l’occulter ? Sans aller ici au bout de la réflexion – c’est un travail de longue haleine et qui dépasse notre revue – attachons-nous simplement à ce qui fait le sens aussi bien de notre projet de société que de notre projet d’école. Comment penser le commun – et donc le communisme – quand tout affirme la nécessité d’exclure pour survivre ?

Les « je suis… » qui fleurissent sur les réseaux sociaux cherchent une identité partagée, les bougies et les rassemblements disent un besoin de communion. Mais que ce désir de commun est proche de la peur de l’autre ! Partager nos peurs dans une empathie quasi universelle – mais pas tout à fait, car toujours en sont exclus les « barbares » – ce n’est pas construire le commun qui nous permettra de vivre en paix. L’empathie, devenue injonction, trace des frontières : la compassion devient un signe d’appartenance, celui qui ne saurait la sentir ou l’exprimer est soupçonné de barbarie. L’union nationale est instrumentalisée pour étouffer le débat politique : les voix qui s’élèvent sont taxées d’indécence. Refuser la guerre, refuser l’impérialisme, débattre des politiques et des valeurs, est-ce se mettre en dehors de la communauté ? Vouloir partager ce que nous sommes nous condamne-t-il au consensus ?

Il y a urgence en effet à nous rassembler, à trouver ou à construire ce que nous avons en commun. Mais il n’y a pas moins urgence à nous transformer, à changer la société qui nous mène à la catastrophe. Comment construire le commun nécessaire au débat démocratique tout en ouvrant la possibilité d’un dissensus et d’une conflictualité ? Comment trouver une identité partagée qui nous permette de nous transformer et de transformer la société ?

Ce que « nous » sommes : un débat politique sur ce qui nous rassemble

« Nous sommes Charlie ». « Nous sommes Paris ». « Nous sommes en terrasse ». « Nous sommes en guerre ». Qui sommes-nous ? La définition d’une identité partagée est au cœur des discours qui ont suivi les attentats. Une collectivité a été attaquée. L’empathie s’étend largement au-delà des victimes et de leurs proches et forge une communauté, qui dépasse même les frontières du pays. Que faire de cette communauté ? Comment la définir ? Autour de quelles valeurs la cimenter ? C’est l’enjeu du débat politique aujourd’hui que de transformer la communauté de sentiment (peur, empathie) en communauté de valeurs, voire en communauté politique.

Nous pouvons multiplier les analyses pour déterminer ce qui a été attaqué par les terroristes le 13 novembre : une politique étrangère ? un État laïque ? un mode de vie ? Sans doute un peu de tout cela. Pour Daesh, tout ce qui justifie ses actes est bon à prendre. Tous les arguments qui permettent de nous diviser aussi. Mais finalement, peu importent les motivations des attentats : ce qui importe ce sont les valeurs dans lesquelles la communauté attaquée se reconnaîtra, celle qu’elle choisira – ou qu’on lui imposera – de défendre. Le débat politique, dans lequel nous devons tous prendre position, a alors un double enjeu. Il porte d’abord sur le contenu des politiques nationale et internationale à mener : guerre impérialiste ou lutte internationaliste pour la paix ? C’est aussi et indissociablement un débat identitaire, qui vise à tracer les frontières de la communauté politique, à inclure et à exclure.

Dans ce débat, nous portons un projet de paix, qui repose sur un changement de politique internationale : l’échec de la stratégie de « guerre au terrorisme » initiée par Bush est patent, il est temps d’élaborer à l’échelle internationale des réponses politiques pour construire une paix durable au Moyen Orient. Ce projet de paix est indissociable d’une remise en cause des rapports de domination, économique, sociale, culturelle ou politique, en France et dans le monde. Il faut en finir avec l’impérialisme, la guerre économique, les inégalités qui génèrent le désespoir. L’urgence est de reconstruire un avenir, de redonner sens à notre société.

« Liberté, égalité, fraternité ». Les valeurs de la devise républicaine rassemblent aujourd’hui largement : tous peuvent s’y reconnaître et chacun les invoque. Elles définissent notre communauté. Mais pour de plus en plus d’entre nous, elles ne sont que des mots creux, vidés de leur sens par la réalité quotidienne de l’humiliation, de la domination, de la discrimination. Soyons ceux qui leur rendent leur force révolutionnaire : confrontée à la réalité de notre société, la devise républicaine est un appel au changement. Cet appel peut être, aujourd’hui, largement partagé.

