Continuer à penser en temps de crise
« En temps de crise, le détachement semble la plus menaçante et la moins tolérable des déviations (…). Le simple fait de considérer qu’une question se pose apparaît souvent comme un sacrilège. Car il en découle que la réponse n’est pas encore connue, et qu’il peut y avoir une autre réponse que celle qui est généralement admise. »
Everett Cherrington Hugues : Le Regard sociologique.
Interroger la notion de « crise »
Comment penser en temps de crise sans interroger les lieux communs sur « la crise » ? La plupart du temps, il s’agit de discours qui tournent en boucle et ne mènent nulle part, sans parler de la médiatisation anxiogène de cette crise. Mais à qui cela profite-t-il ? Résister au discours ambiant sur la crise est pourtant une nécessité. D’ailleurs, il existe plusieurs définitions de la « crise ». Vécue par certains comme un « monde qui s’écroule », elle peut aussi se concevoir comme le passage d’un état vers un autre, un déséquilibre salutaire… à condition de déboucher sur du neuf !
Ce qui fait obstacle à la pensée
Cela posé, il ne s’agit pas non plus de nier les difficultés : pour de nombreux citoyens, la rudesse des conditions d’existence, l’urgence de la survie rendent difficile l’exercice de la réflexion et la projection dans l’avenir.
D’autres écueils, d’ordre psychique, freinent l’exercice d’une réflexion sereine et il n’est pas rare que la pensée collective sombre dans des logiques régressives sur fond de tensions palpables. Ou bien on est d’accord sur tout, ou bien on bascule dans le rejet, ce qui ne laisse guère de place à l’expression d’une altérité qui représente pourtant le fondement de toute démocratie. En sociologie des organisations politiques et syndicales, on sait que la régression vers des logiques claniques entraîne la démission obligée du politique. La résignation, l’infantilisation, le recours à quelque autorité suprême qui nous soulagerait de nos angoisses, la peur de la liberté, le confort paradoxal généré par l’aliénation à un ordre établi, fut-il injuste, sont aussi des facteurs inhibiteurs de la pensée. Analyser ces blocages et comprendre d’où ils viennent est indispensable pour commencer à les lever.
Sur les lieux de travail, l’affaiblissement du syndicalisme a entraîné aussi un recul du politique. Cela dit, cette situation n’est pas une fatalité. Dans plusieurs pays, des syndicats s’attachent à renouveler leurs pratiques en profondeur, avec des résultats très positifs pour les salariés, qui ont retrouvé à leur tour le chemin de l’adhésion et de la réflexion collective.
L’exercice de la pensée passe donc par une réflexion de fond sur les espaces dans lesquels s’exerce (ou pas) cette pensée, en partant du postulat selon lequel celle-ci ne saurait rester le pré carré des élites dirigeantes.
La « médiocratie »
L’espace politico-médiatique distille actuellement une pseudo-pensée qui prend la forme d’une bouillie idéologique indigeste, le plus souvent centriste, comme le montre Alain Dénéault dans son ouvrage intitulé « la médiocratie ». Plus cette bouillie absorbe tout (y compris la pensée d’extrême droite qui se fond désormais dans ce magma) plus les pensées audacieuses, novatrices ou porteuses d’aspérités progressistes sont invalidées. Dans ce contexte, l’obsession de la normalité gangrène tout l’espace intellectuel. Le combat de Marine le Pen contre son père n’a-t-il pas pour objectif de nous vendre le front national comme un parti présentable ? Sans parler de François Hollande, qui se définit comme un président normal. Dans cette société de l’interdit mais aussi de la survalorisation de la « norme », gare à celles et ceux dont la pensée sort des sentiers battus : en général, ils sont attaqués de manière très virulente… ce qui est plutôt bon signe !
La pensée est un sport de combat !
Ce contexte ambiant, que l’on pourrait qualifier de « fascisant », invalide systématiquement le « non ». Aujourd’hui, qui ose encore dire non ? Ceux qui disent encore un petit peu « non « le font trop souvent pour des raisons catégorielles ou corporatistes. Comme le dit le psychanalyste Charles Melmann, « la position éthique, métaphysique, politique, qui permettait autrefois à un individu de s’orienter face au jeu social semble remarquablement faire défaut ». Dans un mouvement social, ce n’est pas seulement la question de la défense des salariés qui se joue, c’est aussi celle de la dignité humaine, de l’existence en tant que sujet. Une lutte sociale qui repose sur une pensée philosophique, éthique, sur une réflexion de fond de qualité aurait pourtant bien plus de chances d’être audible, y compris pour augmenter les salaires.
Le renouveau de la pensée passe par la reconquête des espaces de réflexion qui nous ont été confisqués. Il s’agit là d’un sport de combat dont il ne faut pas sous-estimer l’ampleur.
La pensée novatrice, ça s’organise !
