Enjeux de l'école inclusive,  Numéro 18,  Pascal Prelorenzo

Les institutions spécialisées dans la tourmente de l’ubérisation inclusive

Aujourd’hui, certains veulent réduire l’angle mort irréductible du handicap, « l’égalité en droit mais l’inégalité en fait »[1]André Comte-Sponville, in C. Gardou (Dir.), Désinsulariser le handicap, 2007, au forceps, en accélérant le transfert des places des établissements spécialisés vers le milieu ordinaire au nom du principe inconditionnel de l’inclusion mais au mépris des conditions de celle-ci. Ils suivent en cela l’injonction dogmatique et comminatoire de désinstitutionnalisation de la rapporteuse spéciale de l’ONU, C. Devandas-Aguilar, pour qui, par définition, la vie en établissement spécialisé interdit aux personnes l’exercice plein et entier de leurs droits.

Quelle légitimité ont alors encore les institutions médico-sociales dans cette tension entre milieu spécialisé et milieu ordinaire ? Quelle est leur place dans un « Service public de l’école inclusive » où elles ont vocation à être transfigurées en dispositifs intégrés (Loi n° 2016-41), plateformes de services inclusifs (Rapport IGEN, 08/2018) ou équipes mobiles d’appui médico-social (Cir. DGCS 14/06/19) ?

Établissements… le grand enfermement ?

Si aujourd’hui les établissements spécialisés sont remis en question (désinstitutionnalisation), c’est d’abord à cause de la pression internationale[2]L. Husson et J.M. Perez, Handicap et inclusion à l’école  :  entre mondialisation des droits et agir éducatif, Carrefours de l’éducation n°42, 2016. Il n’est pas anodin qu’on trouve en exergue de la circulaire de rentrée inclusive du ministère de l’Education nationale (06/2019), et pour la première fois dans un texte issu de ce ministère à notre connaissance, une référence directe à la Convention internationale des droits des personnes handicapées (ONU, 2006).

“ Si aujourd’hui les établissements spécialisés sont remis en question (désinstitutionnalisation), c’est d’abord à cause de la pression internationale ”

Cette incursion de l’ONU n’est pas étrangère à la venue en 2017 de la rapporteuse spéciale sur le handicap, qui a répandu à tous les étages de l’État sa haine à l’égard des établissements spécialisés, affirmant qu’ils constituent une source de ségrégation systématique et une violation des droits de l’homme. Dans son rapport de 2019 à l’ONU, elle demande à la France de fermer les établissements médico-sociaux existants. La possibilité que ces établissements puissent incarner des lieux d’épanouissement est systématiquement écartée par l’ONU, qui fonde sa conception du droit à l’éducation sur la stricte opposition inclusion/exclusion (art. 24), à priori non problématique et consensuelle[3]M. Duru-Bellat., Petit recul conceptuel sur des notions consensuelles… Administration & Éducation, 2011, n° 4 et pourtant si impropre…

Contre cette posture sans nuance de la déléguée onusienne, accueillie à bras ouverts par le gouvernement français, la Commission Européenne des Droits de l’Homme a reconnu, à l’occasion du jugement d’une affaire de refus d’orientation en établissement spécialisé par des parents (24/01/19), que la vie en établissement spécialisé plutôt qu’en milieu scolaire ordinaire ne violait pas le droit à l’éducation des enfants en situation de handicap, ne constituait ni un manquement de l’État à ses obligations ni une négation systémique de leur droit à l’instruction en raison de leur handicap et convenait à leur épanouissement.

Des institutions arrimées à des valeurs humanistes

Si la charge de l’ONU est si violente, c’est peut-être parce qu’elle repose sur une représentation des établissements spécialisés empreinte de maltraitance et extrêmement ségrégative, qui ne colle pas à la réalité historique du médico-social en France.

S’il y a eu séparation du médico-social et du milieu ordinaire en France, voire ségrégation diront certains à cause de pratiques asilaires à mettre en partie sur le compte de l’histoire politico-économique du pays, cette séparation n’a pas été portée par des valeurs ségrégationnistes, voire eugénistes comme aux États-Unis par exemple[4]C. Kliewer& S. Drake, « Disability, Eugenics and the Current Ideology of Segregation  :  A modern moral tale », Disability & Society, 1998.

En France, les institutions se sont construites majoritairement sur des valeurs humanistes, inscrites dans un processus d’accueil et de transformation du sujet[5]P. Delion, in P. Delion et alii, Créativité et inventivité en institution, 2014 où l’institution s’exprime comme un espace contenant la dynamique psychique de tous les membres qui la composent (soignants et soignés)[6]F. Marty, « L’institution de soin  :  un espace psychique interne », Psychotropes, 2007.

C’est d’ailleurs grâce à cet espace contenant qu’elles ont pu développer des pratiques ambulatoires, de plus en plus fréquentes.

