Bertrand Geay,  Numéro 5,  Tous capables ! Mais de quoi ?

Origines sociales et réussite scolaire : le déterminisme n’est pas une fatalité

Il existe dans les débats sur l’éducation un malentendu persistant ou, mieux, des oppositions aux fondements intellectuels discutables, autour de l’interprétation des travaux sur les phénomènes de reproduction sociale par l’Ecole et en particulier de ceux de ces travaux qui se situent dans le prolongement de l’œuvre de Pierre Bourdieu. Encore très souvent aujourd’hui, sont publiés de nombreux articles ou ouvrages dont les propos introductifs et parfois les développements se positionnent en rupture avec une série de notions définitivement assimilées les unes aux autres : « handicap socio-culturel », « déterminisme sociologique », « théories de la reproduction », « fatalisme bourdieusien », etc. Or, la connaissance des travaux de sociologie de l’éducation des trente dernières années aussi bien que la relecture des travaux de Bourdieu lui-même conduisent à une appréciation beaucoup plus nuancée et surtout beaucoup plus intéressante pour qui se préoccupe de changer l’état des choses scolaires.

Tout d’abord, examinons brièvement la fameuse notion de « handicap socio-culturel ». Il n’est pas possible d’en retracer ici la genèse. Notons simplement que cette notion n’a acquis de consistance qu’à travers les travaux qui critiquaient les dérives d’explications sociologiques qui ne mobilisaient que les caractéristiques sociales des élèves et les propriétés les plus générales du système d’enseignement. Ainsi, dès les années 1970, les travaux du Centre de Recherche de l’Education Spécialisée et de l’Adaptation Scolaire (CRESAS), fustigeant les limites de la « théorie du handicap socio-culturel », mettent en avant les facteurs pédagogiques et institutionnels permettant d’analyser et d’intervenir sur les inégalités. Il est vrai que, pendant les années 1970-80, les luttes très vives qui opposent entre eux les sociologues de l’éducation se focalisent pour l’essentiel sur l’interprétation à donner aux corrélations entre origine sociale et réussite scolaire, corrélations mesurées dans de nombreuses études statistiques. Mais il est pour le moins paradoxal de constater que les approches qui, à leurs origines, mettent le plus en avant les facteurs pédagogiques et institutionnels, en particulier celles de Bernstein ou de Bourdieu et Passeron, portent de plus en plus la charge du procès fait globalement aux sociologues de l’éducation par les spécialistes de l’analyse pédagogique ou didactique. Sans doute est-ce là la rançon de leur succès académique sur le moyen terme.

Les cultures scolaires et les façons dont elles sont transmises (…), les rapports entre elles et les cultures et les modèles éducatifs qui caractérisent typiquement les différentes classes sociales, sont à placer au centre de l’analyse si l’on veut saisir les modalités concrètes par lesquelles l’enseignement dispensé contribue à accroître ou à réduire les inégalités sociales face à l’Ecole

Parmi les principaux acquis des travaux de Bernstein et de Bourdieu et Passeron, il faut en effet relever trois aspects marquants. Premièrement, la distribution des inégalités de réussite par catégorie sociale fait apparaître que les différences de ressources culturelles ont un poids explicatif plus important (statistiquement parlant) que les ressources économiques, au moins dans les secteurs officiellement gratuits du système d’enseignement. Deuxièmement, le système d’enseignement est organisé selon des traditions, des valeurs, des hiérarchies internes qui le rendent en partie autonome à l’égard des autres secteurs de la société. Bourdieu et Passeron font même de cette autonomie relative et de l’idéologie méritocratique qui en constitue le prolongement politique, un élément décisif de leur interprétation théorique. Troisièmement, les cultures scolaires et les façons dont elles sont transmises dans les différents segments du système d’enseignement, les rapports entre elles et les cultures et les modèles éducatifs qui caractérisent typiquement les différentes classes sociales, sont à placer au centre de l’analyse si l’on veut saisir les modalités concrètes par lesquelles l’enseignement dispensé contribue à accroître ou à réduire les inégalités sociales face à l’Ecole.

