Damien Boussard,  Des fondamentaux pour quelle école ?,  Eric Saïd,  Numéro 12

Marianne recherche Sisyphe pour mariage républicain

Pourquoi former des citoyens ? Cette question appartient, depuis ses origines, au courant républicain. Lors de la fondation de l’école publique par les lois Ferry en 1881 et 1882, il ne s’agissait pas seulement d’instruire, mais aussi d’éduquer moralement, de constituer l’armée de la Nation, de former des travailleurs productifs et une élite, distinguée selon un idéal méritocratique et capable d’assumer la direction des institutions étatiques et républicaines. Une telle entreprise vise à établir une unité autour de valeurs largement partagées et son substrat idéolo-gique implique la consubstantialité de la République et de la Nation.

Ce projet a cherché à s’imposer contre les modèles monarchiques et impériaux aussi bien à l’échelle nationale, dans une perspective historique, qu’européenne dans une perspective géopolitique face aux puissances hostiles que sont la Prusse, puis l’Allemagne ou l’Angleterre. On pourrait considérer qu’après la défaite de 1870 la réponse au nationalisme pangermanique s’est constituée sous la forme d’un républicanisme à prétention universaliste qui trouve ses racines dans les deux ruptures que sont les Révolutions de 1789 et 1848. On fabrique, à partir de ces expérimentations avortées, l’image et le modèle capables de donner sens au nouveau régime républicain. On espère ainsi réconcilier les forces politiques antagonistes de la société française au moment même où elles s’organisent et se structurent en partis. Cette entreprise a façonné les consciences et les imaginaires au point de susciter encore de nos jours une indéniable nostalgie. Cette dernière est particulièrement palpable dans les représentations fantasmées que l’on se fait de l’école d’alors, seule capable d’assumer ses missions fondamentales qui incluent en priorité l’instruction morale.

A l’opposé, règne aujourd’hui un désenchantement face à l’idéal républicain et aux prétentions à l’universalisme. Il est désormais incontestable que les promesses de progrès fondées sur la méritocratie républicaine ne sont plus tenues, que l’objectif même, très «Troisième République », d’une homogénéité de la nation assurée par le fonctionnement de l’institution scolaire a perdu de sa crédibilité au point de ne plus même apparaître comme un modèle souhaitable. Ce constat est par exemple visible dans l’idée, souvent répandue — y compris chez les enseignants — que l’on demande beaucoup à l’Ecole, beaucoup trop, qu’on en attend des réponses qu’elle ne saurait donner, qu’elle devrait remédier, avec les seuls moyens de l’instruction, à toutes les difficultés de la société… Alors même que perdure depuis des années le discours sur la crise de l’Ecole qui devrait notamment suppléer certaines « carences » parentales, les exigences qui lui sont assignées sont toujours plus nombreuses et pas même hiérarchisées : prévention routière et prévention des conduites à risque ; formation à la nutrition comme aux TICES ; éducation à la tolérance diluée dans la doxa du « vivre ensemble »… bref toutes les dimensions de la vie contemporaine semblent devoir être prises en charge par l’institution scolaire. Quelle place peuton encore donner à une éducation à la citoyenneté et quelle en est, non seulement la légitimité, mais la nécessité ? Autrement dit, fautil apprendre aux enfants à être des élèves et aux élèves à être, en outre, des adultes et des citoyens responsables ?

Missions impossibles ?

Il semble que, dans l’esprit du plus grand nombre, l’horizon premier de l’éducation soit de répondre à des exigences d’ordre économique. Cette pluralité des logiques de marché (marché des cours particuliers, des orientations, du travail futur, en somme de l’employabilité) cristallise les angoisses et les préoccupations des parents comme des élèves et renforce la concurrence entre les établissements. L’école est ainsi sommée de satisfaire une demande socioéconomique, ce qui pourrait d’ailleurs expliquer les déceptions et les dépits récurrents qui forment le lot des discours médiatiques consacrés au monde scolaire.

