Continuer à penser,  Florian Gulli,  Numéro 6

Tensions dans les classes populaires

Les classes populaires sont aujourd’hui divisées. Et cette division est ethnicisée. « Division ethnicisée » ne veut pas dire « division ethnique », mais division (dont la nature exacte est à dévoiler) qui est interprétée, décodée comme ethnique.

La formulation populaire de cette division oppose « Français » et « immigrés », « Français » et « Arabes ». Ces mots font sens de part et d’autre du clivage ; les « Français » se nomment « Français » et les « Arabes » se nomment « Arabes ». Mais il faut commencer par bien comprendre le sens de ces termes. Les sociologues Beaud et Pialoux, dans leur enquête Retour sur la condition ouvrière, utilisent l’opposition « Français » / « immigrés » mais par « commodité de langage ». Pourquoi cette précision ? Parce que le sens qu’elle a pour les ouvriers n’est pas le sens que l’administration donne à ces termes.

« Dans la bouche des ouvriers locaux, et plus particulièrement ceux qui habitent des quartiers où ils sont amenés à côtoyer la population étrangère résidente, l’expression « les immigrés » renvoie aux « Maghrébins » (Algériens et Marocains) et aux Turcs. […] Cette dénomination exclut les immigrés d’immigration ancienne comme les Espagnols et Italiens aussi bien que d’immigration récente comme les Portugais et les Yougoslaves » (Beaud et Pialoux, 2004, 373 n1).

“ Les tracts et argumentaires développés à gauche pour contrer le discours du FN ne s’appuient jamais sur cette compréhension populaire des mots, mais sur la définition de l’INSEE de l’immigré, à savoir « une personne née étrangère à l’étranger et résidant en France ». ”

L’opposition en question ne renvoie donc pas à la nationalité. Le Maghrébin est pensé sous le vocable d’« immigré » quand bien même il serait de nationalité française. Est-on en train d’enfoncer des portes ouvertes ? Pas sûr, malheureusement. Les tracts et argumentaires développés à gauche pour contrer le discours du FN (sur le lien immigration délinquance, sur le coût de l’immigration, etc.) ne s’appuient jamais sur cette compréhension populaire des mots, mais sur la définition de l’INSEE de l’immigré, à savoir « une personne née étrangère à l’étranger et résidant en France ». D’où le paradoxe : la satisfaction d’avoir battu, chiffres à l’appui, les idées du FN, et l’inefficacité totale de l’argument auprès de son électorat. Toute aussi vaine, par exemple, la tentative visant à montrer que tous les Français ont des grands parents immigrés, argument censé réconcilier et résorber les divisions. Mais les grand-pères italien, portugais ou espagnol, ne sont plus aujourd’hui rangés sous la dénomination « immigré ». Pour une bonne partie de ceux qui l’emploient, de part et d’autre du clivage, le terme « Français » désigne ceux qui sont d’origine européenne et non française à strictement parler.

Le décodage ethnique de l’expérience vécue n’est le privilège d’aucune fraction des classes populaires. Autrement dit, elle n’est pas seulement le fait des sympathisants du FN. Cette vision ethnique du monde social est aussi très présente parmi ceux que l’on nomme et qui se nomment eux-mêmes « Arabes ». Les sociologues Beaud et Pialoux écrivent à propos des jeunes des quartiers du pays de Montbéliard dans le Doubs.

“ Le décodage ethnique de l’expérience vécue n’est le privilège d’aucune fraction des classes populaires. Autrement dit, elle n’est pas seulement le fait des sympathisants du FN. ”

« Mis à l’écart de la société française, ils se sentent en communion avec les déshérités du monde musulman opprimés comme eux par l’Occident. Ils ne disent pas « capitaliste » car le langage de classe leur est profondément étranger, ils ont plutôt tendance à voir les choses de manière ethnicisée et en terme de rapport Nord-Sud. » (Beaud et Pialoux, 2004, 394 n1). Perception ethnicisée du monde social, de part et d’autre du clivage ; perception qui se double d’une hostilité latente.

Quelles sont, à gauche, les lectures alternatives à cette interprétation ethnicisante des divisions et tensions dans les classes populaires ? Y en a-t-il seulement ? La gauche laisse aux droites le soin de mettre en formule ce vécu populaire. Elle se prive ainsi des moyens d’entrer en résonance avec de larges couches de la population. Quel sort, en effet, les discours de gauche réservent-ils à cette division ? La vision ethnicisante du social fait évidemment l’objet d’une critique, mais celle-ci a tendance à nier la division au lieu de s’en prendre seulement à son interprétation ethnique.

Première manière de contourner la division des classes populaires. À condition qu’elle existe, cette division serait un détail, un faux problème empêchant de se focaliser sur la contradiction principale, l’opposition au capital. Qu’on parle ainsi de petite délinquance (un élément de cette division) et l’on objecte que la « vraie » délinquance, celle qui coûte le plus cher à la collectivité, c’est celle d’en haut, celle des cols blancs et des milieux financiers. Argument qui s’entend, mais bien peu convainquant pour celui qui subit la petite délinquance au quotidien. Attitude paradoxale qui consiste à demander à ceux qu’on cherche à convaincre de commencer par oublier ce qui fait l’essentiel de leurs préoccupations.

