Numéro 13,  Quelques idées communistes pour l'éducation,  Régis Ouvrier-Bonnaz

Lire Wallon pour comprendre aujourd’hui les enjeux de l’orientation scolaire

Avec la réforme de la scolarité obligatoire à 16 ans pour les enfants âgés de six ans au 1er janvier 1959 (ordonnance du 6 janvier 1959), le problème posé à l’école primaire à la fin du XIXème siècle concernant la nécessité de garder un contact avec la réalité économique et professionnelle pour préparer l’insertion sociale des jeunes touche le premier cycle du second degré, école moyenne devenue le passage obligé pour tous les jeunes. Plusieurs dispositifs et circulaires jalonnent les cinquante dernières années marquant les hésitations du législateur à préciser la forme que l’aide à l’orientation pourrait prendre dans l’école : une discipline dédiée, une intégration dans les disciplines, des dispositifs spécifiques.

L’empilement des dispositifs et leur relative inefficacité conduisent à s’interroger. Comment peut-on scolariser une visée politique concernant la connaissance des milieux professionnels et économiques en lien avec l’orientation des élèves ? A quelles finalités sociales répondent les solutions retenues ? Qu’est-ce que les enseignants et les conseillers d’orientation-psychologues devenus psychologues de l’Education nationale peuvent proposer aux élèves comme savoirs à acquérir et qu’est-ce que les élèves apprennent qui leur sera utile pour construire leurs choix d’orientation et faciliter leur insertion professionnelle ?

Orientation scolaire et culture commune, un pari anthropologique à tenir dans l’Ecole

Le Parcours Avenir, initié dans le cadre de la Refondation de l’Ecole de la République (loi du 8 juillet 2013), est le dernier dispositif prévu pour accompagner les élèves dans la construction de leur projet d’orientation (arrêté du 1er juillet 2015). Soixante-dix ans après le plan Langevin-Wallon organisé autour de deux aspects non point opposés mais complémentaires : l’égalité et la diversité[1]Principes généraux du Plan. Voir l’article de Pierre Boutan dans ce même numéro., l’accès à une culture commune susceptible de favoriser l’acquisition de ce qui doit être partagé par tous, est la référence proposée pour organiser ce dispositif. Qu’en est-il dans la réalité au regard des objectifs affichés ? Le premier objectif de ce Parcours, « comprendre le monde économique et professionnel  » ainsi que la diversité des métiers et des formations, renvoie à la compréhension des milieux que les Hommes se sont créés et continuent à se créer par leur activité. Cette logique conduit à inscrire l’orientation dans une perspective anthropologique. Il s’agit de faire comprendre aux élèves que la création, le maintien et la transformation des milieux de vie sont rendus possibles par le travail des femmes et des hommes, l’invention et la maîtrise de techniques, rattachés à des genres sociaux d’activités de fabrication et d’usage, organisant les activités des Hommes entre eux.

Le second objectif du Parcours, « développer le sens de l’engagement et de l’initiative  » des élèves renvoie à un questionnement qui, mal délimité, pousserait à l’extrême l’idée d’engagement individuel avec pour conséquence l’incitation adressée à chacun de créer et de définir son emploi comme le suggère le développement de l’intérim ou les nouvelles formes de gestion libérale du travail avec « l’ubérisation  » croissante des activités professionnelles. Au-delà de cette mise en garde, cet objectif lié au développement du pouvoir d’agir des élèves ouvre des perspectives d’apprentissage intéressantes dans le champs de l’orientation s’il permet de développer chez les élèves de nouvelles possibilités de compréhension de la vie en société encourageant la recherche de l’acquisition de technicités partagées[2]Sur cette question des technicités partagées, lire : Jean-LouisMartinand (2014). Penser la culture technique pour l’école obligatoire ? Carnets Rouges, 1, 27-29..

