Jean Pierre Kaminker,  Numéro 1,  Quels programmes pour une culture partagée ?

Sauvegarder l’unité du cognitif et de l’éducatif. Quelles conditions pour l’émancipation par le savoir ?

Le Projet communiste pour l’École[1]Projet communiste pour l’école – Pour une école de l’égalité, de la justice et de la réussite pour tous. Préface de Marie-Georges Buffet, 2005, 62 pages. URL : http://reseau-ecole.pcf.fr/sites/default/files/storage_0.pdf est une œuvre à remettre sans cesse sur le métier, au gré du mouvement de la société, en contact avec la précieuse et minoritaire portion du milieu éducatif disposée comme nous à penser l’école dans une visée révolutionnaire. Je dis révolutionnaire, car il s’agit, tout en nous prononçant sur l’école telle qu’elle est, et sur les politiques scolaires que nous voyons passer sous le règne du capitalisme mondialisé, de savoir montrer ce qui nous guide : l’idée d’une société dans laquelle ce règne aura pris fin.

Dans cette optique voici deux réflexions à l’appui d’une seule et même opinion : le discours tenu aujourd’hui au nom du communisme devrait défendre, mieux qu’il ne fait, l’unité des deux fonctions de l’école : l’instruction et l’éducation.

Une unité dont l’affirmation, il est vrai, risquerait de nous valoir, dans une partie de la communauté éducative, quelques rebuffades. Il y a chez certains enseignants un fort sentiment d’appartenance disciplinaire, au nom duquel ils peuvent considérer que la transmission du savoir fait le tout de leur mission. Et il peut arriver aussi qu’une certaine sociologie de l’éducation[2]Nicolas Sembel, « République : c’est quand ça va mal que ça se voit », l’Humanité, le 7 mai 2014. Sembel met cette maxime au cœur de sa contribution : « Aux enseignants l’instruction, aux parents l’éducation » vienne conforter cette disposition spontanée. Mais d’autres nous loueront de ne pas reculer devant l’urgence éducative. L’aggravation du malaise scolaire rend celle-ci prégnante, dans le contexte d’une décivilisation, selon l’expression de Lucien Sève[3]Lucien Sève, « Cause écologique et cause anthropologique », dans Aliénation et émancipation, La dispute, 2012, p. 172 sq. que l’école engendre autant qu’elle la subit.

Une évidence à interroger : la vertu émancipatrice du savoir.

J’appelle ici cognitiviste l’orientation qui tend à minorer la fonction éducative de l’école, et j’en donne pour illustration ce qui s’est écrit récemment sur le Socle commun, en rapport avec la formation du citoyen. Dans les textes que j’ai à citer il s’agissait encore du Socle façon de Robien. Je reviendrai plus bas sur la cuvée 2014.

Selon cette orientation l’école du socle commun bride la démocratie en rétrécissant l’accès à des savoirs qui sont nécessaires au citoyen. Tovar et Becker[4]J. Tovar et A. Becker, « Terra Nova, encore un effort si vous voulez devenir progressistes », l’Humanité, du 28 au 30 mars 2014 en interpellant vertement la Fondation Terra Nova, amoureuse du Socle, appelaient de leurs vœux une école « ouverte à de nouveaux savoirs, visant l’intelligibilité du monde du XXIème siècle, dont nos enfants puissent maîtriser en citoyens avertis les grands enjeux ». J. Reichstadt évoquait de son côté[5]Janine Reichstadt, « Pour une école commune sans sélection jusqu’à dix-sept ans », dans l’Humanité, du 7 au 9 mars 2014 les « exigences du plein exercice de la démocratie impliquant que tous aient les moyens de penser la complexité des problèmes du sujet, du travailleur et du citoyen». L’idée se rencontre dans ce que publie couramment notre Réseau. Marine Roussillon écrit par exemple[6]Marine Roussillon, « L’Europe de la connaissance. Les politiques de recherche et de formation en Europe au cœur de la lutte des classes », La Lettre du réseau, n° 64, févriver 2014. Voir également un article d’inspiration voisine de la même auteure « Mettre les savoirs au service de l’émancipation », La Revue du Projet, n° 36, avril 2014, p. 26-27. : « Nous nous battons pour que les citoyens prennent en main l’avenir de leur pays et de l’Europe », et elle ajoute que l’Europe comme nous la voulons, « œuvrerait pour favoriser l’accès du plus grand nombre à des études longues et pour mettre les connaissances au cœur de la vie démocratique ».

En somme la démocratie veut des citoyens éclairés ; ils le seront s’ils ont accès aux savoirs requis. Ce couple de propositions a l’éclat de l’évidence, mais il est à concilier avec certaines observations triviales, telles que celles-ci : (a) Les groupes dirigeants qui présentement prennent en main l’avenir organisent la dictature de la finance ; or leurs membres sont recrutés par la voie de l’excellence scolaire. Leurs savoirs, pour si nouveaux ou complexes qu’ils puissent être, n’ont pas fait d’eux des citoyens, à notre sens. (b) Historiquement, les actes collectifs les plus marquants accomplis en faveur de la démocratie ont incombé au mouvement ouvrier. Ils ont mobilisé des masses de citoyens qu’il est difficile de caractériser en termes de niveau d’étude. (c) Historiquement toujours, mais statistiquement, si on considérait une population de diplômés, par exemple les enseignants du secondaire recrutés par concours, et si on trouvait qu’au fil des décennies récentes, à diplôme constant, il y a eu parmi eux recul des dispositions et des conduites favorables au développement de la citoyenneté, on aurait une raison de plus d’envisager avec circonspection la vertu émancipatrice du savoir.