“ La division des classes populaires est bien réelle. Mais elle n’est pas ethnique, elle est ethnicisée. ”

Deuxième type de contournement. Reconnaître à demi-mot la division mais pour immédiatement la déréaliser, en en faisant une pure illusion, démentie par toutes les analyses chiffrées. La division n’existerait pas dans les faits, mais uniquement dans les têtes. Les médias, les discours du FN, seraient les principaux responsables de la situation actuelle en ayant créé de toute pièce la division des catégories populaires sur des critères ethniques. Que les médias jouent un rôle, que le discours politique du FN ait une efficacité, est indéniable. De là à penser qu’ils créent le phénomène en question…

La division des classes populaires est bien réelle. Mais elle n’est pas ethnique, elle est ethnicisée. Des propos tout à fait révélateurs : ceux de Nadine Morano en 2009, alors secrétaire d’État à la famille : « Moi, ce que je veux du jeune musulman, quand il est français, c’est qu’il aime son pays, c’est qu’il trouve un travail, c’est qu’il ne parle pas le verlan, qu’il ne mette pas sa casquette à l’envers. » (Le Monde, 15 décembre 2009). Rien dans cette définition implicite du « musulman » qui ne renvoie à la religion ou à la culture d’un pays de tradition musulmane. L’altérité qui se dit derrière les mots « arabes » ou « musulmans » désigne l’altérité d’« une sous-culture urbaine occidentale », pour reprendre une expression d’Olivier Roy (Roy, 2002, 85).

La culture des jeunes Beurs est une sous-culture urbaine occidentale et non une importation du Moyen-Orient. Par leur langage (le verlan bien français, précisément hérité des espaces d’exclusion sociale du XIXème siècle), leurs vêtements (casquettes de base-ball, chemises Lacoste, chaussures Nike), leur musique (rap et hip-hop), leur goûts culinaires (fast-food) et leur soif de consommation, les jeunes Beurs sont plus proches de leurs homologues français de souche et des Blacks américains que du bled d’origine des parents (Roy, 2002).

On peut faire la même remarque au passage de la fraction des classes populaires désignée par le terme « Français ». Elle ne se caractérise par aucun trait identitaire culturel. Les références positives à une tradition sont absentes dans l’électorat. La séduction du discours « identitaire » ne vient donc pas de ce qu’il magnifie une tradition ou une « civilisation européenne », mais de ce qu’il permet d’exprimer son hostilité, quoique de façon déformée c’est-à-dire dans un vocabulaire ethnique et culturel, à la sous-culture urbaine occidentale dont on vient de parler.

“ « Attitude de provocation » qui n’est pas réductible à la délinquance, tant elle est faite de toutes sortes d’incivilités microscopiques qui jouent avec la limite légale sans toujours la transgresser, inaccessibles pour cette raison à toute politique sécuritaire, si musclée soit-elle. ”

Alors pourquoi l’hostilité ? La question est évidemment complexe, les causalités multiples. Beaucoup de préjugés, de fantasmes et d’illusions, beaucoup de mauvaises raisons ; mais pas seulement. On refusera les discours ne voyant dans l’hostilité qu’une pathologie irrationnelle. Les « Français » des classes populaires seraient apeurés par la mondialisation, fermés d’esprits et pétris de préjugés racistes. Là encore, on pourrait remarquer au passage que Zemmour et Finkielkraut usent du même argument psychologisant à l’égard des personnes d’origine maghrébine. Celles-ci auraient une approche paranoïaque de la réalité fantasmant un racisme ou des discriminations qui n’existeraient pas[1]Beaud et Pialoux décrivent la réalité de la discrimination au travail : « En analysant les fiches de vœux adressées aux recruteurs, on voit que figurent des indications codées comme « 1 », FS (Française de souche) ou BBR (bleu-blanc-rouge) qui signifient que les Noirs et les Arabes sont indésirables pour ces postes de travail », Beaud et Pialoux, 2004, 393 n1.. On fera l’hypothèse inverse : l’hostilité a aussi quelques bonnes raisons.

L’une des causes évidentes de l’hostilité est la réaction « aux attitudes de provocation » (Beaud et Pialoux, 2003, 337) d’une minorité des jeunes de banlieue. « Attitude de provocation » qui n’est pas réductible à la délinquance, tant elle est faite de toutes sortes d’incivilités microscopiques qui jouent avec la limite légale sans toujours la transgresser, inaccessibles pour cette raison à toute politique sécuritaire, si musclée soit-elle.

