Numéro 13,  Quelques idées communistes pour l'éducation,  Stéphanie Roza

« Un projet communiste pour l’école  »

Ces dernières décennies ont vu la gauche française, via un certain nombre de ses intellectuels, multiplier les critiques envers l’école républicaine traditionnelle. Un des premiers jalons de cette critique fut le travail des sociologues Bourdieu et Passeron sur les mécanismes proprement scolaires de la reproduction sociale. Dans La reproduction, paru en 1970, l’école est présentée comme une institution non seulement incapable d’émanciper les élèves issus des classes populaires, mais encore coupable de renforcer symboliquement la domination des classes supérieures. En effet, l’échec scolaire des enfants issus des milieux les plus pauvres a pour effet d’entériner, mais également de légitimer les inégalités sociales, en leur donnant l’allure d’inégalités naturelles entre les plus capables, ceux qui réussissent leurs études, et qui sont le plus souvent les enfants de la bourgeoisie, et les autres. Bourdieu et Passeron dressaient ainsi un réquisitoire sans appel dont ils ne mesuraient sans doute ni la portée ni les conséquences futures.

Par la suite, la tendance n’a fait que s’accentuer. Les travaux de Foucault, dont l’appartenance personnelle à la gauche est problématique, rapprochent fréquemment l’école, l’hôpital psychiatrique, la prison, l’usine, l’armée comme hauts lieux d’imposition de « disciplines  », autrement dit de techniques de dressage et de domination des individus. Oubliant que ce philosophe estimait par exemple en 1977 que tout ce que cette tradition socialiste a produit dans l’histoire est à condamner (Dits et écrits II, n°215), de nombreux militants, intellectuels ou sympathisants de gauche se sont engouffrés plus ou moins consciemment dans la brèche foucaldienne pour remettre en question les « disciplines  » scolaires, dans tous les sens du terme, pour plaider en faveur d’une plus grande liberté de mouvement et d’initiative laissée à l’enfant, d’une refonte de son fonctionnement général, et, plus récemment, pour vouer aux gémonies les « réacs-publicains  » qui osent, jusque dans leur propre camp, discuter ces remises en question. Un des paradoxes de cette situation est que la montée en puissance de ces objections s’est inscrite dans un contexte de démocratisation croissante du système éducatif : collège unique, augmentation jamais vue du nombre de bacheliers et du nombre de jeunes accédant aux études supérieures, etc. Or ce mouvement général, loin de satisfaire les détracteurs de gauche de l’école républicaine, ou au moins de les amener à s’interroger, n’a fait que radicaliser leurs critiques, dans une logique apparente de surenchère.

“ Il convient de mettre en perspective les attaques les
plus récentes contre l’école
« traditionnelle » et ses valeurs dans les milieux et organisations de gauche. ”

C’est dans ce cadre général, semble-t-il, qu’il convient de mettre en perspective les attaques les plus récentes contre l’école « traditionnelle  » et ses valeurs dans les milieux et organisations de gauche : d’une part, le rejet de toute transmission d’un « récit national  » ; d’autre part, la méfiance plus ou moins ouverte envers le principe de laïcité, qui s’exprime, par exemple, dans les cris horrifiés que certains poussent face à la loi de 2004 sur les signes religieux à l’école, considérée comme une loi raciste, ou pour reprendre leur terme, « islamophobe  ». Là encore, un rappel historique n’est pas inutile : la loi de 2004 ne fait que reprendre les orientations préconisées dans les trois circulaires de Jean Zay, ministre du Front Populaire de 1936 à 1939. Néanmoins, il convient de remettre l’opposition à la loi de 2004 dans son contexte idéologique : pour ceux qui portent une telle opposition, l’école républicaine est une école fondamentalement inégalitaire, autoritaire et discriminante, en particulier à l’égard des populations issues de l’immigration, et en particulier, parmi celles-là, à l’égard des populations issues des pays anciennement colonisés par la France et à majorité musulmane. Il est d’ailleurs frappant de constater que chez beaucoup de détracteurs de gauche de la loi de 2004, la défense des musulmans considérés comme un bloc homogène a manifestement pris la place occupée naguère par la défense des exploités, des ouvriers, bref des victimes économiques du système capitaliste international. En l’occurrence, les musulmans à défendre se résument ici à celles d’entre les musulmanes qui, pour une raison ou une autre, portent le voile islamique, et à celles et ceux qui les soutiennent. La lutte contre les discriminations de l’école républicaine passerait ainsi par la lutte pour le droit à porter le hidjab dans l’enceinte des établissements scolaires, donc pour le droit à y afficher ses opinions religieuses, et naturellement à y imposer ses interdits religieux : une jeune fille autorisée à porter le voile dans son école, son collège ou son lycée fera forcément valoir qu’elle ne peut participer aux activités sportives, notamment la piscine, voire qu’elle ne souhaite pas assister à certains cours exposant une vision scientifique de l’évolution des espèces ou discutant d’un point de vue philosophique les croyances.

