Abécédaire critique de la “novlangue” dans le champ éducatif,  Guy Dreux,  Numéro 20

Pragmatisme, pragmatique

« Un pragmatique sans tabou » annonçait L’Express en mai 2017 pour présenter le nouveau ministre de l’Éducation nationale. La parution de son ouvrage d’entretien avec Edgar Morin, complices grâce à quelques abstractions comme l’« école de la vie », sera encore saluée en février 2020 par une longue interview dans Le Figaro avec le « pragmatique ministre du gouvernement Macron ».

Cette appellation, souvent revendiquée, ne doit rien au hasard. Pour en comprendre le sens, on pourrait rapidement la rapprocher de deux types de pensée. D’abord, ce qu’il est désormais convenu d’appeler dans la définition et l’évaluation des politiques publiques l’evidence based policy. L’ambition ici est d’affirmer qu’il est possible de déterminer scientifiquement la justesse et l’efficacité d’une politique publique. Il s’agit d’évaluer positivement ou négativement divers dispositifs ou mesures dans une perspective le plus souvent quantitative et ainsi déterminer les bonnes pratiques. Empruntée à la démarche des sciences médicales, cette idée d’evidence based policy manifeste le souci de prendre le social, ici l’éducation, comme un terrain possible d’expérimentations multiples donnant lieu à des essais – dans le respect des règles de « randomisation » – pour déterminer une seule solution optimale, le gold standard.

Le bénéfice d’une telle ambition est simple : sortir les questions d’éducation du débat politique. Le « pragmatisme » ici signifie que les sujets éducatifs ne relèvent pas tant du débat démocratique – et donc de possibles finalités diverses -, mais uniquement d’une approche « savante » indisputable.

Une deuxième source possible du pragmatisme revendiqué par J.M. Blanquer, pourrait être les physiocrates du XVIIIe siècle.

Au-delà de leur apport à la science économique, la philosophie politique des physiocrates justifie l’action d’un despote éclairé. Ce despote peut être compris comme le « maitre d’œuvre de l’évidence » selon l’expression de Mona Ozouf (L’homme régénéré). Ici, l’évidence renvoie à l’opinion fondée sur la science. C’est en effet à regret que les physiocrates constatent que ce sont les opinions, i.e. les erreurs, qui gouvernent les hommes, et non les évidences, i.e. les vérités. Or l’apparition de l’ « opinion publique » au XVIIIe siècle oblige à penser l’articulation entre multitude et vérité. Les physiocrates défendent alors l’idée que l’évidence n’est rien d’autre que ce qui frappe la raison lorsqu’elle rencontre la vérité et qu’elle est mue par la recherche de la vérité. Et puisque tel n’est pas toujours le cas, la vérité suppose donc bien des « médiateurs » ou des « conducteurs de l’évidence ».

Avec l’instauration d’un Conseil scientifique de l’éducation, en janvier 2018, J.M. Blanquer annonce que c’est enfin « l’ensemble de la communauté éducative qui pourra ainsi bénéficier des dernières avancées de la recherche ». Il œuvre ainsi comme un « médiateur de l’évidence » face à une multitude ignorante.

Le pragmatisme de J.M. Blanquer est une manière de concevoir la politique comme le combat inévitable entre l’opinion erronée parce que publique et l’autorité du savoir, raisonnable et vrai donc élitaire.

Cette perspective réhabilite l’ancienne distinction des « capables » et des « incapables » chère aux conservateurs du XIXe siècle pour qui la démocratie est avant toute autre chose un problème et qui ne conçoivent la politique que comme l’exercice d’une raison qui ne peut être partagée.

Guy Dreux
Institut de recherches de la FSU

Ressource

Garnier, B., Figures de l’égalité. Deux siècles de rhétoriques politiques en éducation (1750-1950), Academia Bruylant, 2010.