École et politique(s),  Maria Noland,  Numéro 10

Teach for All : profs-leaders pour l’école-marché

Dans un contexte économique de capitalisme avancé, où l’économie mondiale est dessinée en fonction des besoins accumulés d’une partie infime de la population, les institutions de l’Etat-nation, conçues par la bourgeoisie afin d’assurer le maintien d’une population productrice dépendante de l’économie nationale, ne sont plus utiles au capital mondial. Cette classe capitaliste mondiale parmi laquelle, grâce au libéralisme, à l’impérialisme, et à l’exploitation dans la durée, s’est amoncelée la majorité des ressources terrestres, est assoiffée de gains de productivité, stagnante depuis des années. Les institutions nationales, l’éducation nationale en tête, sont une charge onéreuse et permettent le maintien d’une classe moyenne instruite et politiquement engagée dans le maintien de ses droits et la préservation des structures démocratiques de redistribution de ressources. Le capital mondial, afin de faire de ces institutions un marché pouvant lui être utile par les intérêts immédiats du processus de financiarisation, poursuit une stratégie d’assaut : le projet néolibéral, ou la marchandisation de ces institutions, biens communs, sans consultation ni consentement du public par un transfert illégitime de la responsabilité de leur gestion à l’entrepreneuriat dit « social et solidaire » (ESS), imposé dans la durée aux citoyens par le partenariat public-privé. Dans ce cadre, l’école publique devient un nouveau marché fructueux, stimulé par les subventions de l’Etat capitaliste qui met à disposition du capital pour permettre sa pleine pénétration. Cela crée un climat de confiance favorable à l’investissement futur et assure une demande pour les produits et services des edu-entreprises apparentées ou financées par le capital et par lesquelles il assure sa domination continue de chaque étape de la vie des citoyens. Il entérine ainsi sa mainmise sur les moyens de production technologiques qu’il continue de développer afin d’assurer la conversion complète du travail enseignant de valeur d’usage en valeur d’échange, permettant d’asservir durablement les professeurs de moins en moins en possession du produit de leur travail. Par la même occasion, les écosystèmes « ed-tech » favorisent une collecte de données en continu, ce qui permet non seulement une meilleure transparence des besoins du marché aux entrepreneurs, mais également l’accès aux informations précieuses pour affecter les élèves les plus utiles au capital dans les trajectoires les plus appropriées et pour mieux surveiller les moins utiles. Sur le plan culturel, le projet d’ingénierie sociale permet de réécrire le récit personnel de l’élève et de l’enseignant afin de remplacer les valeurs nationales, notamment la solidarité et la fraternité entre concitoyens et les attentes envers l’Etat-providence basées sur les droits et devoirs, par une croyance en la justice du marché mondial « libre » et l’accès aux ressources externes basé sur les besoins du capital par une bonne éthique de travail et la productivité individuelle. La société apprend ainsi à faire confiance à la gouvernance mondiale, sur le modèle de l’entreprise assurant une affinité de valeurs avec les politiques libertariennes de droite et l’adoption des nouvelles technologies, de manière dépolitisée, afin d’assurer des gains de productivité sans précédent par les méthodes habituelles d’aliénation, d’exploitation, et d’oppression.

“ Il entérine ainsi sa mainmise sur les moyens de production technologiques qu’il continue de développer afin d’assurer la conversion complète du travail enseignant de valeur d’usage en valeur d’échange, permettant d’asservir durablement les professeurs de moins en moins en possession du produit de leur travail. ”