“ Si on définit la gauche comme l’ensemble de celles et ceux qui défendent une perspective émancipatrice collective pour les dominés, il n’est pas sûr que la remise en cause de la laïcité, même dans sa version « bourgeoise-républicaine » à la française, soit autre chose qu’un but contre son propre camp. ”

Le problème a son importance dans la perspective d’une réflexion sur le rôle potentiellement émancipateur de l’école. En effet, si on définit la gauche comme l’ensemble de celles et ceux qui défendent une perspective émancipatrice collective pour les dominés, il n’est pas sûr que la remise en cause de la laïcité, même dans sa version « bourgeoise-républicaine  » à la française, soit autre chose qu’un but contre son propre camp. Les militantes et militants de gauche doivent naturellement prendre en considération les différentes formes d’oppression dont sont victimes les dominés. Les discriminations spécifiques envers les musulmans en France sont une réalité, dans un contexte marqué par un fort taux de chômage mettant en concurrence les salariés entre eux, par une montée de l’extrême-droite xénophobe, par une vague terroriste mondiale et par un afflux de réfugiés venus des zones de conflit au Moyen-Orient. Néanmoins, ces discriminations ne sont ni plus ni moins réelles que celles qui frappent les femmes en général ; elles ne sont ni plus ni moins réelles que la menace qu’un islam politique rétrograde et liberticide fait peser sur l’ensemble des habitants des quartiers populaires, au premier rang desquels les descendants de l’immigration musulmane ou supposée telle. Il faut rappeler que dans la lutte pour l’hégémonie politique et culturelle que mènent les islamistes dans les quartiers populaires, le voile islamique, encouragé plus ou moins fermement, est un enjeu majeur. En effet, il rend évident aux yeux de tous l’emprise de ce mouvement théologico-politique sur les populations. Il contribue à répandre la conception de la femme qui est la sienne : une femme est pudique et respectable si et seulement si elle dissimule son corps aux regards masculins dans l’espace public. Toute forme de mixité est à limiter, et dans la mesure du possible à proscrire.

“ Il semble qu’il relève du devoir des partisans de l’émancipation d’être aux côtés des jeunes femmes pour qui l’école reste un refuge contre les pressions sexistes. ”

En proscrivant les signes religieux dans un tel contexte, l’école laïque court le risque de faire plaisir à ceux qui n’aiment pas les musulmans en général : c’est un fait. Mais en leur ouvrant ses portes, elle renforcerait l’influence des islamistes parmi les musulmans. Elle banaliserait le voile islamique, qui n’est ni un vêtement traditionnel, ni un simple signe religieux, mais bien l’instrument d’une politique rétrograde et un symbole sexiste. Enfin, et surtout, elle enlèverait une arme des mains de celles, parmi les jeunes filles musulmanes, qui ne veulent pas le porter et qui ne pourraient plus se prévaloir de la loi pour éviter de s’en couvrir dans l’enceinte de leur établissement scolaire.

“ Il semble raisonnable de maintenir, même dans les limites d’une société traversée par les inégalités sociales et les discriminations, que l’égalité de traitement entre les usagers de l’école publique est une garantie minimale exigible contre toute forme d’oppression. ”

Il y a donc un choix à faire, et dans les deux cas ce choix ne va pas sans inconvénients : mais il semble qu’il relève du devoir des partisans de l’émancipation d’être aux côtés des jeunes femmes pour qui l’école reste un refuge contre les pressions sexistes. Il semble raisonnable de maintenir, même dans les limites d’une société traversée par les inégalités sociales et les discriminations, que l’égalité de traitement entre les usagers de l’école publique est une garantie minimale exigible contre toute forme d’oppression. Or l’égalité de traitement est incompatible avec la licence en matière d’affichage religieux ou politique. En particulier, l’école publique se doit de proscrire, autant que faire se peut, tout signe visible de discrimination entre les sexes, les origines géographiques, culturelles ou sociales. De ce point de vue, s’interroger sur la réintroduction d’une forme d’uniformité vestimentaire, voire d’uniforme, n’est peut-être pas si abominable qu’il y paraît. La neutralité de l’espace scolaire est certes une mince barrière contre la pression sociale et politique qui s’exerce sur les jeunes gens, en particulier ceux des milieux les moins favorisés : mais elle peut, et doit permettre au moins de desserrer l’étau. Quoi qu’en pensent ses détracteurs, et grâce à ses personnels souvent dévoués, l’école républicaine joue encore ce rôle pour des milliers de jeunes. A l’avenir, elle le jouera d’autant mieux qu’elle se montrera une école exigeante à leur égard sur le plan de la formation intellectuelle, de l’apprentissage de l’effort personnel et de la discipline nécessaire à une vie collective satisfaisante. C’est ce que disait déjà un certain Gramsci, du fond de sa prison fasciste, dans les années 1930.

Stéphanie Roza
Chargée de recherches au CNRS en philosophie,
Spécialiste des Lumières et de la Révolution française