Igor Martinache,  Numéro 1,  Quels programmes pour une culture partagée ?

SES : la lutte au programme

Comme pour les autres disciplines, les programmes de sciences économiques et sociales (SES) pour les trois niveaux du lycée général ont été profondément rénovés dans le cadre de la « réforme » du lycée initiée sous la précédente majorité à partir de 2010. Cette procédure décisive, tant d’un point de vue pédagogique que politique, a pourtant été menée dans la précipitation la plus caricaturale.

Et pourtant l’enjeu était de taille puisque c’est rien moins que l’identité des SES que les rédacteurs de ces nouveaux programmes ont décidé de jeter aux oubliettes. Introduites en 1967 avec l’objectif explicite d’ « ouvrir l’école sur la société », les SES s’appuyaient sur une pédagogie particulière consistant à partir des représentations des élèves concernant le monde économique et social dans lequel ils étaient immergés en mobilisant les travaux de chercheur-e-s issu-e-s des diverses sciences humaines pour leur permettre d’acquérir un certain recul critique à leur égard.

En d’autres termes, il s’agissait de privilégier une entrée par des objets relativement familiers, constitués de questions socialement vives comme le chômage, la croissance ou la famille par exemple, pour en questionner les différentes dimensions – historiques, économiques, sociologiques, anthropologiques ou politiques-, plutôt que de reprendre les découpages disciplinaires institutionnalisés dans la sphère académique, et de mettre en œuvre des méthodes pédagogiques visant à mettre autant que faire se peut les élèves en activité (cours dialogué, travail sur documents, réalisation d’enquêtes, etc.), en rompant avec le cours magistral traditionnel. Or, dans le souci d’afficher une certaine légitimité « scientifique », les nouveaux programmes viennent non seulement entériner les découpages en vigueur à l’université, entraînant un appauvrissement des différentes explications d’une même réalité économique et sociale, mais ils euphémisent également les controverses qui traversent chacune de ces disciplines au profit des approches dominantes et au détriment des courants hétérodoxes. De même, une conception verticale de l’apprentissage est elle-même désormais privilégiée, demandant aux élèves d’ingurgiter un nombre impressionnant de notions et de chapitres dans un temps qui a lui-même été réduit. C’étaient ainsi pas moins de 183 notions que les élèves de terminale ES devaient assimiler dans la version initiale avec un horaire hebdomadaire passé de 6 à 5 heures, avant que le ministère ne consente à accorder quelques allégements devant la contestation émanant des enseignant-e-s, mais aussi des élèves et de leurs parents.

Pour comprendre comment une telle (r)évolution a été possible, il est essentiel de se pencher sur les conditions dans lesquelles les programmes sont fabriqués. Traditionnellement, le ministère met en place un groupe d’ « experts » d’une dizaine de membres, composé de membres de l’inspection, d’enseignants-chercheurs (en économie, sociologie et science politique) et d’enseignant-e-s de SES dans le second degré. Des nominations effectuées de manière purement discrétionnaire, qui mettent en question la représentativité de ces derniers, qu’il s’agisse des universitaires par rapport à leurs disciplines respectives, et surtout des enseignants de lycée vis-à-vis de leurs collègues.

“ Constats assez alarmants non seulement sur l’impossibilité de mettre en œuvre des programmes trop chargés et trop complexes, mais aussi sur la souffrance professionnelle qui en découlait. ”