“ Dans le domaine de l’orientation, permettre aux élèves de partager une culture commune, c’est ainsi faciliter l’accès à la compréhension de l’activité humaine pour qu’ils comprennent le monde dans lequel ils vivent pour s’y situer, y agir et y faire des choix. ”

Comme le suggère Henri Wallon (1879-1962) en tissant des liens entre « orientation professionnelle et culture générale  » dans une conférence prononcée au Congrès de l’Education Nouvelle de Nice en 1932[3]Henri Wallon(1932). L’éducation et le facteur social. Culture générale et orientation professionnelle. Document dactylographié corrigé et annoté par l’auteur, p.3 (7 pages). Archives Nationales – Fonds Wallon 360 AP 18., « en tout individu, il y a l’homme universel  » d’où l’idée que « l’homme [doit] avant tout se faire l’héritier de la culture commune et s’en assimiler les sources  ». Dans la cohérence des deux premiers objectifs du Parcours, l’accès à une culture commune peut alors reposer sur l’acquisition progressive des outils conceptuels et matériels susceptibles de faciliter la compréhension des situations et des objets constitutifs des différents milieux de vie des élèves[4]Voir Régis Ouvrier-Bonnaz (2008). L’information sur les métiers et les formations en milieu scolaire, une question didactique ?
OSP, 37/2. En ligne : https://osp.revues.org/1698
. Dans le domaine de l’orientation, permettre aux élèves de partager une culture commune, c’est ainsi faciliter l’accès à la compréhension de l’activité humaine pour qu’ils comprennent le monde dans lequel ils vivent pour s’y situer, y agir et y faire des choix.

Prenons un exemple. Dans une période où le développement de l’économie tertiaire a créé de nouveaux territoires, on peut postuler l’importance de la compréhension par les élèves des « logiques territoriales  » qui structurent le monde et supportent les activités économiques et professionnelles où naissent et se développent les métiers. Cela implique de travailler la maîtrise progressive de certains concepts propres à « la théorie des lieux centraux  » comme ceux de fonction et hiérarchie des lieux, de centre, de périphérie ou d’aire d’influence. Ces concepts enseignés en géographie de l’école élémentaire à l’Université, participent de la catégorisation et de la description du réel, de la structuration et de l’organisation des milieux de vie. Ce travail de conceptualisation s’appuie, à la fin du cycle élémentaire, sur un nombre limité de cas singuliers pris dans l’environnement proche puis est progressivement élargi. Cette logique du singulier au général et du plus proche au plus éloigné marque la spécificité et la progressivité des apprentissages dans le Parcours.

“ L’étude des œuvres, produit de l’activité humaine, les outils conceptuels et techniques qui en permettent les réalisations, pensées en lien avec les problèmes auxquels elles répondent, servent de support à de nouvelles acquisitions susceptibles d’aider les élèves à mieux maîtriser le temps présent et leur projection dans l’avenir. ”

Comme cela est préconisé dans ce dispositif, favoriser le rapprochement des activités d’orientation avec les disciplines scolaires permet alors de considérer ces dernières comme des grilles de lecture du monde. En procédant ainsi, les liens entre significations sociales attachées à la description du monde professionnel et sens personnel susceptible de sous-tendre l’engagement des élèves dans leur scolarité à travers les motifs qu’ils se donnent d’apprendre se nouent et se dénouent au cœur des processus d’orientation : spécification du monde et connaissance de soi, expression couramment utilisée mais rarement bien définie, participant d’un même mouvement. A la suite de Wallon quand il précise qu’au point de départ de toute éducation, il y a le travail, « l’industrie humaine  », on peut considérer que l’étude des œuvres, produit de l’activité humaine, les outils conceptuels et techniques qui en permettent les réalisations, pensées en lien avec les problèmes auxquels elles répondent, servent de support à de nouvelles acquisitions susceptibles d’aider les élèves à mieux maîtriser le temps présent et leur projection dans l’avenir.

Wallon et « l’industrie humaine  », une approche historico-culturelle de l’orientation

Wallon, privilégiant l’articulation entre problématique savante et problématique sociale, part du postulat que le travail et ses formes d’organisation constituent la matrice de l’histoire sociale dans laquelle s’inscrit le développement des Hommes et des Femmes[5]Sur ce sujet se reporter à Régis Ouvrier-Bonnaz (2018). Pour lire Wallon sur l’orientation. Paris : Editions Sociales et (2017) Wallon critique de Taylor et l’orientation. La Pensée, 391, 39-49.. L’intérêt de l’œuvre de Wallon est de nous inviter à nous intéresser au comportement des groupes dans le temps pour mieux comprendre l’Homme en tant qu’« être collectif  ». L’Homme « subit les conditions de son milieu physique et social. Mais ramené à l’être collectif qui a fait le passé et qui prépare l’avenir, il est l’artisan qui modifiant le milieu physique s’oblige à transformer le milieu social et qui se transforme ainsi lui-même. A quelque niveau que puisse s’élever progressivement cette conjugaison tout intime entre l’activité de l’homme et les objets qu’elle se trouve dans le monde physique, elle ne peut les façonner qu’en se modelant sur eux. Ainsi se résout de lui-même le problème si controversé de la connaissance  ». (Wallon, 1935, p. 14)[6]Henri Wallon (1935). Introduction. A la lumière du marxisme, [pp. 9-16]. Paris : Editions sociales internationales..

