L’île aux mensonges
Marginal, à part, mis au ban, pas comme les autres : deux romans pour adolescents qui ont au cœur de leur intrigue le regard porté par les « braves gens » sur ceux qui « suivent une autre route qu’eux »…
Frances Hardinge, traduit de l’anglais par Philippe Giraudon, Gallimard jeunesse, 2017
Lecture jeunesse proposée par Françoise Chardin
Au cœur du roman, un objet séduisant et fabuleux, un arbre qui se nourrit des mensonges qu’on lui chuchote et qui se répandent dans la société : plus le mensonge rencontre d’échos et de diffusion, plus la plante prospère. Et chaque fruit produit permet à celui qui le mange d’accéder dans une sorte d’état de transe à une vérité qu’il souhaite connaître. Une règle à respecter : le mensonge doit appartenir au même domaine que la question posée. Plante prosaïquement hallucinogène ou objet réellement magique, le roman maintient une séduisante incertitude…
Cette plante est le point de départ de la quête du père de Faith, l’héroïne, pasteur ET scientifique dans cette deuxième moitié du XIX siècle où Darwin ébranle les convictions religieuses en proposant une nouvelle théorie de l’évolution. La Bible ne mentait pas. Tout scientifique honnête et pieux le savait. Mais les roches, les fossiles et les ossements ne mentaient pas non plus, et on avait de plus en plus l’impression qu’ils ne racontaient pas la même histoire. Cet arrière-plan historique est suggéré avec bonheur dans les contradictions du personnage du père : pour le scientifique qu’il est, la légende de la plante paraît défier la raison. Mais torturé par la remise en cause de ses anciennes certitudes religieuses concernant la création du monde, il s’abandonne à l’espoir que la plante lui fasse connaître la vérité. J’avais besoin de savoir une fois pour toutes d’où venait l’homme : avait-il reçu le monde en partage après avoir été créé à l’image de Dieu ou était-il le petit-fils grimaçant d’un singe s’abusant lui-même ? Pour nourrir la plante, le père se résout à répandre à propos des fossiles dont il est spécialiste des impostures scientifiques qui le discréditent auprès d’une communauté scientifique dont le roman donne à voir les enthousiasmes et les rivalités.
Mis au ban après ce discrédit d’une bonne société dont l’auteur brosse un tableau très vivant, le pasteur part pour l’île de Vane avec sa famille, officiellement pour fuir la médisance, mais surtout pour pouvoir se consacrer entièrement à sa plante. Son assassinat, camouflé en accident au prétexte de lui éviter le dernier opprobre d’un suicide, ouvre la dimension policière du roman : sa fille, Faith, persuadée que sa mort n’est pas naturelle ni voulue par lui, entame une « en-quête » grâce à la lecture des carnets qu’il a laissés. Elle entre peu à peu dans la démarche de son père et attrape sa fascination pour la plante. Dernier charme du livre : la figure de cette jeune fille, personnage central du roman, qui souffre de sa relégation en tant que femme à des futilités sociales, alors qu’elle rêve de travaux scientifiques. Je veux être un mauvais exemple, revendique-t-elle à la fin du roman, avec l’espoir que découvrant un jour dans une note de revue scientifique son nom, quelque jeune fille se dise : « Faith ? C’est un prénom féminin. Une femme a accompli cela. Dans ce cas… je peux en faire autant ». Et la petite flamme d’espoir, de détermination et de confiance en soi s’allumerait dans un autre cœur.
Un livre exigeant, qui demande un certain effort de lecture, et mêle avec bonheur les genres policier, fantastique, historique et sociologique. Une invitation à mordre dans ses feuilles !