Michèle Artaud,  Numéro 11,  Pierre Sémidor,  Questions vives

Une formation des enseignant.e.s universitaire : bilan et perspectives

Depuis quelques années, les divers.e.s ministres de L’Éducation nationale se sont enorgueilli.e.s d’avoir « réformé  » la formation des enseignant.e.s (FDE), et même, depuis 2012, se félicitent de l’avoir rétablie. On peut effectivement considérer que la mastérisation de la FDE, initiée en 2008, a imposé quelques modifications profondes ; selon le discours officiel, elle est devenue universitaire et professionnelle. En cette année de changement présidentiel, nous proposons un bilan de cette décennie de bouleversements avant de présenter des éléments susceptibles de fonder une FDE ambitieuse et efficiente.

Qu’est-ce qu’être enseignant.e ?

Au delà des distinctions de niveau (de la maternelle à l’université), de disciplines (générales mais aussi technologiques et techniques), qu’est-ce qu’enseigner ? Si, étymologiquement, la notion d’école réfère à un lieu détaché des contingences de la vie usuelle, la skholé où l’on se met à part pour étudier, l’école française (sous entendu l’école publique, sous entendu l’école primaire) se construit comme un lieu « d’embrigadement  » puisqu’il s’agit d’y donner accès à quelques savoirs fondamentaux comme la lecture mais surtout à une éducation laïque du citoyen que la république souhaite substituer à l’éducation religieuse. L’ensemble des institutions scolaires relègue ensuite plus ou moins rapidement, plus ou moins totalement, cet objectif au second plan, quitte à le perdre de vue[1]Enseignement confessionel, enseignement de langues régionales., pour devenir des lieux de transmission des savoirs, dont la raison d’être est peu à peu perdue de vue. Ainsi se construit une première tension entre une école normative et une école des savoirs émancipateurs.

“ Il est aussi nécessaire de poser la question de l’opérationnalisation des savoirs c’est-à-dire de la construction des savoirs-faire, des savoirs agir avec la discipline et plus profondément du sens de l’enseignement de ces savoirs, qui sont catégorisés de façon disciplinaire. ”

Cependant, l’affichage d’un objectif d’émancipation ne règle pas tous les problèmes. Il est aussi nécessaire de poser la question de l’opérationnalisation des savoirs c’est-à-dire de la construction des savoirs-faire, des savoirs agir avec la discipline et plus profondément du sens de l’enseignement de ces savoirs, qui sont catégorisés de façon disciplinaire. La critique de la notion de compétence, liée à ses origines entreprenariales et à l’aporie irrésolue de leur évaluation, ne peut dispenser de s’interroger sur la construction de ce sens. Ainsi pour ce qui concerne la lecture, l’apprentissage par les élèves jeunes de la transformation des sons en graphie (transcription de la chaine sonore) ne peut être considéré comme un objectif suffisant et c’est bien la compétence à lire des textes variés qui est visée. De même, au delà de la description linguistique qui est un des objectifs de l’étude de la langue, l’enseignant de français se pose à tous les niveaux du cursus la question de la compétence syntaxique et orthographique, c’est-à-dire de l’appui sur les savoirs grammaticaux pour bien écrire.

“ La critique de la notion de compétence, liée à ses origines entrepreneuriales et à l’aporie irrésolue de leur évaluation, ne peut dispenser de s’interroger sur la construction de ce sens. ”

La FDE est alors au cœur de ces multiples tensions. Comment l’enseignant.e peut-il enseigner des savoirs émancipateurs susceptibles d’alimenter chez les élèves des compétences elles aussi émancipatrices : lire ou rédiger des textes de nature variée aux objectifs variés, traiter des problèmes scientifiques divers, pouvoir se confronter (qu’il s’agisse de production ou d’analyse) à des créations artistiques, des objets technologiques, réaliser une activité technique, etc. ? Et en second lieu, comme en abyme, comment la formation peut-elle donner les moyens d’enseigner les mathématiques, l’éducation musicale ou la mécanique ? à la maternelle ou à l’université ?

Être capable de faire émerger chez les élèves des rapports aux savoirs et aux savoir-faire relève-t-il d’un métier d’exécution ou de conception ? Selon nous, l’allongement des cursus de FDE doit permettre à chacun.e de concevoir son enseignement en s’appuyant sur les ressources disponibles.

