Numéro 16,  Pierre Ouzoulias,  Quand le libéralisme se saisit de l'école

Parcoursup : la fabrique de l’exclusion sociale

La rentrée universitaire de septembre 2018 passée, les conséquences de la loi « Orientation et réussite des étudiants » (ORE) se sont dévoilées progressivement, malgré l’intense communication gouvernementale célébrant le succès de Parcoursup qui aurait permis, dans la plus grande transparence, à toutes les bachelières et tous les bacheliers de poursuivre leurs études dans l’enseignement supérieur. Les données publiées parcimonieusement par le ministère révèlent une tout autre réalité. Deux chiffres témoignent, à eux seuls, de l’ampleur du processus d’élimination réalisé par Parcoursup.

En 2018, le nombre de candidat·e·s reçu·e·s au baccalauréat a augmenté de 5,3 %, mais le nombre d’étudiant·e·s ayant accédé à l’enseignement supérieur n’a progressé que de 2,2 %. Autrement dit, la procédure a découragé un grand nombre de lycéen·ne·s. Ainsi, 22 % des inscrit·e·s ont quitté la plateforme sans affectation, soit un pourcentage deux fois plus important que celui de l’an passé. In fine, le Médiateur des droits estime que sans doute 170 000 candidat·e·s ont été écarté·e·s de l’enseignement supérieur. Ces naufragé·e·s de Parcoursup ont disparu des statistiques officielles et très peu ont saisi les commissions de recours des rectorats. La réussite de Parcoursup est là : avoir dissuadé celles et ceux qu’Emmanuel Macron considérait comme « inadapté·e·s » quand il déclarait que « l’université n’est pas la solution pour tout le monde ».

“ La réussite de Parcoursup est là : avoir dissuadé celles et ceux qu’Emmanuel Macron considérait comme « inadapté·e·s » quand il déclarait que « l’université n’est pas la solution pour tout le monde ». ”

La ministre, Frédérique Vidal, s’est même félicitée que cette nouvelle procédure ait permis de « favoriser la démocratisation des études supérieures ». Au Sénat, elle affirmait que Parcoursup : « c’est 23 % de bacheliers professionnels en plus dans les BTS, 19 % de bacheliers technologiques en plus dans les IUT » et, avec le ton péremptoire que nécessitent les falsifications, elle ajoutait à notre adresse : « vous pouvez ne pas partager les convictions du Gouvernement, mais les chiffres sont les chiffres et je vous demanderai de bien vouloir les relayer fidèlement ».

“ Les principales victimes de ce traitement discriminatoire sont issues des filières technologiques et professionnelles. ”

De nouveau, les données disponibles infirment cette proclamation victorieuse qui met en avant des augmentations de pourcentages sans les rapporter à la hausse du nombre de bachelier·e·s. La composition des trois grandes filières de l’enseignement supérieur est demeurée, au contraire, assez stable. À l’inverse du discours de la ministre, on observe même une baisse de la proportion des bachelier·e·s des filières professionnelles dans les instituts universitaires de technologie (IUT) et les sections de technicien supérieur (STS). Elle est la conséquence de la perte de notoriété de ces filières professionnelles qui attirent proportionnellement un peu moins de bachelier·e·s. En effet, leurs effectifs sont quasiment stables (en hausse de 0,48 %) alors que ceux des bachelier·e·s des filières technologiques et générales ont augmenté.

20172018
BAC général83,60 %84,59 %
BAC techno11,24 %11,28 %
BAC pro5,17 %4,14 %
Origine des primo-arrivants dans les universités
20172018
BAC général67,09 %64,84 %
BAC techno31,24 %33,59 %
BAC pro1,68 %1,56 %
Origine des primo-arrivants dans les IUT
20172018
BAC général20,94 %20,52 %
BAC techno42,36 %43,01 %
BAC pro36,70 %36,47 %
Origine des primo-arrivants dans les STS
20172018Évolution
BAC général337 714359 0616,32 %
BAC techno128 488138 1317,50 %
BAC pro177 570178 4310,48 %
Total643 772675 6004,94 %
Répartition des bachelier-e-s par filières

