Dominique Comelli,  École et politique(s),  Numéro 10

Une histoire scolaire de classe

L’enseignement de l’histoire a toujours suscité polémiques et débats. S’y joue apparemment une identité de la France, mais aussi de son projet politique et civique. Mais l’histoire enseignée a-t-elle été un jour au service des classes populaires ?

L’enseignement de l’histoire de la IIIème République : au service du nouvel ordre.

A la différence d’autres pays, en France, c’est à l’histoire que l’on a confié le soin de former les citoyens, mais aussi de constituer une nation unie, même si la géographie de la 3ème République joue un rôle prépondérant : le « Tour de France par deux enfants » a marqué durablement les imaginaires des citoyens français.

Cette histoire, liée à Lavisse, qui maitrise tous les éléments de la chaîne du discours historique (il est universitaire, rédacteur des programmes, auteur des manuels) a servi à construire le « roman national ». Cette écriture lavissienne a marqué jusqu’à maintenant l’enseignement de l’histoire.

Il faut rappeler la mission assignée à cette histoire scolaire, construire un roman national capable de digérer le Révolution française, et ses soubresauts liés à l’intervention du peuple et de la rue, capable de digérer l’histoire politique agitée du 19ème, capable de digérer le choc de la Commune. Mais aussi une histoire capable d’unifier un pays divisé, socialement, linguistiquement, régionalement, capable de tenir un discours où la générosité civilisatrice de la République porteuse de lumière fasse oublier « les eaux glacées du calcul égoïste » du capitalisme au pouvoir.

“ A aucun moment il n’y a de réflexion sur les nœuds de l’histoire, ces moments où les acteurs ont le choix entre plusieurs possibles. Il n’y en a fait pas d’acteurs réels dans cette histoire : l’acteur n’est que celui qui fait advenir un destin national inscrit de toute éternité dans les gênes de la nation française. ”

Cela passe par une construction linéaire chronologiquement, où la flèche du temps, symbolisée par l’omniprésente frise chronologique, se confond avec le progrès inexorable, sans discontinuités : la continuité vaut causalité, le déroulé historique vaut évolution vers un progrès sans retour en arrière possible. A aucun moment il n’y a de réflexion sur les nœuds de l’histoire, ces moments où les acteurs ont le choix entre plusieurs possibles. Il n’y en a en fait pas d’acteurs réels dans cette histoire : l’acteur n’est que celui qui fait advenir un destin national inscrit de toute éternité dans les gênes de la nation française. Certes, accoucher cette France en gestation peut être parfois héroïque. Peut-être même y a-t-il besoin de l’intervention du peuple, un peuple défini sans aucune référence de classes (si ce n’est les privilégiés qui refusent toute réforme, phrase si bien récupérée actuellement par les néolibéraux). Ce peuple est exalté et félicité quand il fait advenir cette République libérale où progrès technique, progrès démocratique sont en fait au service des intérêts étroits d’une classe ; mais s’il a le malheur de s’écarter de ce droit chemin linéaire et ordonné pour rêver d’un autre possible, il est aussi stigmatisé comme porteur de violences, de désordre, de division, considéré au mieux comme un grand enfant immature (comme nos ancêtres les Gaulois, victimes de leurs divisions) au pire comme un barbare dangereux. Le traitement de la Commune jusque dans les années 1960 est le meilleur exemple de cette vision.

Avoir la nostalgie de cet enseignement traditionnel de l’histoire est donc faire preuve d’un singulier aveuglement.

Un autre possible de l’enseignement de l’histoire

Ce discours unifié n’est pas tenable éternellement : les exclus du discours frappent à la porte dans les années 1960 : guerres de libération coloniales, revendications des classes populaires, résurgence des identités régionales, revendications féministes… tout le monde cherche à s’inclure dans ce roman national. Ce n’est ni communautarisme, ni fragmentation de la nation. Au contraire, vouloir s’inclure dans le récit de l’histoire est la preuve d’une volonté d’intégration à ce récit, et de l’élargissement de la nation française à ses vaincus.

