Marine Roussillon,  Numéro 1,  Quels programmes pour une culture partagée ?

Les programmes scolaires, un enjeu politique

Est politique tout ce qui concerne la cité, c’est-à-dire la collectivité, l’espace du débat démocratique. Quoi de plus politique alors que ce que la collectivité transmet, par le biais d’une institution obligatoire, à l’ensemble des futurs citoyens ? Définir les contenus que l’école doit transmettre à tous, c’est aussi construire un projet pour l’école et pour la société. L’élaboration de programmes scolaires pose la question politique : quel avenir voulons-nous construire ensemble ?

L’enjeu idéologique et les usages politiques de l’école

L’enjeu le plus visible de la définition des programmes est un enjeu idéologique : dans la définition des contenus d’enseignement s’opèrent des choix qui renvoient à des partis-pris politiques. L’histoire est le terrain privilégié de ces choix : le temps consacré à l’enseignement de la Révolution française ou l’approche de l’histoire de l’Union soviétique sont autant d’objets de débats explicitement politiques. On retrouve le même type de débats à propos du programme de sciences économiques et sociales (quelle place accorder à Marx ? Faut-il enseigner le chômage ?…).

Le débat sur l’inscription des « conséquences positives de la colonisation » au programme d’histoire en est un bon exemple. Les échanges les plus médiatisés ont porté sur les valeurs que le politique – en l’occurrence une assemblée nationale dominée par l’UMP – voulait faire transmettre par l’école : l’école doit-elle valoriser la colonisation ou au contraire la condamner ? Gauche et droite se sont affrontées sur cette question au point de la faire apparaître comme relevant d’un choix idéologique subjectif, et non d’un savoir vérifiable. Le débat sur la dimension idéologique des programmes finit ainsi par donner l’impression qu’il existerait des savoirs de droite et des savoirs de gauche.

L’intervention d’historiens dans le débat a tenté d’en déplacer les enjeux. Le Comité de vigilance sur les usages politiques de l’histoire a voulu faire porter le débat sur ce qu’est un savoir : qui l’élabore et selon quelles procédures. Il a revendiqué l’existence d’un savoir historique indépendant du débat politique, élaboré non pas à l’Assemblée nationale mais dans d’autres institutions comme l’université, le CNRS, les revues internationales, etc. Il s’agissait d’affirmer qu’il existe des savoirs, certes historiquement et socialement construits, mais indépendants des débats politiques et qui tiennent leur légitimité d’autres instances.

Le débat idéologique sur les programmes masque alors un autre conflit, autrement plus important : celui qui porte sur les relations entre le pouvoir politique et les espaces de production des connaissances. L’opération des députés UMP n’avait pas simplement pour but d’imposer une conception de la colonisation : elle tentait de mettre en œuvre un contrôle politique des savoirs et de leur élaboration et s’inscrivait dans un contexte de restructuration de la recherche française, visant à la rendre de plus en plus dépendante du pouvoir et des financeurs privés.

“ Les modalités d’élaboration des programmes sont donc un enjeu politique majeur : il s’agit de favoriser le débat démocratique tout en défendant l’existence d’un espace autonome, pluriel et libre d’élaboration des savoirs. ”

On le voit, entrer dans le débat en affirmant la nécessité pour l’école de condamner la colonisation, c’était entrer dans un piège : accepter de considérer que le pouvoir politique peut tenir un discours scientifique, dire ce qui est vrai et ce qui est faux d’un événement en lieu et place des savants. Les modalités d’élaboration des programmes sont donc un enjeu politique majeur : il s’agit de favoriser le débat démocratique tout en défendant l’existence d’un espace autonome, pluriel et libre d’élaboration des savoirs.

L’enjeu démocratique : culture scolaire et culture populaire

Autre lieu commun du débat politique sur les programmes : la question des inégalités. D’un côté, l’évolution de la société rend nécessaire l’appropriation par le plus grand nombre de savoirs complexes. Les travailleurs de demain en auront besoin pour évoluer dans un monde marqué par la révolution informationnelle. Les citoyens doivent mobiliser une culture et des capacités de réflexion étendues pour prendre position dans les grands débats démocratiques auxquels nous sommes confrontés, comme la question du nucléaire et de la transition énergétique par exemple. Mais d’un autre côté, l’école ne peut pas tout enseigner : l’anglais, le langage informatique, la lecture, la natation, le respect de l’autre, le code de la route… Pire, elle échoue à transmettre à tous les contenus fixés par les programmes.