“ Comment l’enseignante peut-il enseigner des savoirs émancipateurs susceptibles d’alimenter chez les élèves des compétences elles aussi émancipatrices ? ”

L’examen de la situation actuelle, fruit de réformes portées par des gouvernements de droite et de gauche, frappe par son inachèvement lié aux multiples impensés qui ont présidé à sa mise en œuvre. La formation est devenue pour la plupart des enseignant.e.s[2]Pour certaines disciplines professionnelles, les enseignant.e.s ne sont pas formé.e.s dans des masters. un cursus long de type master mais en raison de l’absence d’un choix politique sur la place du concours, elle est découpée en trois courts mouvements et peine à articuler les dimensions professionnelles et universitaires, à faire que l’apprentissage du métier soit universitaire. Les cursus de licence, centrés sur les disciplines à enseigner, sont organisés selon les logiques qui structurent des universités autonomes. Ensuite, l’année de master 1 est largement consacrée à la préparation du concours de recrutement : elle est donc de fait largement pilotée par la nature des épreuves. Enfin l’année de master 2 condense l’essentiel de la formation professionnelle pour des étudiant.e.s, qui sont, en théorie, libéré.e.s de la question du concours mais dont la mise en stage s’effectue de manière brutale.

La notion de continuum de formation devait permettre une redistribution des contenus enseignés mais le résultat est assez consternant. La FDE a été pensée selon la logique de cursus des enseignant.e.s du secondaire qui enchainent « logiquement  » des masters dans la discipline de leur licence. Dans la réalité, les écarts sont parfois importants pour les professeur.e.s de lycées et de collèges (PLC) – qui sortent de licence en ignorant des pans entiers des savoirs disciplinaires à enseigner ou nécessaires pour enseigner – et ils sont criants pour les professeur.e.s des écoles (PE) ou même les professeur.e.s de lycée professionnel. Dans les masters qui forment ces enseignant.e.s bivalent.e.s ou polyvalent.e.s, de très nombreux étudiant.e.s viennent de cursus où ils/elles n’ont pas acquis les connaissances des disciplines à enseigner en élémentaire ou secondaire. Enfin, il faut le souligner, les savoirs dispensés en licence ne sont dans aucun des cursus élaborés dans des perspectives futures d’enseignement.

De plus, dans tous les parcours, la notion de préprofessionnalisation peine à trouver forme et place. Les ÉSPÉ qui devraient piloter ces modules sont peu mises à contribution pour le faire et les universités ne reçoivent ni les moyens d’enseignement ni les moyens de formation pour leurs enseignant.e.s qui leur permettraient d’assurer ces tâches nouvelles ; les stages dans les établissements scolaires sont alors objets de rapports de stage qui sont rarement outillés du point de vue didactique. Ainsi la mise en place du début de cursus pèche autant par manque de pilotage que par manque de moyens.

Au niveau des masters MEEF[3]MEEF : Métier, de l’enseignement, de l’éducation et de la formation, l’articulation entre formation et concours relève d’une impréparation indigne. Le ministère n’avait pas anticipé, et a été ensuite très réticent à constater les nombreuses ruptures dans les parcours réels des étudiants des masters MEEF en raison de la place incongrue du concours en milieu de master.

Ainsi dans de très nombreux masters 2 MEEF, les étudiant.e.s qui ont suivi la voie prévue sont minoritaires. Beaucoup n’ont pas de master ou ont des masters non MEEF. Ce pourrait être une richesse pour la préparation mais dans la réalité, encore une fois, les universités – et ici plus particulièrement les ÉSPÉ – ne reçoivent pas de moyens spécifiques pour proposer des adaptations de cursus pour ces étudiant.e.s « atypiques  » mais majoritaires, ou encore pour exploiter leur diversité, ce qui fait dès lors violence aux stagiaires comme aux formateurs, ces derniers étant contraints de mettre en œuvre une « cote mal taillée  » insatisfaisante.

À cela s’ajoute que les lauréat.e.s du concours sont utilisé.e.s comme moyens d’enseignement à mi-temps, ce qui pose d’abord des problèmes multiples en raison de l’éloignement parfois important entre les lieux de stage et d’enseignement. Plus profondément l’obligation d’un mi-temps en responsabilité cause une surcharge de travail pour ces stagiaires qui sont empêché.e.s de construire une posture réflexive dans la mesure où ils/elles sont continuellement en train de devoir préparer leur enseignement. Cette charge a conduit les universités à réduire le nombre d’heures de formation ; l’adossement à la recherche est souvent vécu comme une charge insurmontable et la dimension universitaire est finalement sacrifiée pour permettre non une formation sur le terrain mais un travail de remplacement en responsabilité.