Parallèlement, il n’est plus possible de définir les lignes de ce que serait une responsabilité collective comme creuset de la communauté politique. La responsabilité se présente dès lors comme un enjeu strictement individuel : un individu qui se voit déterminé comme consommateur, agent économique et être global conforme aux réquisits de la mondialisation. Entre ces différentes dimensions, c’est la perspective politique qui se perd. Personne ne saurait réclamer le retour d’un endoctrinement politique et national dans le cadre de l’enseignement public. Il n’en reste pas moins que l’on se doit d’attendre de l’école qu’elle forme des citoyens, et pas seulement des individus performants et efficaces. L’enseignement a aussi comme vocation de tout mettre en œuvre pour former des élèves conscients, par l’émergence d’un désir de savoir, afin que puisse naître une véritable responsabilité citoyenne.

Devenir responsables.

L’idée de responsabilité est néanmoins intrinsèquement ambivalente. En premier lieu, responsabiliser c’est tout simplement éduquer, soit, pour reprendre les mots de Kant, passer de l’état de minorité à celui de majorité. Il s’agit donc, en d’autres termes, d’apprendre à oser penser et à prendre conscience de son existence morale. En second lieu, parler de responsabilité citoyenne c’est postuler l’impossibilité de considérer l’être humain comme un individu isolé, donc lui faire prendre conscience d’une appartenance à une société et à un ensemble politique. Il est par conséquent impossible de s’en tenir à une responsabilité écartelée entre l’individualisme comptable de ses intérêts (le consommateur, l’individu réduit à ses calculs) et la perspective globale et moralisante (le questionnement écologique par exemple) du citoyen du monde. La responsabilité du citoyen implique la capacité à choisir activement une position dans le champ politique.

“ Parler de responsabilité citoyenne c’est postuler l’impossibilité de considérer l’être humain comme un individu isolé, donc lui faire prendre conscience d’une appartenance à une société et à un ensemble politique. ”

On peut ainsi définir trois rapports dans une formation actuelle à la citoyenneté :

1. Une initiation à la loi qui permette de

  • prendre conscience des mécanismes de son élaboration, ce qui nécessite une implication politique des citoyens par le vote, la discussion, etc.
  • connaître ses obligations et ses droits, ce qui suppose un enseignement civique qui gagnerait à devenir un enseignement du droit afin de mieux appréhender ce que les élèves sont par ailleurs supposés comprendre de la Constitution et des institutions.
  • réfléchir en permanence sur sa légitimité, en cherchant à se défaire des dogmatismes qui engendrent une obéissance passive : comprendre sa nécessaire adéquation aux problèmes concrets de la société, la concevoir in fine comme réponse aux conflits et aux diverses formes de violence.
  • percevoir son rôle émancipateur qui doit s’envisager comme un des facteurs du progrès social dans la mesure où elle résulte d’un processus de débat politique et public

2. Prise en charge de principes fondateurs : égalité et laïcité. Un citoyen responsable doit se construire par la mise à distance de différences porteuses de dissensions. La nécessité de cette neutralité ne peut se concevoir sans la réaffirmation du monopole des services publics puisqu’eux seuls délimitent concrètement l’espace où se réalise la République. Égalité et laïcité sont à la fois des lieux où se réalise une existence citoyenne et des matrices du débat politique.

3. Faire exister une identité collective qui ne soit pas identitaire, une nationalité augmentée qui prétende à son propre dépassement en ce sens qu’elle ne se conçoit que dans un rapport à l’universel. Il ne s’agit certes pas de réactiver les vieux mythes républicains nés d’une vision ethnocentriste ou impérialiste. Mais il serait tout aussi illusoire de construire une identité collective qui ne mobilise pas un imaginaire. Chaque élève doit alors trouver sa place au sein du récit que cet imaginaire collectif ainsi redéfini permet d’élaborer. C’est certainement de cette lacune, voire de cette absence, que naît le besoin de mythes qui se traduit aujourd’hui par un foisonnement de mythologies plus ou moins délétères telles que le retour à des identités archaïques fantasmées « indigènes » ou nationales ou encore la croyance à l’autonomie radicale de l’individu égoïste exempté de toute responsabilité…

