Erwan Lehoux,  Numéro 16,  Quand le libéralisme se saisit de l'école

Les dispositifs comme porte d’entrée des acteurs privés dans l’école

De la lutte contre l’échec scolaire à la mise en place d’activités pédagogiques innovantes en passant par le développement du numérique, l’école est le théâtre d’une multiplication exponentielle de dispositifs en tout genre. Or, ces derniers, parce qu’ils sont souvent conçus dans le cadre de partenariats, constituent autant de brèches dans lesquelles des acteurs privés s’engouffrent. C’est le cas du dispositif des mini-entreprises[1]Ce dispositif est très bien étudié par Lucie Tanguy : Enseigner l’esprit d’entreprise à l’école, La Dispute, Paris, 2016, pp. 27-86. D’une manière générale, cet article est en grande partie inspiré de la lecture de l’ouvrage en question., développé dans un certain nombre de collèges, le plus souvent dans des quartiers populaires. Celui-ci, comme bien d’autres, mériterait d’être interrogé sur le plan de sa pertinence pédagogique. S’il permet certes de motiver des élèves qui, pour beaucoup rencontrent des difficultés, qu’en est-il des connaissances que les élèves auront retenues ? De fait, sans doute est-il plus efficace pour enseigner l’esprit d’entreprise que pour permettre aux élèves d’interroger le fonctionnement réel d’une entreprise, l’organisation du travail et les dominations à l’œuvre dans la société.

Surtout, il est une porte ouverte à l’introduction d’organisations privées – et de leurs intérêts – dans l’école. Ainsi, le développement des mini-entreprises est encouragé dans les collèges par la fondation Entreprendre pour apprendre, qui se propose de porter le projet avec les enseignants volontaires. Or, derrière cette fondation se cachent l’Association Famille Mulliez mais aussi AXA, la Banque populaire, HSBC ou encore Kiabi.

Le secteur de l’économie sociale et solidaire n’est pas en reste. Un certain nombre d’acteurs du secteur tels que la MAIF, la Casden ou encore la MGEN, mais aussi la FSU, l’UNSA, la FCPE, les Francas et bien d’autres ont en quelque sorte répliqué en créant l’association ESPER qui a vocation à populariser l’économie sociale et solidaire. Entre autres actions, ESPER propose l’opération « Mon ESS à l’École » qui consiste en la création, en classe, d’une entreprise de l’Economie Sociale et Solidaire par des collégiens […], des lycéens, qu’ils soient en filière agricole, générale, technologique ou professionnelle, et étudiants en [Maisons familiales rurales]. Sur la page internet consacrée à l’opération, il est précisé :
La démarche de « Mon ESS à L’École » a pour vocation de responsabiliser les jeunes en faisant d’eux des acteurs à part entière d’un projet entrepreneurial, collectif et d’utilité sociale. Au-delà des nombreuses compétences qu’ils développeront au travers de cette expérience, ils vont, par la pratique, s’approprier et donner sens aux valeurs d’égalité, de coopération et de solidarité que porte l’Économie Sociale et solidaire.[2]ESPER, « Mon entreprise sociale et solidaire à l’école, c’est quoi ? » : https://ressourcess.fr/monessalecole-cestquoi/

Les intentions des membres et partenaires de l’association sont sans doute plus en phase avec les valeurs qui sont les nôtres. Cependant, le projet mérite d’être interrogé avec un regard critique. Sur la forme, d’abord. Il n’y a aucune raison pour que les limites pédagogiques évoquées précédemment ne soient pas tout aussi vraies dans le cadre de l’opération « Mon ESR à l’Ecole ». Sur le fond, ensuite. Si l’analyse des diverses formes d’organisations productives, de leur fonctionnement, de leurs contradictions, de leurs limites, etc. doit avoir toute sa place dans les programmes, notamment de sciences économiques et sociales, l’école ne saurait avoir pour objectif de les faire aimer aux élèves. S’il n’est pas question de renfermer l’école sur elle-même, son ouverture aux acteurs divers de la société doit toujours être questionnée sous l’angle des objectifs en matière d’apprentissage notamment.

“ Ces contradictions sont d’autant plus importantes que les frontières entre le secteur privé de type capitaliste, le tiers secteur et le secteur public semblent de moins en moins étanches. ”

De manière générale, nous devons nous méfier de tout manichéisme. Les contradictions au sein du tiers secteur comme du secteur public sont nombreuses. Derrière les « valeurs d’égalité, de coopération et de solidarité que porte l’Économie Sociale et solidaire »[3]Idem, les acteurs du secteur participent tout de même à l’économie de marché et adoptent pour certains des pratiques assez troubles, entre autres en termes d’organisation du travail ou encore d’optimisation fiscale par exemple. Ces contradictions sont d’autant plus importantes que les frontières entre le secteur privé de type capitaliste, le tiers secteur et le secteur public semblent de moins en moins étanches. En ce qui concerne l’éducation, les intérêts, les positions et les objectifs des acteurs privés mais aussi de certains acteurs publics sont souvent en contradiction avec la visée émancipatrice qui est la nôtre.