Teach for All fournit un modèle mature et efficace qui permet à chaque état capitaliste de faire conformer son système éducatif aux politiques néolibérales activement promues par l’OCDE, dont le directeur Andreas Schleicher siège au conseil d’administration de l’organisme, en commençant par confier la formation et le recrutement d’une cohorte vitrine de jeunes diplômés de grandes écoles à une branche nationale de Teach for All autonome et indépendante du gouvernement démocratique, créée par un entrepreneur social du pays même. Ces cohortes sont initialement présentées par les médias en termes moraux d’altruisme et de générosité, un coup de pouce du capital pour pallier à une pénurie de professeurs, alors qu’en réalité elles ne font qu’instrumentaliser la situation de manque d’effectifs déjà engendrée par les politiques néolibérales d’austérité pour se frayer une brèche. Comme l’explique Brett Wigdortz, co-fondateur de Teach for All et fondateur de son émanation anglaise, Teach First, la réussite de son organisme s’explique par le fait d’avoir été « au bon endroit au bon moment » ; d’être en pleine croissance lors d’une importante pénurie de professeurs et de la décentralisation de prise de décisions en faveur de l’autonomie des établissements[1]Wigdortz, Brett. « Reflecting on Millions Learning : Lessons from Teach First’s Scaling Story. » The Brookings Institution. 23 January 2017. Web.. Basé entre New-York, Washington, et Londres, l’organisme-mère de Teach for All permet de coordonner l’ensemble des 41 branches nationales tout en les gardant intégrées à ses « valeurs », dont l’urgence de prendre le contrôle du système éducatif national. La coordination internationale est facilitée par un système de données commun (global data system) érigé sur la plateforme Salesforce et qui permet l’échange de « bonnes pratiques » entre opérations nationales, telles que le recrutement des profils-type de professeur-leader, ; le suivi centralisé de la santé financière de l’opération ; la dotation en capital humain de chaque branche qui doit satisfaire aux objectifs de croissance du siège (scaling), le partage de ressources humaines et de contacts financeurs entre branches. Les autres aspects de l’opération sont laissés à l’appréciation de l’entrepreneur national, ce qui permet d’adapter réellement le modèle selon le contexte et les besoins du pays afin de coopter efficacement les citoyens et engager les « décideurs ». Les médias sont employés par l’organisme afin de décrédibiliser toute critique qui est traitée de réactionnaire, ignorant l’urgence des inégalités, et plaçant les intérêts des professeurs devant ceux des élèves, comme s’ils s’opposaient. L’organisme se justifie en fournissant des chiffres sur le nombre de ses anciens membres qui occupent des postes à responsabilité au sein de l’Etat capitaliste ou dans les administrations des écoles-marchés, ainsi que par les gains immédiats des élèves instruits par ses professeurs-leaders qui emploient des méthodes pédagogiques élaborées à partir des pratiques de management.

Les branches nationales empruntent un modèle de start-up de base fourni par Teach for All qui les oblige à trouver leur propre financement, en s’appuyant sur les entités nationales et multinationales financeurs du réseau Teach for All. L’entrepreneur social « PDG » de la branche doit connaître le système éducatif national et la situation politique et culturelle locale et avoir réussi une première levée de fonds. Bien que la présidente de Teach for All, Wendy Kopp, aime expliquer ne jamais rechercher à développer le réseau mais laisser les entrepreneurs sociaux se rapprocher à leur propre initiative à l’organisme-mère, le dépôt des marques, dont Teach for France ainsi que la devise stratégique « Scrap the Gap » qui fait référence à l’écart des notes aux examens standardisés entre les élèves les plus riches et les plus pauvres, a été déposée en France dès la création de Teach for All en 2007, preuve de la stratégie mondiale et des ambitions d’expansion en place dès le début. Ce qui est peu étonnant vu le rôle central des meilleurs cabinets de conseil, McKinsey en premier, dans l’élaboration stratégique de l’organisme. Teach for All et ses branches nationales reçoivent également des aides de nombreux états capitalistes, directement ou lors des compétitions d’ESS comme la France s’y est engagée. Il s’agit d’une structure de financement très solide et innovante qui protège l’organisme contre une dépendance quelconque : ses revenus sont diversifiés entre l’argent public, le capital national, et le capital mondial dont beaucoup de grandes entreprises technologiques américaines et cabinets de conseil satisfaites de trouver un avantage compétitif dans de nouveaux marchés : ExxonMobil, Credit Suisse, UBS, Western Union, Boston Consulting Group, Cisco, Deloitte, Bank of America, AT&T, Deutsche Post, Dell….

“ Ainsi l’organisme parvient à créer une « révolution contre la révolution », profitant d’un moment de désarroi et de recherche de sens dans l’éducation et la société pour réécrire l’école selon les besoins et modus operandi de l’entreprise. ”

L’objectif à terme de Teach for All est de créer un réseau mondial de leaders, contents de participer à la financiarisation de l’école, écrivant les politiques publiques qui permettent d’en faire un réceptacle pour l’industrie des edtech et edu-entreprises et un incubateur pour des entrepreneurs aspirants. Ainsi l’organisme parvient à créer une « révolution contre la révolution », profitant d’un moment de désarroi et de recherche de sens dans l’éducation et la société pour réécrire l’école selon les besoins et modus operandi de l’entreprise. A ce moment historique d’incertitude où l’école peut être reformée démocratiquement selon les besoins du peuple, Teach for All fournit une contre-résistance et un contre-syndicat efficaces, afin de mettre en concurrence les professeurs fonctionnaires avec ses professeurs leaders, et ensuite les écoles publiques « classiques » avec celles financées avec l’argent public mais gérées de manière autonome (les charter schools, city academies…) qui sont nombreuses à recruter leurs professeurs dans le vivier Teach for All, puisque leur gestion est souvent confiée aux anciens du programme. Leur financement accru et en expansion est justifié par les résultats décevants des élèves des écoles publiques « classiques » aux examens standardisés et élaborés par l’industrie éducative, notamment Pearson. Leur prolifération est accélérée par le lobbying de TFA, Leadership for Educational Equity, ainsi que par des centaines d’autres lobbys créés par ou employant des anciens du programme. Au niveau législatif, ces lobbys militent pour assurer le financement publique de l’industrie edtech, des politiques de « liberté scolaire » par le chèque-éducation, le maintien et l’expansion des évaluations, ainsi que des exemptions de certification pour le recrutement des professeurs de Teach for All n’ayant aucune qualification pédagogique préalable, tout en rendant plus difficile l’accès au métier pour ceux qui y accèdent par voie traditionnelle. Ce qui permet une meilleure pénétration du marché pour Teach for All.