“ Reste à s’entendre sur citoyenneté : de quelles dispositions et de quelles conduites peut-on dire qu’elles qualifient l’individu comme citoyen ? ”

Comment prendre en compte ces observations sans désavouer le savoir, en tant que préalable au plein exercice de la démocratie ? Il suffit de poser la citoyenneté comme un préalable à ce préalable. Pourvu qu’il y ait un citoyen, plus il aura fait d’études plus il sera éclairé, plus il sera capable de prendre en main l’avenir. Reste à s’entendre sur citoyenneté : de quelles dispositions et de quelles conduites peut-on dire qu’elles qualifient l’individu comme citoyen ? N’ayons pas peur de la question.

Dans notre polémique contre la doctrine des compétences, y a-t-il un volet manquant ?

On reste dans la même problématique, mais on l’élargit, si au lieu de s’en tenir à la citoyenneté, on considère dans son ampleur la fonction de l’école comme agence de socialisation. Ce terrain, qu’on peut appeler anthropologique, c’est celui que l’Etat occupe avec éclat depuis qu’il a imposé les compétences comme finalité de l’école obligatoire (décret de Robien, 11.7.2006). Face à cette innovation redoutable, il me semble que le discours de notre Réseau est resté en général tributaire de l’orientation cognitiviste visée ci-dessus. Nous avons surtout cherché à défendre le savoir, certifié par le diplôme, contre l’évaluation patronale de la personne ; et donc contre la doctrine mastrichienne. C’était nécessaire. Mais est-ce suffisant. ?

C’était nécessaire, et cela a été fait par le Réseau, assez constamment(Voir notamment : P. Pierre, « Quand l’approche par les compétences détourne les élèves d’une appropriation émanciatrice des savoirs », La Lettre du réseau école, décembre 2011)). A s’en tenir à des parutions récentes on a vu Marine Roussillon (Op. cit.) faire utilement le lien entre la critique de la compétence et la défense des diplômes nationaux. Pierre Clément[7]Pierre Clément : « PISA : les fondements politiques d’un outil technique de dépolitisation de la question scolaire », La Lettre du réseau, n° 64, février 2014, pp. 11-12. , exposant la généalogie de l’évaluation PISA, retrace l’entrée de la notion de compétence dans le discours de l’OCDE, et montre qu’elle a pour corollaire l’éloge de la flexibilité, et la promotion de l’entrepreneur dans un idéal pédagogique d’inspiration patronale. 

Mais devons-nous nous contenter de repousser cette doctrine ministérielle et néolibérale ? Devons-nous demeurer sur la réserve quant aux composants motivationnels, éthiques, sociaux et comportementaux de l’action pédagogique (vocabulaire de l’OCDE), autrement dit, dans un langage qui pourrait être le nôtre, devrions-nous nous déclarer plus hardiment sur les dispositions que l’école a le devoir de créer, non pas chez certains élèves mais chez tous ?[8]Exemple de disposition : l’envie d’apprendre. Christine Passérieux montre la défaillance de la Maternelle à cet égard ; et fait grief aux programmes de 2008 de dissocier savoirs et valeurs. C’est précisément ce grief auquel nous ne devons pas prêter le flanc. Voir « L’école maternelle, une exigence démocratique », La Lettre du Réseau, n° 49, sept. 2011, pp. 4-6.

Pour nous situer hardiment sur ce terrain vaudrait-il mieux continuer à récuser catégoriquement le terme de compétence, ou bien prendre acte qu’il est passé dans l’usage, et nous battre sur son contenu ? Je ne tranche pas, mais en tout état de cause la reformulation que vient de subir la doctrine des compétences est un encouragement à porter le débat sur le plan anthropologique. On sait que le Conseil supérieur des programmes (CSP) vient de donner le jour au nouveau Socle, rebaptisé par la loi Peillon Socle commun de connaissances, de compétences et de culture. Or le CSP loin d’amender le texte de 2006, en a carrément écrit un autre, montrant par là, pour le moins, que sur les finalités le débat reste ouvert. Et ce n’est pas tout, car parmi beaucoup de nouveautés, qui restent à apprécier dans le détail, il faut noter la place accordée à la coopération dans la formation de la personne (p. 9, 10, 12, 14). C’est dans l’ordre, puisque la loi de 2013 avait pris les devants par son article 2, qui introduisait la coopération dans le code de l’éducation. Mais il faut noter l’insistance sur le terme, d’autant qu’il était introuvable dans le décret de 2006. Comment l’école doit-elle s’y prendre, sous le règne de la concurrence libre et non faussée, pour former des dispositions propres à faire prévaloir en toute circonstance la coopération sur la concurrence ? Compétence ou pas, nous sommes plus fondés que jamais à poser publiquement la question.

Jean Pierre Kaminker
Linguiste,
Maître de conférence honoraire
à l’Université de Perpignan et à l’IUFM

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