Lié à des ruptures historiographiques profondes, cela débouche sur des volontés de changements du récit enseigné : discontinuité et mise en avant des moments de ruptures, recherche de causalités multiples et non téléologiques, ouverture à d’autres espaces et d’autres civilisations, jeu sur les temporalités multiples. C’est une histoire de la liberté des acteurs et de l’ouverture à d’autres acteurs, anonymes, mais responsables et agissants.

Mais les différentes tentatives de réforme des programmes, portées par de grande figures de l’Inspection Générale et de la recherche pédagogique se heurtent à des obstacles : difficulté de construire des programmes totalement novateurs et qui ont besoin de temps pour s’installer, mais surtout opposition du politique, (de Pompidou qui fait de l’Education Nationale son domaine réservé à Chevènement), poids de lobbies comme la puissante APHG (association des profs d’histoire-géo) qui depuis sa création a toujours lutté contre tout abandon de la continuité chronologique et toute rénovation, front médiatique hétérogène, du Figaro à certains journaux centristes ou de gauche sur « la destruction de l’enseignement de l’histoire » : les tentatives de changement, très variées, des programmes Haby aux propositions du groupe Fremont dans les années 2000, en passant par les propositions du GTD de J.C. Martin sont victimes du même tir de barrage.

Simultanément se produit l’affaiblissement de l’acteur classe ouvrière : après 1984, la « gauche de gouvernement » est celle des classes moyennes. Les travaux de Julian Mischi ont bien montré comment à la même époque, le PCF lui même, qui jusque là avait toujours construit un discours d’affirmation de la fierté ouvrière, change de discours. Le néo-libéralisme attaque directement, économiquement, syndicalement, politiquement la classe ouvrière, qui disparaît à ce moment des fictions, des discours, comme le fait apparaître la très riche série documentaire « Nous, les ouvriers ». La classe ouvrière, et plus largement les classes populaires, perdent la bataille pour apparaître dans le récit national. Si certains acteurs (femmes, identités régionales ou colonisées) ont réussi à enfin y apparaître, même mal, même insuffisamment, ce n’est pas le cas des classes populaires comme acteur social. Progressivement, comme dans le discours dominant, les classes populaires n’existent plus qu’ethnicisées, réduites aux banlieues, dangereuses ou objets de charité.

Actuellement : l’urgence pour le mouvement populaire de faire enfin advenir une histoire enseignée différente

Les programmes actuels marquent une victoire du néo-libéralisme, qui réintroduit à l’intérieur d’une apparente discontinuité thématique la linéarité lisse de l’histoire lavissienne traditionnelle : développement économique libéral lié au progrès, en gommant les crises, y compris celle de 1929, et les contradictions, « culture de guerre » unifiant les expériences et les guerres de 14-18 et 39-45, concept fourre-tout du totalitarisme, qui ne retient que l’apparence des choses, sans les analyser, poids du patrimonial et du mémoriel pour tenter une société fragmentée, de plus en plus inégalitaire, et à qui on ne propose plus aucun projet de futur, abandon de toute référence à des groupe sociaux remplacés par un « on » indistinct ou de grandes figures de nouveaux héroïsés. Les programmes en vigueur depuis une vingtaine d’années mêlent à la fois un discours unificateur au service du néo-libéralisme et une discontinuité thématique organisée de manière à empêcher toute compréhension.