L’ensemble des politiques poursuivies par Teach for All assure la transition du professeur en tant qu’agent neutre de l’école républicaine en serviteur de l’entreprise, c’est-à-dire en agent non-autonome, dé-professionnalisé, dont l’emploi dépendra de sa capacité à former ses élèves selon les attentes immédiates de l’entreprise en capital humain, aussi bien en compétences utiles au capital qu’en dispositions obéissantes et serviles, afin d’éteindre toute prise de conscience politique du sort collectif du peuple, qui repose, dans un avenir de travail automatisé, sur le seul maintien des droits. Enseigner devient un métier de passage, où l’on ne reste que quelques années avant de partir écrire les politiques publiques favorisant la financiarisation du paysage éducatif, ou d’ouvrir sa propre école-marché ou startup edtech, ou de s’engager ensuite pour le capital, notamment chez les dizaines de cabinets de conseil et banques ayant conclu des partenariats de recrutement avec Teach for All. Ce nouveau professeur-leader non-fonctionnaire dépend complètement du marché et est intégré à la même logique d’opportunité que tout autre professionnel du privé, dans une précarité qui le pousse à participer à la financiarisation et la subsomption de l’école, à accepter l’imposition de toutes sortes de produits et services au nom de l’amélioration des performances de ses élèves, à penser en termes d’« impact » immédiat, sans pouvoir développer le recul nécessaire à l’analyse des besoins des élèves à long-terme, c’est-à-dire, à l’éducation critique nécessaire au maintien de la société démocratique. Les données de ses élèves seront en continu comparées aux performances d’autres élèves obtenues par d’autres professeurs et son attention restera fixée sur ces données sans jamais voir leur utilité stratégique implicite : intégrer chaque école au système mondial de données, afin que chaque école soit connectée et chaque élève intégré à l’Internet des Objets, pour fournir en continu ses données et améliorer les algorithmes prédictifs de l’intelligence artificielle sur laquelle le bon fonctionnement de nos vies repose désormais. Deux grands financeurs de Teach for All, la fondation Gates et la compagnie Carnegie, ont déjà tenté un tel projet de collecte de données, InBloom, dans les écoles publiques américaines, qui consistait à mettre en partage sans réserve l’identité de chaque élève et toutes ses données quotidiennes avec les entrepreneurs edtech et partis tiers. Mais suite à la colère des parents dont le consentement n’a jamais été demandé le projet est dormant depuis 2014.

Contrairement aux dons, par le passé, des philanthropes classiques souhaitant influencer l’éducation mais ne pouvant s’y immiscer de manière significative en raison de la barrière de la structure démocratique, Teach for All permet à ses financeurs une influence directe de l’école dans tous ses aspects[2]Voir par exemple : http://www.lalibre.be/debats/opinions/mes-eleves-des-entrepreneurs-en-herbe-57cc32e435709333b7f94979. Le modèle est d’une telle efficacité stratégique qu’il est régulièrement adapté par d’autres entrepreneurs sociaux, dans la marchandisation de la police et des services psychiatriques au Royaume-Uni par exemple. Pourtant, aujourd’hui, dans le contexte du système éducatif français encore centralisé, la source des inégalités scolaires ainsi que la pénurie d’enseignants sont transparentes et claires. La mixité scolaire, la dé filiarisation, la revalorisation et l’investissement public sont des solutions évidentes. Grâce à la laïcité, il est possible de concevoir une gestion plus démocratique de l’école plutôt que celle proposée par l’Etat capitaliste pour le peuple, Teach for France ; une gestion qui permettrait de surmonter les obstacles par le peuple selon ses besoins propres, au lieu de se servir de ces obstacles comme prétexte pour donner encore plus de pouvoir, profit, et contrôle au capital pour lequel l’acquisition de nouveaux marchés et de nouveaux consommateurs est urgente. La technologie, par le gouvernement ouvert, promet plus de transparence et de démocratie, permettant de réparer népotisme, corruption, et opacité au fond des politiques publiques anti-démocratiques qui font vivre une classe, comme la convention non-divulguée conclue entre le Ministère et Teach for France. Mais naturellement, de manière opportune, l’entrepreneuriat social, dont Teach for France, une imposture néolibérale emballée d’un bon marketing universel, arrive à temps pour assurer la domination capitaliste continue.

Maria Noland
Étudiante en master à l’Institute of French Studies de l’Université de New-York (NYU

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