Du cancre à l’incompétent…

La prolifération de réformes produit d’une volonté politique constante en dépit des alternances au cours des dernières décennies a abouti à un transfert de l’enseignement des savoirs vers un apprentissage des compétences. Cette évolution contraint souvent les enseignants à suivre des procédures formatées en imposant des protocoles qui se résument à des listes de compétences inopérantes et indigestes, au lieu de favoriser une pédagogie qui donne sens à l’enseignement, comme par exemple la mise en place de projets qui stimulent la curiosité. À cela s’ajoute parfois une réticence à la sanction qui empêche les élèves de prendre conscience des devoirs qui leur incombent. Un exemple symptomatique : celui de la classe sans note. En effet, sous prétexte de ne pas stigmatiser l’erreur et l’échec, on aboutit à mettre sur le même plan toutes les erreurs confondant celles qui, une fois corrigées, appartiennent effectivement à la dynamique d’un apprentissage et celles qui sont irrémédiables parce qu’elles dénotent davantage de négligence voire de refus d’apprendre que de difficultés proprement scolaires et qui font en réalité obstacle à tout apprentissage. On déresponsabilise autant l’enseignant que l’élève, qui ne parviennent plus à assumer les exigences d’une assimilation du savoir. Il est évident que ce sont les familles les plus modestes qui en font les frais car elles sont sans doute les moins armées pour décrypter ces listes de compétences plus ou moins assimilées. Alors même qu’elles avaient fait confiance à l’institution scolaire, elles se trouvent dépourvues de tout repère. La dissimulation de la possibilité de l’échec le rend en vérité inéluctable ; elle inscrit les individus dans une fatalité : celle de l’assignation sociale. Cette évolution, loin d’atténuer la violence de classe, la transforme et lui donne une force implacable. En définitive, ce remplacement du « cancre » d’autrefois par « l’incompétent » d’aujourd’hui, témoigne, non d’une prétendue « adaptation » mais bien d’un renoncement de l’institution à ses ambitions. Pour se plier aux exigences du marché, on répartit les individus dans des grilles plutôt que de remplir la vocation méritocratique de l’école. Dans une même perspective, l’examen du baccalauréat nous est présenté comme un archaïsme coûteux qu’il conviendrait de réduire pour lui substituer un « contrôle » qui n’aurait de continu que la forme. Or, notre baccalauréat, audelà de tous les défauts qu’on peut lui reconnaître, constitue un événement symbolique et structurant par son caractère national et transgénérationnel ; parce qu’il reste un des derniers rituels de passage, il permet à tous les candidats de s’y reconnaître. C’est bien là tout le sens et la raison d’un diplôme commun.

Conflits de légitimité.

L’école est par ailleurs un lieu où émergent des formes d’hostilité à l’idéal républicain. Elle doit affronter des représentations antagonistes ainsi que des préjugés issus du contexte familial, des réseaux sociaux etc. Un exemple typique en est le regain du créationnisme qui rend de plus en plus difficile l’enseignement de l’évolution naturelle des espèces (en cours de SVT ou de philosophie…). Ce qui s’exprime alors plus largement, c’est un refus déterminé d’une compréhension rationnelle du monde au bénéfice d’une affirmation identitaire fantasmée. Ces professions de foi exacerbées sont avant tout le symptôme d’un repli sur soi. L’objectif républicain de l’égalité des sexes se trouve également en butte à des refus parfois récurrents assignant la femme à des rôles stéréotypés et à des orientations genrées… Ces difficultés rencontrées face à la question sexuelle, souvent renforcées par des facteurs religieux, donnent lieu par exemple à des manifestations virulentes d’homophobie. On voit par là que le rapport à la religion comme au patriarcat cristallise les difficultés et c’est d’ailleurs ce qui apparaît encore dans tous les obstacles que l’on peut rencontrer pour mettre en œuvre un enseignement historicisé du fait religieux, alors qu’il est le seul qui puisse être donné dans notre république laïque. La mise en cause de la légitimité des institutions républicaines et du consensus social se fixe dans ce qu’il est commun de nommer les « théories du complot ». Cette nébuleuse de discours fantasmés sur le monde forme des mythes toxiques, porteurs de haines et de violences qui visent à détruire toute possibilité de s’inscrire dans une société.