Ainsi, dans la réalité, les étudiant.e.s de master 2 sont dans l’obligation continuelle d’accomplir un travail peu outillé et de récupérer des recettes là où ils/elles peuvent les trouver, c’est-à-dire dans un compagnonnage qui ressemble plutôt à du braconnage, que vient compléter le recours à des sites internet où l’on trouve le meilleur comme le pire. Le choix d’un stage trop lourd constitue un empêchement de la skholé et beaucoup de jeunes enseignant.e.s en viennent à reproduire des pratiques qu’ils ont glanées, c’est-à-dire à devenir de fait des exécutant.e.s de modèles qui leur sont opaques et dont ils/elles ne maitrisent ni les fondements ni les effets – ce qui caractérise le sous-développement dans lequel se trouve aujourd’hui le métier.

Les rectorats, obnubilés par la volonté d’éviter les problèmes visibles sur le terrain, pèsent de tout leur poids pour faire de la pratique l’alpha et l’oméga de la formation professionnelle et l’on arrive à cette aberration que les formations de master 2 qui correspondent à l’achèvement des cursus initiaux sont celles où l’on retrouve le moins d’enseignant.e.s chercheur.e.s en didactique, alors que celle-ci est le fondement de la constitution des compétences des enseignant.e.s. Bien entendu, ce fait est augmenté par la sous dotation en personnels enseignant.e.s-chercheur.e.s et enseignant.e.s permanent.e.s des ÉSPÉ.

Enfin, au delà du master, il est aujourd’hui difficile de parler de formation continue puisque les approches rectorales consistent à considérer que les enseignant.e.s doivent « s’autoformer  »4, niant en cela la possibilité d’une expertise d’enseignant.e.s du supérieur qui pourraient apporter des connaissances et aider à revisiter des savoirs déjà acquis autrement qu’en déposant des documents en ligne, et niant également l’une des nécessités d’une étude devant mener à un changement, celle d’un collectif qui assume ensemble ce changement.

Quels serait alors les fondements d’une formation émancipatrice pour les enseignant.e.s ?

Nos propositions sont bien sûr dessinées en creux dans le bilan que nous venons d’établir.

D’une part, la formation d’un.e enseignant.e repose sur une connaissance du milieu d’enseignement qui passe bien sûr par les stages qui permettent de découvrir « le terrain  » en s’essayant au métier. Cette expérience de la classe, de l’atelier, de l’établissement doit être confrontée en premier lieu avec la connaissance des textes qui régissent leur fonctionnement. Cette confrontation en elle-même nécessite d’être étayée : comprendre pourquoi des établissements, qui sont régis par des lois communes, ont des fonctionnements parfois si différents n’est ni simple ni transparent. En ce sens, la notion de tronc commun ne doit pas occulter qu’une partie de ces connaissances doivent être spécifiques et être approfondies pour chaque enseignant.e selon le niveau où il sera appelé à travailler.

Mais pour être productive pour l’élaboration de compétences professionnelles de haut niveau, l’expérience pratique des établissements et la lecture des textes qui les organisent doivent aussi être éclairées par les apports scientifiques de disciplines contributrices : sociologie, philosophie, histoire de l’enseignement, psychologie, sciences de l’éducation, socio-linguistique, didactique. Ces disciplines permettent de mettre à distance les fonctionnements réels observés mais éclairent aussi les fonctionnement affectifs, sociaux et cognitifs des élèves et des professeur.e.s.

D’autre part, la formation à l’enseignement ne peut être réellement professionnelle et universitaire que dans la mesure où elle est structurée par la question didactique. Celle-ci permet de penser l’articulation entre les disciplines et leur apprentissage par les élèves c’est-à-dire la question même de l’enseignement mais aussi de ses conditions de possibilité.