Des intérêts marchands aux intérêts idéologiques

Ainsi, les entreprises, de type capitaliste comme les coopératives, voire certaines associations, entrent dans l’école avec des intérêts marchands qui ne sauraient y avoir leur place. Dans le cas des deux exemples évoqués ci-dessus, les entreprises en question apparaissent avant tout comme une source de financement. Certes, il n’y a pas vraiment de publicité pour les produits qu’elles proposent. Cependant, on sait aussi comment le financement a priori désintéressé d’initiatives humanitaires, culturelles ou éducatives participe de la construction de l’image de certaines entreprises. L’ambiguïté est parfois beaucoup plus importante. On pense évidemment à la visite de l’Apple Store par une classe qui avait défrayé la chronique il y a quelques mois[4]Cf. France Télévision, L’Œil du 20 heures, émission diffusée le 3 avril 2018 à 21h10 sur France 2. <En ligne : https://www.francetvinfo.fr/societe/education/numerique-a-l-ecole/video-des-sorties-de-classe-au-musee-non-dans-un-magasin-apple_2688262.html> Ces sorties ont depuis été interdites par l’Éducation nationale, comme l’indique l’article mis à jour. ou encore au contrat passé entre le ministère et Microsoft en 2015[5]Cf. Delphine Bancaud, « Pourquoi le partenariat entre Microsoft et l’Education nationale fait-il polémique? », 20 Minutes, le 15 septembre 2016. <En ligne : https://www.20minutes.fr/societe/1925119-20160915-pourquoi-partenariat-entre-microsoft-education-nationale-fait-polemique>. Non seulement, le fait d’équiper les écoles avec des logiciels développés par la firme américaine n’est pas neutre puisque cela habitue les élèves à les utiliser. De surcroît, ce contrat n’en finit pas de révéler des aspects cachés. Récemment, l’Humanité publiait ainsi un reportage sur des ateliers de sensibilisation au numérique animé par des jeunes en service civique auprès de l’association Unis Cité, elle-même financée par Microsoft[6]Cf. Olivier Chartrain, « Comment le virus Microsoft contamine les salles de classe », L’Humanité, 18 janvier 2019. <En ligne : https://www.humanite.fr/education-comment-le-virus-microsoft-contamine-les-classes-666566>. D’autres cas ne semblent pas retenir autant l’attention alors qu’ils sont sans doute plus pernicieux encore, comme celui de Scolarité Numéro 1. Association loi 1901 agréée par l’académie de Créteil, elle intervient dans certains établissements dans le cadre d’ateliers ou de clubs, notamment autour des mathématiques. En parallèle, cette association propose, sur le marché, du soutien scolaire à domicile payant tout en revendiquant l’agrément Éducation nationale comme gage de qualité.

Outre ces intérêts marchands, nombreux sont les organismes privés qui revendiquent des orientations pédagogiques. C’est notamment le cas des écoles privées hors contrat qui se présentent pour beaucoup comme des écoles alternatives, profitant notamment du discours ambiant sur la nécessité de prendre en compte les différences et de s’adapter aux particularités de chaque élève pour développer un nouveau marché, mais aussi de la plupart des acteurs qui interviennent au sein même de l’école publique. D’aucuns proposent en son sein des ateliers ludiques[7]C’est le cas entre autres de l’organisme sus cité Scolarité Numéro 1., ou encore des dispositifs de remédiation prétendument adaptés aux besoins de chaque élève. Tout se passe comme si les acteurs privés se substituaient au service public d’éducation au nom de l’incapacité de ce dernier, et plus particulièrement des enseignants, à évoluer. Certains acteurs privés affichent clairement leur ambition de transformer l’école. Dans le cadre de dispositifs expérimentaux, ils entendent par exemple imposer leur méthode d’apprentissage de la lecture, comme c’est le cas de la fondation Agir pour l’école. Cette dernière, qui met en avant son souci de la lutte contre les inégalités scolaires et ses liens avec des groupes de recherche, a comme partenaires Axa, EDF, Siemens, la Société générale, HSBC ou encore le groupe Dassault. Or, ces pédagogies alternatives, sous des airs parfois progressistes, posent au moins deux questions. D’une part, celle de leur pertinence sur le plan de l’apprentissage. En particulier, de nombreux travaux montrent qu’elles favorisent l’apprentissage implicite, au détriment des enfants des couches populaires[8]Voir notamment les travaux des chercheurs et chercheuses du laboratoire ESCOL ou encore ceux du GRDS. Entre autres : Stéphane Bonnéry, « Émanciper : qui ? pourquoi ? Avec quoi faut-il rompre pour donner à tous le pouvoir de comprendre le monde ? », Carnets rouges n°3, mai 2015, pp. 5-8.. De même, en encourageant l’individualisation des apprentissages, elles essentialisent les sources des difficultés scolaires rencontrées par les élèves. D’autre part, derrière la promotion de l’autonomie chez les élèves notamment, elles répondent particulièrement bien aux attentes des employeurs en matière de flexibilité, de polyvalence, de créativité ou encore d’esprit d’initiative.