Ces acquis sont, par la suite, au fondement de toute une lignée de travaux, parmi lesquels on peut citer ceux de Bernard Lahire, de Sylvain Broccolichi ou de Sandrine Garcia. Les travaux de l’équipe ESCOL, en dépit des formulations anti-bourdieusiennes de leurs débuts, font aussi largement prospérer ces acquis. Pour le dire autrement, l’invitation à inventer une « pédagogie rationnelle », qui figure dans la conclusion des Héritiers, en 1964, n’a pas constitué le programme de travail principal des héritiers de Bourdieu, mais a été entendu par des héritiers plus indirects et plus inattendus. Et l’opposition académique et sociale entre deux disciplines en plein développement – la sociologie et les sciences de l’éducation – a largement concouru à entretenir l’idée que les sociologues étaient faits pour s’occuper d’analyses statistiques des inégalités (puis d’études ethnographiques des trajectoires et de monographies d’établissements ou de quartiers) alors que les spécialistes de l’éducation non strictement sociologues étaient les mieux placés pour s’occuper de ce qui se passe dans la classe.

N’existe-t-il pas malgré tout, chez Bourdieu et à sa suite, une forme de « déterminisme » qui découragerait toute intention d’analyser et d’intervenir sur ce qui se joue dans ce qu’il appelait le « rapport pédagogique » ? Cette question est complexe et mériterait de longs développements. Quelques points décisifs peuvent être mentionnés ici. Tout d’abord, il y a lieu de s’interroger sur une pensée sociologique qui récuserait toute référence au déterminisme, comme l’idée en est parfois aujourd’hui formulée dans certains cercles. La prise en compte de la réflexivité et de l’inventivité humaines n’est pas incompatible avec celle des contraintes matérielles, des conditionnements sociaux et du poids de l’histoire. Ensuite, il faut mentionner tout ce qui dans les écrits de Bourdieu encourage à penser les rapports entre ce que la société nous fait et ce que nous lui faisons, et plus spécifiquement dans ses derniers écrits, les conditions qui permettent de se déprendre de l’urgence et des attentes immédiates du monde dans lequel nous vivons. Enfin, il faut malgré tout reconnaître l’insistance toute particulière que Bourdieu a mise, dans la plupart de ses travaux empiriques, à montrer l’inertie des structures sociales. Il s’agissait, comme il le soulignait lui-même, de comprendre avant tout comment les groupes dominants parviennent à conserver leur position collective dans l’espace social et comment nous en venons à nous adapter à la société telle qu’elle est. Et d’utiliser du même coup des instruments de preuve qui mettaient en exergue les nécessités immanentes du monde social. Mais ce serait céder à une vision religieuse des œuvres et des auteurs que de penser que reproduire la manière particulière qu’il a eue d’utiliser ses propres concepts est la seule façon de faire fructifier les acquis de ses travaux.

Il s’est ainsi avéré particulièrement fécond de prendre en considération les cas minoritaires de réussite ou d’échec scolaires. Non que Bourdieu ne s’y était pas intéressé : au contraire, l’une des principales innovations de sa façon d’étudier les phénomènes de mobilité et de reproduction, est de pleinement intégrer le cas des transfuges et des déclassés. Mais en matière scolaire, les conditions pédagogiques et institutionnelles qui favorisent ou défavorisent la réussite des élèves a priori peu destinés aux meilleures réussites est bien-sûr une question cruciale pour comprendre ce qui se joue dans la classe (et pour ne pas désespérer les familles et les enseignants). L’actuel développement des travaux qui croisent ce qui se passe dans les différents lieux où les enfants apprennent, qui mettent davantage en exergue le poids des méthodes d’enseignement ou qui se proposent d’étudier la socialisation pas à pas, par le déploiement de méthodes longitudinales, donne une indication sur le possible renouvellement de ce type de travaux dans les années qui viennent.