Relancer la pensée, c’est aussi lutter contre des fragmentations identitaires qui recomposent sans arrêt l’espace selon un « nous » et un « eux ». Toutefois, cette lutte ne restera qu’un vain mot si l’on reste perpétuellement dans un confortable entre-soi, qu’il soit social, générationnel, géographique, intellectuel ou professionnel. On peut assister à des débats très intéressants tout en regrettant d’y voir toujours les mêmes têtes, sans comprendre que les lieux et les conditions d’organisation de ces débats en excluent toute une partie de la population, voire les principaux intéressés ! Il existe pourtant des initiatives originales permettant d’organiser des rencontres inattendues entre des mondes qui s’ignorent. Ces initiatives gagneraient sans doute à se développer.
Ne pas rester dans l’entre-soi social est aussi une nécessité qui se heurte parfois à des clichés très vivaces, sur la représentation que les uns se font des autres. On trouve pourtant des citoyens qui pensent et agissent dans toutes les classes sociales. Se battre ensemble suppose de surmonter une vision caricaturale du réel et de l’autre. Y parvenir, c’est multiplier les chances de faire bouger les lignes politiques.
Et à l’école ?
La pensée sur l’école doit pouvoir s’inscrire dans une perspective diachronique. Or, le discours sur notre système éducatif est devenu à la fois délirant et amnésique. On voit surgir en permanence des débats qui sortent de nulle part comme celui sur la suppression des notes, qui a passé sous silence trente ans de recherches en docimologie. A chaque nouveau débat sur l’école, on repart de zéro comme si rien n’avait existé auparavant. Cette mémoire de notre métier est en train de s’effacer peu à peu. En attaquant la formation, les associations pédagogiques, les instituts de recherche, les bibliothèques, les archives, en asphyxiant l’enseignement supérieur, on démolit des décennies de réflexion et d’expérience. Combien de jeunes enseignants connaissent encore les noms des grands penseurs qui ont fondé la pédagogie moderne ? Cette stratégie politique n’est pas anodine. Pour continuer à penser, il est urgent de la combattre.
La réforme des collèges, qui nous est assénée avec une violence inouïe dissimule bien mal le vide de son contenu : aux enseignants en difficulté qui traversent une profonde crise de sens. Qu’est-ce qui est finalement proposé sinon de minuscules gadgets à l’efficacité très discutable, comme par exemple la pédagogie différenciée, présentée comme le sésame qui va tout résoudre. Tout ça pour ça ?
Du côté des élèves, ce n’est pas mieux. On pourrait citer par exemple l’injonction au « développement durable », qui les somme de réparer les erreurs commises par leur aînés. Les adultes font peser sur eux la responsabilité de l’avenir environnemental, tout en continuant à ne rien faire dans le présent ! Dans la foulée, on oblige les élèves à se comporter en individus éco-responsables, en évacuant toute réflexion politique (au sens large d’implication dans la vie de la cité). On sert donc à nos élèves un discours complètement nihiliste et inhibiteur de l’action qui les place dans une situation aussi angoissante qu’intenable. Sur ce point comme sur bien d’autres, l’élève se retrouve réduit à devenir entrepreneur de lui-même. Rien n’est fait pour le mettre en situation d’exister en tant que sujet et surtout de penser, avec d’autres, un véritable projet d’avenir.
Pour former des citoyens responsables, l’école devrait enseigner à la fois l’obéissance et la désobéissance mais elle rechigne trop souvent à le faire de peur de perdre le contrôle de la situation, ce qui n’a guère de sens. Elle doit être en capacité de montrer qu’elle n’a peur ni des crises, ni du déséquilibre, ni de l’altérité, ni de mettre les savoirs en débat avec les élèves, et encore moins peur de l’esprit critique. Elle doit pouvoir penser la différence entre les acteurs qui la composent, non comme une catastrophe inéluctable synonyme de chaos mais comme un atout permettant de construire du lien social et un savoir libérateur. L’école est aujourd’hui à la croisée des chemins : ou bien elle apprend à accepter l’autre, ou bien elle consacre l’exclusion.
Ceux qui rejettent la réforme ne sont pas des « immobilistes râleurs qui refusent de bouger » mais des personnels engagés qui ont le courage d’aller jusqu’au bout de leur combat politique, car ils savent aussi que l’école n’existe pas sans eux et qu’ils portent des responsabilités majeures dans la dégradation ou l’amélioration du système. Ils n’hésitent pas à s’impliquer au quotidien dans une réflexion de qualité pour faire avancer l’école et mettent toute leur créativité au service de leurs élèves. Il ne se laisseront jamais infantiliser ni confisquer cette pensée, vitale pour l’évolution du système éducatif.
Il est urgent de mettre en difficulté ceux qui détiennent le pouvoir en leur opposant une réflexion de haut niveau. On entend souvent que « la France a tout pour réussir ». C’est probablement vrai mais pour y parvenir, il faudra d’abord flanquer collectivement au tapis (et par K.O. intellectuel) un pouvoir politique complètement vermoulu et rongé aux mites. Vu l’indigence de l’ennemi, ça devrait pouvoir se faire.
Valérie Sultan
Ligue des Droits de l’Homme