“ Il ne suffit pas de se réclamer d’une tradition, qu’elle soit religieuse ou bien nationale, mais de se rendre capable
de construire une conscience citoyenne sur les bases du savoir, de la discussion démocratique et de la raison. ”

On voit ainsi que tout enfant qui entre à l’école peut faire face à un conflit de légitimité : il est soumis à l’autorité familiale, à celle des éducateurs, aux jugements de ses camarades. Tout cela le place face à de lourdes contradictions. Pour qu’il n’ait pas le sentiment de trahir l’une de ces appartenances ce qu’on ne saurait d’ailleurs souhaiter il faut parvenir à ce qu’il prenne conscience de la primauté d’une responsabilité citoyenne car elle seule peut dépasser ces antagonismes sociaux. L’un des rôles essentiels de l’école sera de démontrer l’intérêt de ce choix éclairé.

“ Il n’y a pas de démenti plus flagrant à l’idée d’une école citoyenne que celui suscité par le sentiment d’une fatalité de l’échec scolaire. ”

La question de l’éducation à la citoyenneté prend un relief particulier dans le contexte français ; en effet, l’unité nationale ne passe pas par la reconnaissance ou le culte adressé aux couleurs, au drapeau de la nation comme cela peut être le cas aux ÉtatsUnis, ni par la référence à Dieu, ou par la personne du souverain, comme par exemple en GrandeBretagne. Il n’est pas question non plus, d’assumer un enseignement ouvertement idéologique, comme cela peut être le cas dans les régimes réactionnaires (par exemple, dans la Pologne actuelle). L’enseignement public en France s’est construit sur le refus de la référence théologique, revendiqué autant par une grande partie des croyants que par les noncroyants. L’éducation devient ainsi un sujet éminemment politique, pris dans des débats incessants ; cette absence d’unité prédéterminée dans le mythe peut donner l’impression qu’il s’agit d’avoir à recommencer constamment l’œuvre d’un nouveau Sisyphe. Il ne suffit pas de se réclamer d’une tradition, qu’elle soit religieuse ou bien nationale, mais de se rendre capable de construire une conscience citoyenne sur les bases du savoir, de la discussion démocratique et de la raison.

La citoyenneté comme perspective.

Il ne s’agit pas pour les enseignants de sortir des bornes de leur matière, comme si la citoyenneté constituait un objet de savoir autonome et enseignable ex cathedra. Il convient bien plus de faire de la citoyenneté une perspective qui puisse être mise en pratique dans chacun des savoirs. C’est dans ce cadre que chaque enseignant, dans sa classe, doit incarner une exemplarité qui fonde son autorité. Cela ne peut se réaliser, si, sous prétexte d’autonomisation tout azimut, on aboutit à une atomisation du système éducatif où disparaissent l’unité de la classe (réduite souvent à des groupes de compétences), le statut de l’enseignant garant d’une égalité territoriale, la permanence d’un examen national. Sans une institution scolaire qui assume sa mission républicaine, il est vain de déplorer une atmosphère délétère, manifestée par une perte de sens et de finalité de ce que doit être l’enseignement. Qui parmi les enseignants n’a pas rencontré ces élèves qui ne comprennent pas la raison de leur présence à l’école, qui estiment subir leur orientation et l’enseignement qu’on leur donne ? Qui n’a pas rencontré, non plus, ce professeur qui craint de ne pas être écouté ? Il s’agit, en réalité, dans les deux cas, d’une action rendue impossible, forme de passivité qui se répand de façon insidieuse, où les individus se trouvent livrés à euxmêmes, à leurs fantasmes ou à leurs craintes, désemparés du fait de leur incapacité à s’intégrer à une identité et à un projet politiques. Cette passivité prend de multiples formes, du désinvestissement au refus de la prise de risque. Il n’y a pas de démenti plus flagrant à l’idée d’une école citoyenne que celui suscité par le sentiment d’une fatalité de l’échec scolaire.

Damien Boussard
Chargé des relations avec l’éducation nationale
pour le Musée de l’histoire vivante de Montreuil,
Professeur d’histoire géographie au lycee Le Corbusier d’Aubervilliers.

Eric Saïd
Professeur agrégé de philosophie,
lycée Jean Jaurès de Montreuil.