Le premier axe de la formation didactique concerne la matière à enseigner. Il s’agit notamment de donner à chaque enseignant.e une formation à l’épistémologie de sa discipline de manière à ce qu’il/elle puisse articuler et hiérarchiser les savoirs enseignés aussi bien dans le cadre de la discipline telle qu’elle s’est construite historiquement que dans une perspective interdisciplinaire. Cette approche épistémologique didactique irrigue et éclaire les objets disciplinaires enseignés mais ne saurait s’autoriser d’elle-même et doit venir répondre à des questions qui se posent au métier. Il est d’ailleurs illusoire de penser que l’ensemble des matériaux nécessaires existent : c’est en mettant à l’étude telle question d’enseignement que l’on mène une enquête épistémologique qui va devoir à l’occasion constituer des matériaux inédits.

Il s’agit aussi de connaitre, dans le cadre des savoirs définis par les programmes, les obstacles auxquels peuvent se heurter les élèves pour s’approprier l’enseignement tel qu’il est organisé par l’enseignant.e. : l’identification de ces obstacles par les enseignant.e.s ne relève pas seulement de la connaissance de l’élève mais aussi de la connaissance de la discipline elle-même et de sa didactique.

L’objectif de cette formation à l’enseignement disciplinaire est de donner à chacun.e la capacité et la liberté de pouvoir, en s’appuyant sur les programmes, organiser la matière à enseigner mais aussi la manière de l’enseigner ou, pour le dire autrement, l’organisation de l’étude qui constitue le second axe de la formation. Aujourd’hui, les formes d’organisations de l’étude ont évolué d’organisations de l’étude binaires, du type cours magistral/exercices, vers des organisations de l’étude ternaires : ces dernières font émerger la matière à enseigner à partir de situations qui la nécessitent, de façon à ce que les élèves puissent construire sens et usage des savoirs enseignés, avant de la mettre en forme et de la travailler. Ce type d’organisation de l’étude demande une formation et des infrastructures didactiques importantes si l’on ne veut pas obtenir un ersatz peu efficace. Ainsi dans les matières scientifiques, sous couvert de démarche d’investigation, peut-on voir aujourd’hui des entrées par un problème qui ne donnent pas une place suffisamment développée aux élèves dans la constitution des savoirs et savoir-faire, qu’il s’agisse de la construction du questionnement ou de la mise à l’épreuve des réponses.

Dans la perspective que nous traçons, la formation continue n’est pas un supplément d’âme facultatif.

Considérer qu’enseigner est une profession qui s’apprend induit deux arguments qui en font une nécessité majeure. En premier lieu, on ne peut imaginer que la formation puisse s’acquérir uniquement en amont de la pratique : celle-ci problématise la formation. Or, pendant la formation initiale, les stages, dont la durée doit être maintenue à un volume raisonnable5, ne peuvent être en entière responsabilité. De ce fait, les premières années de titularisation amènent de nombreuses questions que la formation initiale ne peut faire découvrir. Une fonction importante de la formation continue est donc de venir la compléter selon des parcours différenciés.

“ [La formation des enseignant.e.s] doit pour cela se nourrir d’une fréquentation régulière et problématisante des terrains de travail et
reconstruire constamment l’espace de la skholè : dans la construction de la réflexivité, la fonction des recherches en éducation
et en didactique est alors fondatrice. ”

Ensuite, les changement sociaux entrainent un renouvellement des savoirs mais aussi une évolution des enjeux et des conditions d’exercice du métier. La formation continue a pour vocation essentielle d’accompagner cette évolution sociale et de permettre aux enseignant.e.s d’actualiser leurs savoirs au cours de carrières longues de plusieurs décennies. Elle leur donne les outils pour faire évoluer leurs pratiques en permettant le travail collectif à partir des apports des recherches en éducation et en didactique.

La réforme de la formation des enseignant.e.s n’a pas produit les effets espérés.

Depuis 2008, les recruté.e.s sont titulaires du diplôme de master mais un immense travail reste à faire pour que leur formation organise les dimensions universitaire et professionnelle dans des cursus cohérents. Elle doit pour cela se nourrir d’une fréquentation régulière et problématisante des terrains de travail et reconstruire constamment l’espace de la skholè : dans la construction de la réflexivité, la fonction des recherches en éducation et en didactique est alors fondatrice. Ces apports scientifiques, le temps pour se les approprier sont seuls garants de la formation de professionnel.le.s à même de concevoir leur enseignement dans une visée émancipatrice.

Michèle Artaud
Maitre de conférences, Aix-Marseille Univ. (ESPE)

Pierre Sémidor
Maitre de conférences, Poitiers Univ. (ESPE)

Notes[+]