Le choix de ce qui est inclus dans les programmes scolaires et de ce qui en est exclu dessine des hiérarchies entre les pratiques et les savoirs et figure donc un ordre social. La place réduite de la culture technologique dans notre école confirme ainsi la place subalterne du travail dans la société. Au sein de chaque discipline, les programmes opèrent aussi des mises en ordre : l’élaboration d’un corpus de « classiques » construit et impose une définition de ce qui fait la valeur d’une œuvre (universalité ou inscription dans son époque ? respect des règles ou capacité à les transformer ?). Ces mises en ordre ont une incidence sur le caractère plus ou moins démocratique de l’école : elles définissent une culture scolaire plus ou moins proche de celle de tel ou tel groupe social. Cependant, il ne suffirait pas de remplacer la « culture bourgeoise » par une « culture populaire » (si tant est qu’elle existe) pour révolutionner l’école. Les enfants des classes populaires réussiraient peut-être mieux à l’école si on remplaçait Victor Hugo par les mangas, mais ils n’en seraient pas plus libres dans leur vie d’adulte. La démagogie qui consiste à servir aux enfants ce qui leur ressemble au nom de la démocratisation fait l’impasse sur ce que vise cette démocratisation : l’émancipation, c’est-à-dire la transformation de l’individu et de la société indissociablement.

Plutôt que la définition des contenus, c’est la relation entre le temps scolaire et les contenus à enseigner (c’est-à-dire la relation entre contenus et pratiques) qui fait la sélection ou la démocratisation. La définition des contenus par accumulation dans de longues listes, associée au refus de prolonger le temps d’enseignement (la durée de la scolarité obligatoire n’a pas changé depuis 1959) voire à la décision de le réduire (suppression d’une demi-journée de classe en primaire en 2008), produit un enseignement sélectif : l’école, dans l’incapacité de transmettre dans un temps réduit tout ce qui est nécessaire pour réussir à l’école, délègue, le plus souvent implicitement, une partie de ces apprentissages aux familles. La démocratisation scolaire passe alors à la fois par un allongement du temps scolaire et par une redéfinition des contenus substituant à l’accumulation des listes l’approfondissement d’une culture cohérente.

Socle ou culture

Le débat entre partisans du « socle » et partisans de la « culture » est révélateur de ces enjeux. Face aux inégalités croissantes dans l’appropriation des savoirs, les partisans du socle affirment que l’école devrait se concentrer sur un corpus limité de compétences et de savoirs qualifiés de « fondamentaux » : lire, écrire, compter, cliquer… la liste est variable. Peu importent en fait les frontières de cette liste. Ce qui compte ici est la reconduction de l’objectif de Jules Ferry : transmettre « ce qu’on ne saurait ignorer », définir un ensemble de savoirs et de compétences indispensables aux adultes de demain. Les partisans de l’approche culturelle, et parmi eux les communistes, font le pari d’une conception évolutive et vivante de ce qui est transmis et construit par l’école. Il s’agit non plus de définir un patrimoine à transmettre mais des pratiques de construction de la connaissance qui peuvent prendre pour support des objets et des disciplines divers. L’objectif n’est plus d’adapter l’école à la société – et donc d’assurer la reproduction de cette société – mais de favoriser les capacités d’action et d’invention de chacun, individuellement et collectivement, et donc d’ouvrir les voies de la transformation sociale.

“ Il s’agit non plus de définir un patrimoine à transmettre mais des pratiques de construction de la connaissance qui peuvent prendre pour support des objets et des disciplines divers. ”

Il importe de souligner que le débat n’oppose donc pas les partisans d’un minimum (smic culturel ou rmi éducatif) et ceux d’un maximum. Si les partisans du socle veulent limiter la liste des contenus fondamentaux, ceux de la culture veulent renoncer à la liste et privilégier l’approfondissement (et sa dimension critique) sur l’accumulation.

