Djoliba, la Vengeance aux masques d’ivoire | Gaël Bordet
Cadavres exquis, faisons parler les morts !
Deux romans récents renouvellent le genre du roman policier pour la jeunesse. Si l’on y trouve bien les figures incontournables du cadavre, de l’assassin, du coupable et de l’enquêteur, l’accent est mis de façon originale sur les méthodes d’investigation, leur contexte historique et culturel. Comme le souligne l’un des personnages « les morts sont parfois bien plus loquaces que les vivants ». Ils ont tous deux en outre le mérite de donner à lire un Moyen Âge dépoussiéré de son imagerie d’Épinal d’obscurantisme et d’uniformité.
Voir aussi : L’horloge à l’envers : le diable noir | Anne Pouget
Djoliba, la Vengeance aux masques d’ivoire,
Gaël Bordet,
Actes sud, Collection Hélium, 2021
Note de lecture proposée par Françoise Chardin
Djoliba est le nom vernaculaire du fleuve Niger. L’intrigue se déroule au fil de son cours, dans le royaume du Mali du début du XIVe siècle. Un précieux appareil chronologique et son lexique complètent le roman, et l’on peut gagner à y jeter un coup d’oeil avant la lecture. Dans une collectivité organisée en Sociétés, sorte de confréries, appartenir au clan des pêcheurs mais être boiteux et mal à l’aise à la vue des mises à mort rituelles signe votre exclusion de la communauté. C’est le sort du jeune Tiamballé, héros du roman.
Lorsque l’histoire commence, Tiamballé vient accomplir un rite de guérison chez Tounkou, prêtresse de la Société des génies du fleuve. Il y rencontre deux autres personnages essentiels : Chenouda, un riche érudit égyptien, chrétien de confession copte, devenu ami du roi pour les services rendus lors de son périple à la Mecque. Le roi l’a invité à l’accompagner à Tombouctou pour y donner des cours de botanique. Sa fille unique, Sirine, atteinte d’un mal indéfinissable, vient se faire soigner chez la guérisseuse.
L’action démarre avec la découverte au bord du Djoliba du cadavre du plus ancien djéli du roi, griot chargé de garder en mémoire et de faire connaître par des récitations la mémoire du peuple. Son cadavre a été recouvert d’un masque précieux en ivoire. Selon la tradition, Fakoli Traoré, le guérisseur du roi, soumet le cadavre au rite de l’interrogatoire par le devin : en soubresauts savoureux orchestrés par le devin, le cadavre avoue qu’il a commis une offense à l’égard d’un génie du fleuve, et qu’il en a été châtié.
Chenouda se montre sceptique : « Entre nous, ne trouves-tu pas trop simple de faire dire aux morts ce qui nous arrange, pour mieux les forcer au silence ? » En effet, le vieux djéli venait de se voir confier le soin d’aider à la rédaction par Chenouda de parchemins fixant en « paroles écrites » les paroles traditionnelles. Or, ce parchemin a disparu. Lorsque Chenouda découvre des traces de poison dans la bouche du cadavre, il décide d’acheter au père de Tiamballé son fils pour qu’il l’aide dans son enquête en récoltant le plus d’indices possibles sur les agissements des guérisseurs de la Société du fleuve : et pour ce faire, il s’engage à financer son rite de guérison qui fournira le prétexte de son infiltration.
A partir de là, l’enquête se déroule, alternant des éléments d’investigation scientifique et des interventions de génies lors de transes, étrangement prémonitoires des dangers à venir.
Et c’est bien l’une de grandes forces de ce roman, de ne jamais verser dans la victoire manichéenne du progrès et de la science sur les coutumes et les croyances. De manière beaucoup plus subtile, il entrelace les thèmes et les contradictions : comment préserver la pérennité d’une civilisation locale si l’on refuse les moyens d’en transmettre la mémoire, dans un moment historique où celle-ci s’ouvre sur d’autres sociétés ? Le prétexte de la sauvegarde de la tradition n’est-elle que le moyen d’assurer le contrôle des mines de sel ? Le rôle de la transmission et de l’écriture est au centre du roman, où le signe est à la fois mobile du crime et instrument de l’enquête.
Le paysage lui-même, loin d’être une simple toile de fond, montre dans de superbes descriptions, les ravages de l’érosion physique et psychologique : « L’ancienne cité s’est tassée sur elle-même comme sous l’effet d’une insurmontable malédiction. Les pluies l’ont ravinée. Elles ont creusé de tristes sillons dans l’ocre de ses murs dont plus personne n’a la force de prendre soin parmi ses derniers fidèles. Des vieillards pour la plupart : guérisseurs, devins, servants du culte des génies, qu’indiffère l’animation commerçante de la nouvelle Djenné ».
Tiamballé enfin est un personnage extrêmement attachant et complexe : boiteux maladroit au début du roman, petit Sganarelle effrayé par les audaces de raisonnement de son mentor, il prend de l’ampleur sans jamais se soumettre ni se perdre et conclut le roman devant l’océan sur la force du rêve nourri par la narration : « Une autre fois, peut-être suivrons-nous la voie ouverte par Wayé-l’Oublié et ceux qu’il s’apprête à retrouver. Ceux qui, portés par le rêve et un espoir fou, se risquent à défier le baaba (l’Océan). Peut-être même pourrons-nous croiser, au creux d’immenses vagues, la pirogue du mansa navigateur, Bata Manden Bori, le roi d’un royaume de vent, de vagues et de sel, le roi de ceux qui sont allés sur l’eau et y demeurent sans doute à jamais.Mais aujourd’hui, je dois me souvenir et raconter ».