Insidieusement, mais avec une grande efficacité, les dispositions de Parcoursup, dont l’absence de hiérarchisation des vœux, ont favorisé les candidat·e·s que les établissements de l’enseignement supérieur voulaient accueillir prioritairement. Les autres ont dû patienter pour choisir ou accepter, souvent par défaut, les offres restantes. À la violence de l’absence de proposition s’est ajoutée une attente qui s’est souvent prolongée jusqu’à la phase complémentaire de la procédure. Les principales victimes de ce traitement discriminatoire sont issues des filières technologiques et professionnelles. Ainsi, aux différentes étapes de la procédure, ces candidat·e·s ont systématiquement dû pâtir de traitements moins favorables que celles et ceux issu·e·s des filières générales : moins de propositions, plus d’attente, plus d’échecs.

nombre moyen de propositionsnombre moyen de jours avant la 1e propositioncandidats avec une proposition le premier jourcandidats acceptant une proposition
Bac
général
4,2471,0 %84,2 %
Bac
technologique
2,81250,3 %75,6 %
Bac
professionnel
2,21745,3 %65,2 %
Les propositions faites aux candidats (2018)

À la fin de la procédure principale, seule un peu plus de la moitié des candidat·e·s de la filière professionnelle a reçu une proposition acceptable. De la même façon, c’est dans les filières technologiques et professionnelles que l’on trouve les proportions les plus importantes d’abandons, malgré une proposition positive. La non hiérarchisation des vœux rend difficile une analyse qualitative de Parcoursup. Néanmoins, le service statistique du ministère de l’enseignement supérieur a tenté d’apprécier les choix des candidats en évaluant la « filière de formation la plus demandée dans la liste de leurs vœux ». Sans surprise, ce sont de nouveau les candidat·e·s souhaitant intégrer les formations préparant les brevets de technicien supérieur (BTS) ou les diplômes universitaires de technologie (DUT) qui ont obtenu, en moindres proportions, des offres satisfaisantes. À l’inverse, plus de 93 % des personnes qui souhaitaient intégrer la première année commune aux études de santé (PACES) ont obtenu une réponse favorable.

Bac général80,5 %
Bac techno65 %
Bac pro52,2 %
Obtention d’une proposition lors de la phase principale (2018)
Bac général12,8 %
Bac techno16,9 %
Bac pro23,6 %
Démission avec une proposition positive (2018)
PACES93,6 %
Licence87,5 %
BTS73,5 %
DUT61,6 %
Répartition des propositions acceptées (2018)

Répondant à ma saisine, le Défenseur des droits, Jacques Toubon, a retenu la validité de ces arguments et a considéré, dans son avis du 18 janvier 2019, que les bachelier·e·s des filières technologiques et surtout professionnelles avaient « moins de chances d’accéder à l’enseignement supérieur dans une filière de leur choix ». Il a demandé à la ministre « de prendre les mesures nécessaires pour favoriser davantage [cet] accès ». Trois mois après cette décision du Défenseur des droits, le ministère de l’enseignement supérieur ne l’a toujours pas informé des dispositions qu’il entreprendra pour satisfaire ses recommandations.

“ Les algorithmes locaux, par lesquels le véritable tri était réalisé, devaient ainsi rester ignorés des usagers pour permettre aux universités qui le souhaitaient de recruter en toute quiétude et de poursuivre leur stratégie d’autonomisation en choisissant leurs étudiant·e·s. ”

Cette élimination différentielle des candidat·e·s est la conséquence des pratiques de sélection mises en œuvre par les établissements de l’enseignement supérieur, notamment au moyen de ce que j’ai dénommé « algorithmes locaux », pour bien les distinguer de l’algorithme national de Parcoursup qui a été rendu public. Cette latitude laissée par le ministère aux universités pour définir les critères d’acceptation de leurs étudiant·e·s est un élément essentiel de la réforme voulu par le Gouvernement et de la négociation menée avec les président·e·s des universités. Conscient du rejet politique que l’affirmation de cette sélection pouvait entraîner, il a fait porter l’essentiel de sa communication sur la « liberté » laissée aux candidat·e·s de choisir, sans contrainte apparente, leur filière préférée et la dénonciation grandiloquente d’un tirage au sort qui ne touchait pourtant que 0,4 % des candidat·e·s. Les algorithmes locaux, par lesquels le véritable tri était réalisé, devaient ainsi rester ignorés des usagers pour permettre aux universités qui le souhaitaient de recruter en toute quiétude et de poursuivre leur stratégie d’autonomisation en choisissant leurs étudiant·e·s. L’amendement, introduit en séance par la ministre pour protéger le « secret des délibérations » des commissions d’examen des vœux, était destiné à satisfaire cette immunité.

