Alain Badiou,  École et politique(s),  Numéro 10

Pour une quatrième forme d’éducation

La politique consiste toujours à traiter les situations collectives du point de vue de l’avenir. Si l’on considère que les acteurs principaux de la politique doivent être les gens eux-mêmes, l’éducation, soit les moyens dont les gens disposent pour évaluer leur situation et s’orienter pour sa transformation, devient à l’évidence une donnée politique de première importance.

Y voir clair suppose alors qu’on fasse une petite histoire de l’éducation, une histoire politique. Jusqu’à ce jour, on peut distinguer trois étapes. D’abord, l’éducation positiviste, transmission autoritaire d’un savoir constitué. Politiquement, on peut dire que cette éducation est conservatrice, puisqu’elle suppose que ce dont les gens ont besoin existe déjà, comme norme des rapports sociaux, et qu’il faut l’imposer aux jeunes. Il y ensuite la critique gauchiste et postmoderne de l’éducation positiviste, au nom de la liberté des sujets, de leur ancrage personnel, de la diversité des cultures, de la valeur créatrice des révoltes contre toute forme d’universalisme imposé. Enfin, s’engouffrant dans la brèche ainsi ouverte, notamment contre un universalisme en mouvement et porté vers les idées révolutionnaires, il y a le système « éducatif » contemporain, qui organise en quelque sorte une libre soumission à la flexibilité enchanteresse du capitalisme libéral, et aux divers moyens de s’y faire une place. L’éducation consiste alors à dégager une élite, non pas en direction de la conservation, mais en direction d’une adaptation personnelle à la mobilité perpétuelle du Marché.

Toute politique créatrice de l’éducation doit chercher à inventer une quatrième figure de l’éducation.

Les médiations de cette recherche sont multiples. Néanmoins s’y fait jour une détermination commune : toute éducation véritable s’appuie, non pas seulement, ni même principalement, sur les savoirs déjà sus, mais sur l’Idée à partir de quoi s’organisent les savoirs qui deviennent. D’où que c’est du point d’impasse des savoirs établis, et finalement de l’ordre dominant, que s’anime l’éducation véritable.

Mais pour ce faire, il faut outrepasser les trois étapes antérieures. A la positiviste, on objectera sa clôture conservatrice, fondement de son autorité factice. A la critique portée par la sociologie nouvelle, on objectera qu’en liquidant le principe d’universalité, elle a préparé le chemin pour une emprise quasi-totale du capitalisme libéral sur le système éducatif, la pensée n’étant plus alors que le miroir de la circulation des marchandises, de la monnaie, et des engouements successifs pour la « nouveauté » des offres. A l’éducation libérale enfin, on opposera que son impératif, « produire, consommer, et vivre sans Idée », ramène en définitive l’éducation à ce qu’on pourrait nommer un positivisme de la liberté vide.

Recréer l’éducation est donc, tout aussi bien, passer au-delà des trois idéologies qui l’ont contrainte et finalement détruite : la positiviste, la critique et la libérale. Il se pourrait bien qu’un bon guide sur ce point reste le Socrate de Platon. Affirmant que la seule chose qu’il sait, c’est qu’il ne sait rien, il ne peut s’accommoder d’une éducation conservatrice, qui transmet les « sagesses » du passé, et il en appelle à l’invention de tous. Rappelant que tout savoir tire sa vérité d’un certain rapport à l’universalité d’une Idée, il ne peut prôner une critique, soit purement négative, soit de type relativiste. Défendant l’idée d’une Cité égalitaire et sobre, il ne saurait valider le tournoiement marchand et monétaire comme critère de la valeur collective.

“ Restituer l’éducation à ce qu’elle comporte d’invention idéale revient en fait à changer le monde. ”

Mais quelle que soit la référence historique, la visée est la même ; identique le souci, et homogènes aussi sont les conséquences : restituer l’éducation à ce qu’elle comporte d’invention idéale revient en fait à changer le monde. Car chaque fois que l’éducation parvient à formuler comme pensée-vérité cela même que lui apportent ceux à qui elle s’adresse, on peut dire que l’éducateur et l’éduqué, ensemble, ont modifié la situation qui leur était imposée.

La politique est la continuation créatrice d’une idée neuve de l’éducation.

Alain Badiou
Philosophe