Ces « jeunes immigrés » constituent dans l’espace local la « minorité du pire » dont parle Élias, à laquelle sont de plus en plus assimilés tous les autres enfants d’immigrés. Ils sont perçus comme une menace pour toutes les familles ouvrières respectables (françaises comme étrangères) du quartier et pour leurs enfants : menace physique (racket ou bagarre dans les collèges ou lycées, accrochages en bas des cages d’escalier, provocations diverses vis-à-vis des «roumis», etc.) et surtout menace sociale (rôle de «perturbateurs» dans les classes, ou plus grave, installation durable sur le marché de la drogue pour certains d’entre eux) (Beaud et Pialoux, 2004, 397-398).

Parler de « culture de la provocation », ce n’est pas porter un regard extérieur sur les quartiers populaires. Ce diagnostic est d’abord interne. Le rap est à cet égard révélateur. Il peut évidemment relayer la provocation. Mais, plus intéressant, il peut aussi la souligner pour la condamner. Ainsi le rappeur Kery James, dans son titre, Constat Amer :

La pauvreté ne peut excuser
Le fait de se comporter comme des non-civilisés
L’agressivité constante et l’insulte
En fin de compte, ne profitent qu’à ceux qui nous font passer pour des incultes
Ne profitent qu’à ceux qui nous haïssent
Nous désignent comme problème et pour ça nous salissent
Réalise que tu sers d’idiot utile tant que tu n’as aucune vision
Si tu n’aimes pas te faire battre, pourquoi tendre le bâton ?

Cette « culture de la provocation » a de profondes racines sociales, que les sociologues analysent en détail dans Violences urbaines, violence sociale (relégation sociale, chômage, mépris social des pères, etc.), et qu’il faut sans cesse rappeler à ceux qui blâment les victimes en innocentant une société qui n’a pas d’autres valeurs à proposer que la prédation et l’argent. Quand, en haut, on pille sans vergogne les ressources naturelles, quand on délocalise au mépris des hommes, faut-il s’étonner qu’en bas on joue au gangster ?

On voudrait ici laisser les causes pour regarder aux conséquences politiques d’une telle situation.

La première conséquence est l’accroissement des tensions de la vie quotidienne, pour les habitants des quartiers populaires en premier lieu. « Ce sont ces pères immigrés qui, lorsqu’on les rencontre, en appellent avec le plus de force à plus de sanctions, de répression, plus d’intervention de l’État pour imposer le respect » (Beaud et Pialoux, 2003, 339 n1). Ce qui explique sans doute que les habitants fuient désormais ces quartiers dès qu’ils le peuvent.

La deuxième conséquence est l’apparition d’une forme de discrimination nouvelle à l’égard des populations d’origine maghrébine. Non pas une discrimination « raciale » à proprement parler, mais une discrimination par assimilation à cette « minorité du pire » dont parlent Beaud et Pialoux. Discrimination à propos de laquelle, il faut bien l’avouer, nous ne disons rien. La crainte d’être assimilée à « la minorité du pire » s’exprime lors des entretiens menés par les sociologues : « Ils nous foutent la honte, ne cesse-t-il [un fils Lemani] de dire à sa mère pour stigmatiser leur attitude, notamment lors des émeutes urbaines » (Beaud et Pialoux, 2003, 362). Pap Ndiaye note le même type de réaction dans La condition noire (2008).

Jonathan [un jeune Noir], vingt cinq ans, employé municipal, explique ainsi : « Pas moyen d’écouter les nouvelles au moment des casseurs noirs, c’était plus fort que moi, je changeais de chaîne ». Je lui demande s’il peut m’en dire plus et il abrège : « C’est un peu de la honte, je n’ai pas envie d’être confondu avec ces gars-là ». (Ndiaye, 2008, 260)

Enfin, dernière conséquence, « la culture de la provocation » produit l’hostilité des autres fractions des classes populaires. Hostilité qui vient de l’exposition à ce type d’attitudes, non pas forcément sur le lieu d’habitation, mais dans d’autres espaces, lycées techniques et professionnels, transports en commun, complexes de cinéma, piscines municipales, galeries marchandes, etc.

C’est ce quotidien qui échappe à ceux qui conspuent, d’en haut, le prétendu racisme du peuple et c’est de ce même quotidien que cherchent à s’échapper les classes moyennes, quelle que soit leur origine, en ayant recours à toute sorte de stratégies d’évitement (choix du lieu de résidence, contournement de carte scolaire).

Les droites se sont emparées de cette tension. Ce qui explique leur écho en milieu populaire. Sauf qu’elles en proposent une interprétation ethnique qui n’a aucun sens. L’erreur serait de minimiser le problème soulevé au prétexte qu’il est interprété de façon problématique. La prise en charge de cette question est urgente, de même, la mise en œuvre de grilles de lecture alternatives incriminant le capitalisme, le chômage structurel qu’il génère, la culture qu’il promeut, etc.

Florian Gulli
Professeur de philosophie

Bibliographie :

Beaud et Pialoux, Retour sur la condition ouvrière, Paris 10/18, 2004.

Beaud et Pialoux, Violences urbaines, violence sociale, Paris, Fayard, 2003.

Roy O, L’Islam mondialisé, Paris, Le Seuil, la couleur des idées, 2002.

Ndiaye P, La condition noire, Paris, Folio, 2008.

Notes[+]