De la même façon, la prise en compte de l’histoire et des aspects politiques des phénomènes scolaires vient incontestablement compléter le tableau un peu terrifiant que dessinent les travaux qui nous montrent que depuis cinquante ans les inégalités perdurent, et même ces dernières années, tendent à s’accroître. Que l’on pense à l’étude contextualisée des pratiques sociales et des pratiques d’enseignement qui concourent à produire, à reproduire et/ou à transformer le système d’enseignement. Que l’on pense aux logiques institutionnelles, professionnelles et politiques qui produisent l’agenda des réformes, les mécanismes de leurs mises en œuvre et les dynamiques d’innovations ou de résistances qui les accompagnent. Dans tous les cas, saisir les phénomènes dans leur dynamique sans en perdre la dimension structurale, constitue un enjeu fondamental aussi bien d’un point de vue scientifique que d’un point de vue politique.

Car il faut bien aussi, en conclusion, évoquer la dimension proprement politique de ces débats. Quel sens aurait une science de l’éducation qui ne partirait pas de ce constat élémentaire que notre société est profondément divisée en groupes sociaux aux intérêts antagonistes ? Quelles perspectives auraient des discours sociologiques qui entretiendraient l’illusion qu’une bonne technique, une bonne réforme ou une bonne méthode suffiraient à résoudre la question des inégalités ? A frais nouveaux, scientifiquement et politiquement, la question est ainsi plus que jamais de faire la part des déterminations sociales pour mieux être en mesure de leur échapper.

Bertrand Geay
Professeur de science politique à l’Université de Picardie
(CURAPP-ESS, UMR CNRS 7319)

Bibliographie :

Elisabeth Bautier, Pratiques langagières, pratiques sociales. De la sociolinguistique à la sociologie du langage, Paris, L’Harmattan, 1995.

Basil Bernstein, Langage et classes sociales. Codes socio-linguistiques et contrôle social, Paris, Minuit, 1975.

Stéphane Bonnéry, Comprendre l’échec scolaire. Elèves en difficultés et dispositifs pédagogiques, Paris, La Dispute, 2007.

Pierre Bourdieu, Méditations pascaliennes, Paris, Seuil, 1997.

Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron, Les héritiers. Les étudiants et la culture, Paris, Minuit, 1964.

Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron, La reproduction. Eléments pour une théorie du système d’enseignement, Paris, Minuit, 1970.

Sylvain Broccolichi, « Orientations et ségrégations nouvelles dans l’enseignement secondaire », In: Sociétés contemporaines, n°21, 1995, pp. 15-27.

Bernard Charlot, Élisabeth Bautier et Jean-Yves Rochex, École et savoir dans les banlieues et ailleurs, Paris, Armand Colin, 1992.

Pierre Clément, Réformer les programmes pour changer l’école ? Une sociologie historique du champ du pouvoir scolaire, doctorat de sociologie ss dir. B. Geay, Université de Picardie J. Verne, 2013.

Jérôme Deauvieau, Enseigner dans le secondaire. Les nouveaux professeurs face aux incertitudes du métier, Paris, La Dispute, 2008.

Sandrine Garcia, Anne-Claudine Oller, Réapprendre à lire : de la querelle des méthodes à l’action pédagogique, Paris, Seuil, coll. « Liber », 2015.

Bertrand Geay, Profession : instituteurs. Mémoire politique et action syndicale, Paris, Seuil, coll. « Liber », 1999.

Bertrand Geay, « Du “cancre“ au “sauvageon“. Les conditions institutionnelles de diffusion des politiques “d’insertion“ et de “tolérance zéro“ », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 149, sept. 2003.

Bertrand Geay, « Education et culture. La nouvelle infrastructure ? », in F. Lebaron, G. Mauger, Lectures de Bourdieu, Paris, Ellipses, 2012.

Bertrand Geay, « Faut-il casser les amphithéâtres ? », in : C. Leclercq, W. Lizé, H. Stevens, Bourdieu et les sciences sociales. Réceptions et usages, Paris, La Dispute, 2015.

Christophe Joigneaux, « La construction de l’inégalité scolaire dès l’école maternelle », Revue française de pédagogie, 169, 17-28.

Bernard Lahire, Culture écrite et inégalités scolaires. Sociologie de l’“échec scolaire” à l’école primaire, Lyon, Presses Universitaires de Lyon, 1993.

Jean-Yves Rochex et Jacques Crinon (dir.), La construction des inégalités scolaires. Au cœur des pratiques et des dispositifs d’enseignement, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2011.