Dans le débat qui traverse la société française, nous portons donc un projet politique et des valeurs. Surtout, nous portons une certaine conception de la communauté : celle que reflète le pari du « tous capables ! », développé dans ce numéro ; une conception exigeante, qui n’assigne pas de frontières à la construction du commun.

Le commun à construire

Pour rendre possible la paix, pour ne pas laisser le terrain libre au néolibéralisme, aux impérialismes et aux tentations fascistes de tous ordres, il y a urgence à construire du commun : à mener la recherche acharnée, et aujourd’hui difficile, de ce qui nous fait tous humains. C’est la tâche de l’école comme de toute la société.

Dès le 13 novembre, le rassemblement et le partage ont pris des formes diverses. D’abord, dans l’urgence, celle du service public. Policiers, infirmiers, médecins, puis enseignants, psychologues,… des individus ont agi pour la collectivité et en son nom pour la sauver, la réparer, la reconstituer. Le service public est la forme la plus concrète, la plus efficace, de ce que nous avons en commun : c’est pourquoi il doit demeurer universel, évoluer pour assurer l’égalité des droits.

La reconstruction du commun a aussi pris la forme, plus inattendue, du plaisir partagé. « Tous au bistrot ! », « je suis en terrasse »… Les slogans ont pu sembler futiles au regard des enjeux. Est-ce à dire que nous n’avons plus en commun que notre envie de consommer ? Les slogans sont glissants. Mais ils disent aussi que la communauté se construit dans le plaisir partagé : un plaisir librement choisi – malgré la peur et l’interdit – qui est aussi le plaisir d’être ensemble, dans un lieu commun, public. Devenus prescriptions, ils nous montrent l’envers de cette communauté fondée sur le plaisir : l’injonction au plaisir, qui nie sa liberté, et qui fonde le commun non plus sur le choix de chacun mais sur l’accommodement à ce qu’il faudrait faire ou sentir. Il y a là matière à réflexion pour l’école : l’importance croissante accordée au plaisir de l’élève est à double tranchant. Prenons garde à ne pas remplacer l’effort d’éducation du plaisir – comprendre ses émotions, les penser, les confronter aux autres, les transformer – par une injonction répétée – ayez pitié des victimes, admirez les chefs d’œuvre… : l’école, instance de contrôle des émotions, ne serait plus alors qu’une fabrique de la soumission. Pour construire du commun, il ne suffit pas de répéter ensemble les mêmes mots, d’avoir été entrainés à verser les mêmes larmes. Il faut apprendre à prendre plaisir à l’autre et avec l’autre, et c’est un long chemin.

L’urgence passée, c’est dans le dialogue, dans l’échange des pensées que se sont retissés les liens du commun. Les discours, les analyses sont mis en partage dans les médias, sur les réseaux sociaux, dans les écoles et les universités. Face au prêt-à-penser idéologique qui nous assaille de toutes parts et nous éloigne de la complexité des réponses à inventer, il importe de s’interroger et d’élaborer, ensemble, dans les contradictions qui nous agitent, dans la difficulté parfois à affronter des convictions qui nous sont étrangères. Réfléchir ensemble pour demeurer des êtres sociaux, dans des collectifs qui, loin d’annihiler les sujets, leur permettent d’exister, de développer leurs capacités souvent insoupçonnées.

Enfin, le commun aurait pu, aurait du prendre la forme de l’action collective. Celle-ci est aujourd’hui empêchée, tant par les interdits que par les peurs et les menaces. Comment la rendre à nouveau possible ? Quelles batailles communes nous permettront de dépasser nos peurs, de sortir et de faire ensemble l’expérience de notre force et de notre liberté ?

« Nous devons, gouvernement et citoyens, nous compromettre avec la personne humaine. Chaque jour, chacune, chacun doit se dire : Si tu n’agis pas ce jour, alors qui ? Si tu n’agis pas maintenant, alors quand ? La vie pour se protéger a besoin de l’engagement de tous, autant que de l’engagement de chacun »1.

Comité de Rédaction de Carnets Rouges