“ Les programmes en vigueur depuis une vingtaine d’années mêlent à la fois un discours unificateur au service du néo-libéralisme et une discontinuité thématique organisée de manière à empêcher toute compréhension. ”

Mais le plus inquiétant est qu’au nom de la dénonciation de ces programmes, on veuille en revenir aux programmes lavissiens et leurs succédanés ultérieurs, tout comme Valls ne proposait comme futur possible que le retour à une 3ème République autoritaire. Le retour à une continuité chronologique impossible, qui se contente de donner comme explication des événements le déroulé téléologique, sans aucun moment d’analyse vraie (car les horaires, pourtant importants en France, quoiqu’on en dise, ne permettent en aucun cas d’analyser des moments historiques si on en revient à de la continuité chronologique) serait une régression absolue. Ce serait à la fois, dans ce retour fantasmé à un ancien temps heureux de l’histoire enseignée, oublier la dimension de classe de cette histoire, et ouvrir la voie à bien d’autres nostalgies nauséabondes. On ne peut donc que s’étonner d’une publication récente d’Adapt–Snes, « Enseignement de l’histoire. Enjeux, controverses autour de la question du fascisme » qui au delà de la dénonciation bienvenue de l’ineptie du traitement du fascisme dans les programmes scolaires (et le problème n’est pas dans la disparition du mot, mais dans le refus d’incorporer tous les acquis de la recherche actuelle sur l’arrivée au pouvoir de Hitler, pourtant très riche d’enseignement dans la situation politique actuelle), remonte en arrière sur la dénonciation de toutes les innovations de l’histoire enseignée et pédagogiques (citant même l’indigent pamphlet anti-pédagogie « le poisson rouge dans le Perrier » à l’appui de ses thèses) depuis 40 ans, de toutes les ruptures avec l’histoire linéaire chronologique, reprenant en permanence les positions de l’APHG, sans même citer une fois les positions du Snes depuis les années 1990. Les mouvements pédagogiques alternatifs étaient pourtant les seuls à avoir une position au service des classes populaires. Et la position récente du Snes, sur les programmes pourtant intéressants et novateurs proposés en 2015-2016 par le CSP pose problème à tous les défenseurs d’un vrai changement dans les programmes d’histoire.

Il y a pourtant urgence : contre la très violente tentative de reprise d’un discours identitaire sur le roman national, il est temps de se battre sur l’enseignement de l’histoire pour donner aux jeunes générations les outils permettant de construire un futur différent, avant que le système actuel nous entraine dans le mur d’une planète détruite et de la domination des populismes d’extrême–droite. Et ce n’est pas reprendre un vieux discours déconnecté des recherches historiques actuelles et formatant tout aussi linéairement les esprits qui pourra permettre de construire les nouveaux outils dont le vrai changement a besoin.

“ Il est indispensable de mettre à une place importante dans les programmes les moments où d’autres possibles auraient pu advenir, à la fois pour faire comprendre le poids et la responsabilité des acteurs et donc l’utilité et la nécessité de l’engagement, mais aussi pour faire revivre ces rêves non advenus, ces utopies oubliées et pourtant agissantes inconsciemment, mais aussi pour faire prendre conscience de la violence de ceux qui ont détruit ces utopies. ”

Il est indispensable de mettre à une place importante dans les programmes les moments où d’autres possibles auraient pu advenir, à la fois pour faire comprendre le poids et la responsabilité des acteurs et donc l’utilité et la nécessité de l’engagement, mais aussi pour faire revivre ces rêves non advenus, ces utopies oubliées et pourtant agissantes inconsciemment, mais aussi pour faire prendre conscience de la violence de ceux qui ont détruit ces utopies. Il ne s’agit pas de faire de la propagande. Mais de donner ces outils de compréhension, dont les classes populaires sont démunies pour le moment, ne serait-ce que parce que la pensée actuelle des partis de changement est très en –dessous des enjeux.

Cela permettrait de lier de nouveau histoire scientifique et histoire enseignée, en s’emparant de tout ses acquis et réflexions actuelles, sur le sens de l’événement, sur l’interaction des différentes temporalités, sur les comparaisons entre sociétés…

Dominique Comelli
Ancienne responsable nationale au Snes du groupe histoire-géo, de 1993 à 2006
Chercheuse (INRP) sur les programmes d’histoire et leur histoire, ainsi que sur les pratiques enseignantes