Le débat, ainsi posé, éclaire les controverses sur le « lycée unique ». Plusieurs forces de gauche, du PS à Ensemble, se prononcent pour la suppression des voies différenciées au lycée et la mise en place d’un tronc commun de « culture générale ». Il s’agit d’apporter une réponse au problème de la hiérarchisation des voies et de la dévalorisation de la voie professionnelle. Cette réponse me semble cependant biaisée, dans la mesure où elle reproduit la logique d’accumulation qui est celle du socle – transmettre un patrimoine le plus vaste possible – plutôt que de s’inscrire dans une logique d’approfondissement qui rend nécessaire la spécialisation : devenir spécialiste dans une culture technologique, scientifique, artistique ou sportive, c’est acquérir un haut niveau de maîtrise dans la construction et la critique de savoirs et de savoir-faire. De ce point de vue, l’expression « culture générale » est trompeuse : parce qu’elle est « générale » et donc pas approfondie, elle ne saurait être véritablement « culture », c’est-à-dire vivante, évolutive, ouverte à l’action.

L’enjeu de l’émancipation : ouvrir la possibilité d’une transformation individuelle et collective

L’opposition entre socle et culture conduit ainsi à poser la question de la portée émancipatrice des contenus d’enseignement. Comment l’école peut-elle articuler la transmission d’un patrimoine et l’ouverture d’espaces de liberté et d’action rendant possible la transformation de l’individu et de la société, indissociablement ?

La polémique sur les programmes de français pour le lycée élaborés par le groupe technique disciplinaire présidé par Alain Viala et entrés en vigueur à la rentrée 2000 a mis explicitement en tension la transmission d’un patrimoine et la mise en action des élèves. L’introduction de l’écriture d’invention et de la notion de registre, la promotion d’une approche active du cours de français favorisant l’écriture des élèves, se sont heurtés à des réactions parfois très violentes accusant les nouveaux programmes de dévaloriser la tradition littéraire. Se sont opposées deux conceptions de l’enseignement des lettres, l’une insistant sur la transmission de valeurs et l’autre cherchant à désacraliser la littérature, à dévoiler les mécanismes de sa construction, pour libérer l’écriture des élèves, dans une relation que l’on pourrait qualifier de critique aux savoirs.

Plus récemment, la polémique sur l’enseignement de la notion de genre renvoie au même débat. Alors que la notion de genre est porteuse d’une approche critique des modèles familiaux et de leurs valeurs, les attaques contre l’enseignement du genre ont voulu renvoyer l’école à une mission de transmission (voire d’imposition) de valeurs. Ce dernier débat éclaire de manière intéressante le rôle de la laïcité à l’école : une laïcité véritablement émancipatrice est une laïcité qui rend possible l’élaboration d’une approche rationnelle, savante et critique de toutes les valeurs. Dans ce cadre, la « charte de la laïcité » inventée par Vincent Peillon apparaît comme un contre-sens : loin de favoriser l’approche critique des valeurs, elle utilise l’école pour imposer la laïcité comme une valeur contre d’autres.

“ comment construire le commun nécessaire au débat démocratique tout en ouvrant la possibilité d’un dissensus
et d’une conflictualité ? ”

L’opposition entre transmission de valeurs et approche critique mise en jeu par ces débats est sans aucun doute caricaturale. Rien ne s’oppose à ce que l’école transmette un patrimoine tout en dévoilant les mécanismes de sa construction et en favorisant une approche critique relevant de la maîtrise. Cependant, elle révèle la question politique essentielle posée par l’élaboration des programmes et souvent occultée par le débat public : comment construire le commun nécessaire au débat démocratique tout en ouvrant la possibilité d’un dissensus et d’une conflictualité ? Comment articuler la conservation d’un patrimoine et la construction de ce qui permettra aux individus et à la société de se transformer ?

Dans cette perspective, la question du rôle politique de l’école – permettre aux adultes de demain de faire société et de décider ensemble quelle société ils font – ne saurait se résoudre dans un cours d’éducation civique et morale. Qu’est-ce qu’un cours prônant l’engagement quand tous les autres cours valorisent une science et un art désengagés ? Qu’est-ce qu’un cours prônant le respect et le vivre ensemble quand tous les autres cours portent un regard méprisant sur la culture familiale et construisent l’exclusion ? C’est la définition même des contenus enseignés et des pratiques d’enseignement qui fonde la possibilité d’un en commun ou qui produit au contraire de l’exclusion.

Marine Roussillon
Membre du CEN du PCF
en charge des questions d’éducation