Dès la promulgation de la loi, j’ai agi continûment pour que les candidat·e·s et leurs familles soient informé·e·s des conditions d’examens de leurs dossiers par les universités. Tout en persistant à demander l’abrogation de la loi ORE, j’ai estimé qu’il n’en était pas moins essentiel de défendre leurs droits individuels et de déconstruire la communication gouvernementale en montrant que Parcoursup était, dans son fonctionnement, bien moins transparent que la défunte APB !

J’ai donc saisi sur le dossier des « algorithmes locaux », la ministre puis, sans réponse, la Commission d’accès aux documents administratifs (CADA) et enfin le Défenseur des droits. Par ailleurs, dans le cadre du suivi de l’application de la loi ORE, la commission de la culture du Sénat a entendu, sur ce sujet, la Commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL) et, enfin, Marie-Christine Vergiat, députée européenne (GUE/NGL), a adressé à la Commission européenne une question écrite sur la conformité de Parcoursup aux règles européennes en matière de protection des données (P-000628-19).

De façon unanime, les réponses à ces saisines recommandent d’apporter aux candidat·e·s toutes les informations appropriées relatives aux traitements de leurs données personnelles. Dans son avis, le Défenseur des droits démontre bien que les dispositions réglementaires donnaient au ministère les moyens d’un véritable contrôle des modalités de sélection des dossiers, mais qu’il a sciemment décidé de ne pas les mettre en œuvre pour laisser les universités totalement libres d’en faire l’usage qu’elles souhaitaient. Le règlement général sur la protection des données (RGPD), norme juridique européenne supérieure qui s’impose à tous les États membres depuis le 25 mai 2018, oblige les universités qui utiliseraient l’outil d’aide à la décision de Parcoursup à passer une convention avec le ministère chargé de l’enseignement supérieur, considéré par l’article 28 du RGPD comme un sous-traitant. Cette nouvelle obligation renforce le pouvoir de contrôle du ministère et devrait l’inciter à satisfaire les diverses recommandations de publicité des critères de sélection des dossiers.

Par ailleurs, dans son avis du 18 janvier 2019, le Défenseur des droits estime que « le recours au critère du lycée d’origine pour départager les candidat·e·s en favorisant certain·e·s candidat·e·s ou en en défavorisant d’autres en fonction du lieu géographique dans lequel l’établissement est situé peut être assimilé à une pratique discriminatoire, s’il aboutit à exclure des candidats sur ce fondement ». Lors de son audition par la commission de la culture du Sénat, il s’est aussi interrogé sur le caractère potentiellement ségrégatif de la lettre de motivation et du curriculum vitae exigée des candidat·e·s. Enfin, il a vivement regretté que certaines filières, comme les formations juridiques parisiennes, accueillent moins de 2 % de boursiers. La seule façon d’éviter ces pratiques de sélection sociale et de garantir aux bacheliers les mêmes droits est de revenir au principe simple qui faisait du baccalauréat, examen anonyme et national, un diplôme suffisant pour accéder à l’enseignement supérieur.

La loi ORE continue d’apparaître aujourd’hui telle que nous l’avions dénoncée lors de sa discussion au Sénat :
une loi de gestion de la pénurie de moyens qui organise la sélection sociale pour écarter de l’enseignement supérieur les bachelier·e·s supplémentaires. Le groupe CRCÉ continuera de se battre, au Sénat, pour que les lycéen·ne·s disposent des mêmes droits de poursuivre leurs cursus dans l’enseignement supérieur. Il défend ainsi le projet républicain d’une université ouverte à toutes et à tous, au service de l’émancipation. Il s’opposera avec la plus grande vigueur au programme libéral de création d’un marché de l’éducation qui met en concurrence les institutions et les individus et en réserve un accès préférentiel aux catégories les plus favorisées.

Pierre Ouzoulias
Sénateur des Hauts-de-Seine
Vice-Président de la commission de la culture, de l’éducation et de la communication
Vice-Président de la commission des affaires européennes
Membre de l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques

Sources

Décision du Défenseur des droits n° 2019-021, 18 janvier 2019

« Les étudiants en sections de technicien supérieur en 2018-2019 », Note Flash du SIES, n° 2, février 2019

« PARCOURSUP 2018 : Propositions d’admission dans l’enseignement supérieur et réponses des bacheliers », Note Flash du SIES, n° 17, octobre 2018