Pour la classe de seconde, le travail dudit groupe a fait l’objet d’une réécriture directe de la part du cabinet du Ministre Chatel conduisant un de ses membres, le sociologue François Dubet à démissionner publiquement. Un Cabinet ministériel très en lien avec une certaine frange du patronat qui a en effet de longue date déclaré sa volonté de remettre au pas l’enseignement des SES, afin de lui faire véhiculer une image positive de « l’entreprise » et de « l’économie de marché ». Une fois ces nouveaux programmes rédigés, il était prévu qu’ils soient mis en œuvre dès la rentrée suivante (2010 pour la classe de 2nde, 2011 pour la 1ère et 2012 pour la terminale) sans qu’aucun motif ne justifie une telle précipitation. Une consultation a certes été organisée via Internet sur le site « Eduscol » en direction de la communauté éducative, mais peu de modifications substantielles n’ayant été apportées suite aux nombreux avis exprimés, on peut supposer que celle-ci a surtout servi à « calmer le jobard », pour reprendre l’expression d’Erving Goffman. Aucune autre procédure de consultation, ni d’évaluation à posteriori de la mise en œuvre quelconque n’a ainsi été prévue malgré l’enjeu. Devant cette carence, l’Association des Professeurs de SES (APSES) a elle-même organisé plusieurs enquêtes à l’encontre des enseignant-e-s, adhérents ou non, dont sont ressortis des constats assez alarmants non seulement sur l’impossibilité de mettre en œuvre des programmes trop chargés et trop complexes, mais aussi sur la souffrance professionnelle qui en découlait.

Un autre mode de protestation « actif » mis en œuvre par l’association pour montrer qu’un autre mode d’élaboration des programmes était possible a consisté à concevoir un programme « de contournement » pour la classe de première. Il s’agissait notamment de faire valoir l’expertise pédagogique des enseignant-e-s du secondaire en recomposant celui-ci pour le rendre plus digeste aux élèves et en s’affranchissant des cloisonnements disciplinaires académiques imposés contre l’avis majoritaire de la profession. La méthode aussi était essentielle puisque ce programme de contournement a été élaboré collectivement au cours de notre assemblée générale nationale de juin 2012 et a fait l’objet de nombreuses discussions en amont et en aval sur la liste électronique regroupant tou-te-s les membres de l’association, a été approuvé publiquement par de nombreuses associations disciplinaires d’enseignants du supérieur en économie, sociologie ou science politique, afin de montrer là encore qu’un programme pouvait – et gagnait – à s’élaborer de manière plus ouverte. Enfin, pour accompagner la mise en œuvre concrète de ce programme, nous avons élaboré, là encore collectivement, un manuel dédié à celui-ci, baptisé « SESâme » et librement accessible en ligne (sesame.apses.org).

Là aussi la méthode était en soi signifiante : de petits groupes ont été constitués parmi les adhérent-e-s sur la base du volontariat, avec d’un côté des rédacteurs et de l’autre des relecteurs. Par ailleurs, pour chaque chapitre, nous avons également fait appel à des chercheur-e-s spécialisés dans les champs concernés pour relire chacune des séquences garantir la pertinence « scientifique » de nos séquences. Enfin, pour montrer le pluralisme et les débats qui traversent nos disciplines, nous avons également réalisé de nombreux entretiens croisés auprès de chercheur-e-s de divers horizons sur un certain nombre de questions faisant particulièrement débat.

“Iil est possible et nécessaire de confectionner les programmes d’une manière plus ouverte, collective et en prenant le temps nécessaire, faute de quoi ce sont bien les élèves qui feront encore en premier lieu les frais de cette inconséquence très « politique ». ”

Ce travail a eu un certain écho médiatique, et surtout parmi les collègues, appelés du reste à se prononcer sur les séquences réalisées afin de les améliorer. Cette expérience -toujours en cours!- montre qu’il est possible et nécessaire de confectionner les programmes d’une manière plus ouverte, collective et en prenant le temps nécessaire, faute de quoi ce sont bien les élèves qui feront encore en premier lieu les frais de cette inconséquence très « politique ». L’installation récente d’un Conseil Supérieur des Programmes va ainsi dans le bon sens. Mais il y a urgence à ce que la ministre le saisisse pour qu’au-delà des programmes de la scolarité obligatoire elle revoit également les programmes du lycée, et particulièrement ceux de sciences économiques et sociales.

Igor Martinache
Co-secrétaire général de l’APSES