En 1947, dans une conférence, « Education des Masses et Technique »[7]Conférence prononcée et enregistrée le 17 juillet 1947 pour l’Organisation des Nations Unies pour l’Education, la Science et la Culture (UNESCO). Document dactylographié (3 pages). Archives Nationales – Fonds Wallon 360 AP 18 : Dossier Conférences radio., faisant référence au développement de l’automatisation croissante dans l’industrie, Wallon précise qu’il faut être attentif à l’écart susceptible de s’installer entre une ambiance de mécanisation et de puissance où vit l’enfant et une éducation tardigrade qui n’admet de valeurs culturelles que dans le passé, qui se plaît à opposer le passé au présent, comme s’il n’y avait pas entre eux de commune mesure et comme si le passé avait toujours été le passé, au sens d’une résistance à ce qui devient, et tend à transformer la vie et l’esprit de l’homme (…). Il est arrivé ceci que petit à petit les détenteurs de la culture en ont rétréci les bases et ont abouti à un divorce entre l’école et la vie, la culture par excellence est devenue la culture dite classique qui nous vient de la Renaissance, mais pour qui elle n’était pas, comme le veulent ses partisans d’aujourd’hui, une simple gymnastique intellectuelle, mais une large source d’information humaine, la somme des expériences vécues par des peuples et des personnalités illustres, un moyen de confronter entre elles les mœurs et les croyances afin d’éliminer celles qui ne pouvaient se justifier autrement que par la crédulité ou par la servitude industrielle (1947, p. 2).

La culture est une et entière, « ce n’est d’ailleurs qu’en restituant à toutes les œuvres de l’homme, concrètes et abstraites, ce qu’elles recèlent ou ont nécessairement recélé de compréhension inventive, c’est en faisant d’elles toutes un motif d’analyse et de réflexion que « les masses  » peuvent être entraînées vers la culture intellectuelle, et qu’elles prendront contact avec les sciences dans ses différentes formes et à ses différents niveaux  » (idem, p. 2). Selon Philippe Malrieu (1912-2005) qui s’est efforcé de développer une psychologie en lien avec les contextes culturels et les périodes historiques dans lesquels les conduites prennent forme et se développent, Wallon défend « une certaine idée de l’homme : être au contact avec le réel, aux prises avec l’univers des choses qu’il transforme en fonction des instruments que la société lui transmet ; – aux prises avec les hommes, avec les collectivités qu’ils constituent, et sur lesquelles il agit en fonction de ses expériences et de ses représentations individuelles  » (1981, p. 4)[8]Philippe Malrieu (1981). Introduction. Dans Hommage à Henri Wallon pour le centenaire de sa naissance [pp. 3-5]. Série A, Tome XIV. Travaux de l’Université de Toulouse-Le Mirail.. Pour Wallon, on l’aura compris, l’activité humaine est et fait histoire, elle permet de comprendre l’action des femmes et des hommes sur le monde et l’impact de cette action sur leur propre développement.

Dès lors, on comprend mieux les raisons qui poussent Wallon, responsable de la commission formation des maîtres du Plan Langevin-Wallon, à défendre l’idée d’une formation de tous les enseignants concernant l’orientation. La formation commune des professeurs et des psychologues de l’Education Nationale (psychologues scolaires et conseillers d’orientation-psychologues) dans les Ecoles Supérieures du Professorat de l’Education (ESPE) est une belle occasion de faire du travail propre à l’orientation un levier d’émancipation individuel et collectif pour tous les jeunes, en particulier des plus démunis, qui ne laisse pas de côté la question du développement des élèves et de leurs milieux de vie. Pour relever ce défi, la lecture des textes que Wallon a consacré à l’orientation est plus que jamais d’actualité.

Régis Ouvrier-Bonnaz
Groupe de Recherche et d’Etude sur l’Histoire du Travail et de l’Orientation (GRESHTO) – Centre de Recherche sur le Travail et le Développement (CRTD) – CNAM

Notes[+]