Bien sûr, avec J.-L. Garcia, président de l’APAJH, qui plaide pour une désinstitutionnalisation raisonnée […] s’il y a des établissements maltraitants, il faut les fermer, mais pas jeter l’opprobre sur l’ensemble des institutions, au risque de multiplier les situations sans solutions . (10/2017)

Quelle place pour les institutions aujourd’hui ?

Le “virage inclusif” auquel nous assistons aujourd’hui se traduit par la transformation des établissements spécialisés en plateformes de services inclusifs et en dispositifs intégrés. Ces plateformes de services, auxquelles on a démagogiquement ajouté l’adjectif “inclusif”, s’appellent plus vulgairement dans le milieu du handicap, des “paniers de services”. Comme l’expliquait en 2015 l’ex-secrétaire d’État chargée des personnes handicapées, S. Neuville, les plateformes de services, appuyées à des établissements ou services médico-sociaux, permettront de proposer des solutions d’accompagnement comme en libéral.

“ Le “virage inclusif” auquel nous assistons aujourd’hui se traduit par la transformation des établissements spécialisés en plateformes de services inclusifs et en dispositifs intégrés. ”

Pour M. Chauvière, spécialiste des politiques sociales (CNRS), on est bien loin de la prise en charge contenante des institutions. Selon lui, nous sommes dans un processus de marchandisation du social[7]M. Chauvière, Trop de gestion tue le social. Essai sur une discrète chalandisation, 2007, où les “institutions” ont progressivement disparu des textes législatifs[8]M. Chauvière, in M. Becquemin et C. Montandon (dir.), Les institutions à l’épreuve des dispositifs, 2014 et sont devenues des établissements puis des opérateurs, en concurrence sur un marché, avec un cahier des charges à respecter digne de celui d’une entreprise. D. Piveteau, l’auteur du célèbre rapport “Zéro sans solution” (2014), préfère pudiquement parler de dialogue compétitif pour évoquer un marché des prestations sur lequel se jouent des luttes fratricides entre associations gestionnaires d’établissements pour remporter les marchés.

Avec la mise en place des plateformes et la montée des dispositifs, au lieu de fluidifier les parcours, explique M. Chauvière, on les ponctue d’interventions de plus en plus individualisées qu’on articule selon des modalités de plus en plus complexes[9]A. Barrère, La montée des dispositifs  :  un nouvel âge de l’organisation scolaire, Carrefours de l’éducation, 2013. Pour organiser l’écheveau de conventions et de projets qui en découle, il devient nécessaire, comme dans le soin, de faire appel à des coordonnateurs de parcours (Loi n° 2016-41) qui eux-mêmes peuvent solliciter des plateformes territoriales d’appui, qui elles-mêmes peuvent se coordonner à d’autres plateformes (Rapport Denormandie, CNSA, 07/2018), etc. Lors d’un colloque sur la coordination des parcours (CIRNEF, 2017), M. Chauvière alertait d’ailleurs vigoureusement sur l’usine à gaz que constituent ces échelons de coordination qui se superposent et sur le manque de temps pour se réunir des cadres du médico-social, déjà submergés. M.S Desaule, pilote du dispositif “Une réponse accompagnée pour tous” et favorable à ces paniers de service, invitait elle-même, en mars 2017, à faire attention à ne pas complexifier le travail des acteurs en articulant les différents niveaux de coordination.

L’esprit des institutions rongé par le libéralisme

Au milieu des années 90, estimant que les établissements spécialisés sont trop pléthoriques, trop “indépendants”… et trop influencés par la clinique institutionnelle… les pouvoirs publics visent leur réduction et leur homogénéisation. Poussées à la concentration par les lois de 2002 sur la réforme du médico-social[10]J. F. Ravaud et alii, Introduction à la sociologie du handicap, 2013 et par la loi de finance de 2001 (LOLF), les associations gestionnaires d’établissements ont été sommées de passer de 35 000 établissements à 3000[11]P. Crété, in P. Delion et alii, Créativité et inventivité en institution, 2014. Les pouvoirs publics les ont forcées aussi à se soumettre à de nouvelles logiques, […] gestionnaires et managériales[12]M. Chauvière, 2007, Ibid. ; J. F. Ravaud et alii. 2013, Ibid.. Plus pudiquement, l’État affirmera qu’il souhaite mettre de la cohérence et du sens dans le paysage très morcelé du secteur social et médico-social (Loi du 02/01/2002). L’objectif non avoué a été en réalité de changer la nature de la relation entre l’État et le milieu spécialisé, en passant d’une logique de conventionnement, où chacun a une place légitime, à une logique de contractualisation et de normalisation, où les établissements sont subordonnés aux autorités de tutelle par le biais d’une accréditation, comme dans le sanitaire depuis les années 90, rappelle P. Crété.

