Abécédaire critique de la “novlangue” dans le champ éducatif,  Élise Tenret,  Numéro 20

Mérite

Le mérite paraît indissociable de l’école républicaine, censée récompenser les élèves pour leurs talents et non pour leur naissance. La rhétorique méritocratique, revenue au goût du jour depuis la campagne présidentielle de 2007, n’a eu de cesse d’être mobilisée dans les politiques éducatives pour justifier les réformes scolaires, portées par des gouvernements de gauche ou de droite. Promesse d’un salaire au « mérite » des enseignants, dédoublement des classes en réseaux d’éducation prioritaire, dans le cadre d’une « école de la confiance », pour « porter chacun au plus haut de son talent et de son mérite », rétablissement des bourses « au mérite » … sont autant de domaines de la vie scolaire où les promesses d’un mérite reconnu et récompensé sont légion.

Comment expliquer un recours très fréquent à cette notion dans le domaine scolaire ? S’il est autant mobilisé, c’est que le mérite permet de concilier deux principes au fondement des sociétés démocratiques : la liberté individuelle, d’une part – chacun étant libre de cultiver et d’exploiter (ou non) ses talents, afin de trouver sa voie ; l’égalité d’autre part, sous la forme d’une égalité a minima, à savoir l’égalité des chances. Garantir cette dernière permettrait en effet de donner à tou.te.s la possibilité de s’élever, par l’école, à la force du poignet. Toutefois, promettre de récompenser les mérites individuels – des enseignants ou des élèves – n’est que peu contraignant : il est très difficile de définir voire de mesurer le mérite individuel (se juge-t-il au nombre d’heures travaillées ? aux résultats obtenus ? au chemin parcouru entre le point de départ et le point d’arrivée ?). Assurer à tous l’égalité des chances paraît difficile à garantir et, de ce fait, assez peu contraignant politiquement :
comme l’écrit G. Koubi (2000) : « L’égalité des chances s’analyse comme une égalité dans la prétention à bénéficier, profiter de droits, de biens, de services non comptabilisés ; il ne s’agit plus, pour le discours juridique, de garantir une égalité en droits, ni une égalité des droits. La transmutation des droits en chances conduit à présenter les droits non comme des pouvoirs, des prérogatives voire des facultés, des capacités, mais comme des possibilités. »

En appeler à une meilleure reconnaissance des mérites apparaît donc peu coûteux politiquement, en raison de la plasticité de ce principe. Cependant, la logique du mérite poussée à l’extrême ne peut que miner une appréhension générale et collective des phénomènes éducatifs, en individualisant à l’extrême les situations : peu importe, dans un système méritocratique que les élèves n’aient pas tous réussi, dans la mesure où des chances égales leur avaient été garanties ; peu importe que les diplômes mènent à des positions très inégales, dans la mesure où ils reflètent les différences d’efforts fournis par chacun. Les situations les plus inégalitaires sont même justifiées dans une société méritocratique : comme l’ont souligné Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron dans leur ouvrage La reproduction, l’école, en convertissant le privilège en mérite, légitime les inégalités sociales en les parant d’un vernis moral (Duru-Bellat, 2009).

Si la méritocratie a porté, dans les premières années, l’école à s’intéresser voire à s’attaquer aux inégalités de conditions entre élèves, le recours systématique au mérite fait planer une autre menace sur les politiques scolaires : celui d’éclipser une approche plus égalitaire, soucieuse de ne pas laisser les écarts entre élèves s’accroître, de limiter les effets du diplôme sur les inégalités sociales, de ne pas miner la communauté enseignante par des formes de distinction et de compétition. Mérite et égalité doivent avancer de pair, et l’égalité des chances ne saurait remplacer une réflexion sur l’(in)égalité des places (Dubet, 2010).

Élise Tenret
Maîtresse de conférences en sociologie
(IRISSO – Université Paris Dauphine)
Chargée de mission
à l’Observatoire national de la vie étudiante (OVE)

Ressource

Tenret, E., L’école et la méritocratie : représentations sociales et socialisation scolaire, Paris, PUF, 2011.