“ … ce ne sont plus des organes directement liés à l’État ou à des associations qui gèrent la politique sociale mais des agences ou des organes déconcentrés, réputés indépendants et autonomes… ”

Contredisant la logique à l’œuvre dans le champ de la protection sociale depuis 45, une prise en charge socialisée, redistributive, avec un financement des politiques sociales qui passe par les institutions[13]M. Chauvière, Qu’est-ce que la « chalandisation ? » , Informations sociales, CNAF, 2009, ce ne sont plus des organes directement liés à l’État ou à des associations qui gèrent la politique sociale mais des agences ou des organes déconcentrés, réputés indépendants et autonomes  :  HAS, (ANESM), ARS, CNSA, MDPH…

Financer l’articulation avec le milieu ordinaire, mais à quel prix ?

Après le premier assaut de 2002, les établissements subissent aujourd’hui une réforme du financement (Sérafin-PH), pour une adéquation des moyens au parcours des personnes handicapées[14]Rapport de synthèse Serafin-PH, CNSA/DGCS, 2019. Pour A. Taquet, député, c’est désormais la personne qui doit financer, à la carte, les prestations dont elle bénéficie (Rapport “plus simple la vie”, 2018). Cette réforme se veut cohérente avec le passage d’une logique de filières, où les personnes étaient placées dans des établissements en tuyaux d’orgue, à une logique de parcours, celle de la loi de 2005, plus ouverte sur la citoyenneté ordinaire. L’enjeu est de “redéployer” une partie des fonds jusque-là attribués aux établissements vers le milieu ordinaire avec la volonté politique de sortir de la logique des “places” et du “prix de journée”, sur le modèle de ce qui s’est fait dans le milieu sanitaire. Le problème, c’est que le sanitaire, justement, remet en cause l’efficacité de ce mode de financement (Queguiner. Capital, 2018). C’est pourquoi cette réforme, qui a vocation à accentuer les effets de rationalisation des politiques libérales et à “responsabiliser” les individus en les isolant sur un parcours, inquiète quant au modèle de prise en charge qui la sous-tend et menace de siphonner le budget des établissements. C’est d’ailleurs ce que commencent à constater les associations de parents (UNAPEI, 2019) qui mesurent que le financement du transfert vers le milieu ordinaire à moyens quasi constants (neutre financièrement[15]Rapport conjoint IGEN/IGAS, 2018) contraint les établissements à reporter ce manque de moyens sur le reste à charge des familles.

Au-delà des bonnes intentions affichées, les gouvernements de ces trente dernières années, tous empreints de libéralisme, ont cherché en fait à réduire les coûts de la prise en charge des personnes handicapées, qui coûte  » un pognon de dingue ». Par exemple, alors que la prise en charge d’un enfant handicapé en milieu ordinaire coûte environ 10 000€ par an (taxi, AVS et enseignant spécialisé compris), elle coûte déjà 16 500€ s’il y a une prise en charge par un service d’accompagnement spécialisé en milieu ordinaire (SESSAD). Quant à la prise en charge en établissement spécialisé, elle coûte en moyenne 37 000€ par an en IME, 47 000€ en ITEP et plus de 72 000€ pour le polyhandicap (Rapport CNSA, 2016).

À la lumière de ces chiffres, on comprend que le problème principal que pose le handicap soit son coût, et ce quel que soit le pays, reconnaissait Victoria Soriano, directrice adjointe de l’Agence européenne pour l’éducation inclusive, à l’issue de la conférence de comparaisons internationales sur l’inclusion du CNESCO en 2016. C’est d’ailleurs ce que dénonce explicitement le film Hors norme, sorti récemment.

Conclusion

Pour conclure, nous rappellerons d’abord que plusieurs associations de parents de personnes handicapées se sont élevées contre la vision caricaturale (APAJH, 2017) de la vie en établissement spécialisé de l’ONU. L’institution, [en effet], est un lieu de vie et de socialisation ouvert sur la cité, en fonction des besoins et de l’évolution de la situation des personnes, un lieu de vie où la solitude n’entre pas, alors que dans certains cas elle s’installe au domicile affirmait le Groupe Polyhandicap France suite aux propos de la rapporteuse spéciale.

“ … la logique des parcours ne tient pas ses promesses et participe de la désagrégation du champ médico-social et de la logique institutionnelle. ”

Ensuite, nous ne pouvons que constater amèrement, avec Michel Chauvière, Pierre Delion ou Roland Gori que la logique des parcours ne tient pas ses promesses et participe de la désagrégation du champ médico-social et de la logique institutionnelle.

Enfin, du point de vue de la scolarisation des élèves handicapés, nous ne voyons pas comment l’école ordinaire, malgré tous ses dispositifs inclusifs, pourrait proposer un espace de soin aussi contenant que celui des établissements spécialisés, notamment pour les situations les plus sévères. En institution, rappelle en effet T. Romain, directeur d’ITEP (colloque APPEA, 06/2015), toutes les interventions, qu’elles soient thérapeutiques, éducatives ou pédagogiques, sont autant de véritables médiations à visée soignante.

Pascal Prelorenzo
Référent ASH pour le syndicat SNUIPP-FSU 13,
Parent d’enfant en situation de handicap

Notes[+]