C’est que la forme dit souvent beaucoup du fond, comme le montre fort bien le débat qui oppose à la transmission des connaissances l’approche par compétences. Un certain nombre d’acteurs ne cachent pas leur ambition d’influencer les contenus eux-mêmes. Le développement de l’esprit d’entreprise chez les élèves, grâce aux mini-entreprises par exemple, est sans doute l’exemple le plus flagrant. Dans le même ordre d’idées, l’association Finances & Pédagogie, créée par les Caisses d’épargne, entend « responsabiliser et éduquer les jeunes à la gestion de l’argent au quotidien »[9]Finances & Pédagogie, « Nous connaître / Avec le secteur éducatif » : https://www.finances-pedagogie.fr/nous-connaitre/, par exemple en faisant intervenir dans les classes des banquiers. En plus de ces projets plus innovants les uns que les autres, certains acteurs privés s’emparent de la formation continue des enseignants en développant divers dispositifs tels que le programme « Enseignants-entreprises », porté par l’Institut de l’entreprise dans le cadre d’une convention avec le ministère. Ce programme « vise à rapprocher le monde de l’enseignement et celui de l’entreprise »[10]Institut de l’entreprise, « Connecter la connaissance et l’expérience » : https://www.institut-entreprise.fr/programme-enseignants-entreprises en proposant entre autres aux enseignants des visites d’entreprises qui, dans les faits, sont l’occasion de vanter les mérites des entreprises en question, en soulignant leur engagement pour l’éducation ou encore pour l’égalité entre femmes et hommes. Dans le cadre de ce même programme est également développé un site internet baptisé Melchior dont l’objectif est de fournir aux professeurs de sciences économiques et sociales des ressources pédagogiques. Sans surprise, cette discipline est au cœur des préoccupations du patronat. En même temps qu’il mène un travail de lobbying permanent pour obtenir la modification des programmes en sa faveur[11]Notamment par le biais de l’Académie des sciences morales et politiques. Il s’agit de l’une des cinq composantes de l’Institut de France, au même titre que l’Académie française. Parmi ses membres, on compte Xavier Darcos, Yvon Gataz, Jacques de Larosière, Jean-Claude Trichet ou encore Alain Duhamel., il profite de ces multiples dispositifs pour orienter effectivement les pratiques et les contenus.

Une tendance confirmée par les réformes en cours ?

Les réformes adoptées ces dernières années favorisent la multiplication de tels dispositifs, notamment par la plus grande marge d’autonomie laissée aux acteurs locaux. Ils constituent autant de portes d’entrée pour des organisations privées aux intérêts multiples. Or, contrairement au gouvernement par la réforme, qui s’expose nécessairement à la critique des enseignants et de leurs syndicats notamment, le gouvernement par les dispositifs peut s’avérer bien plus efficace pour imposer un changement progressif au sein d’une institution publique. Moins visibles, disparates et peu lisibles, leur mise en œuvre émane souvent des acteurs de terrain eux-mêmes, y compris les enseignants, qui sont invités à s’en emparer. Ainsi, pour ce qui est des mini-entreprises, Lucie Tanguy montre dans son ouvrage qu’ils sont parfois le fruit de l’investissement d’enseignants qui, en peine de solutions, contribuent activement et pour certains en toute bonne foi à leur mise en place. Dès lors, la critique peut s’avérer plus délicate, notamment pour les collègues de l’établissement voire pour les syndicats.

“ Or, contrairement au gouvernement par la réforme, qui s’expose nécessairement à la critique des enseignants et de leurs syndicats notamment, le gouvernement par les dispositifs peut s’avérer bien plus efficace pour imposer un changement progressif au sein d’une institution publique. ”

La politique menée par Jean-Michel Blanquer s’inscrit précisément dans cette logique. Ainsi, l’article 6 du projet de loi « pour une école de la confiance » instaure les établissements publics locaux d’enseignement international (EPLEI) qui accueilleront des élèves bilingues et qui pourront être en partie financés par le privé. On imagine que ces financements ne seront pas tout à fait désintéressés. De même, l’article 8 du même projet de loi, en encourageant et en simplifiant le recours à l’expérimentation, ouvre en grand la porte à des acteurs qui ne manqueront pas de proposer aux établissements des initiatives et des solutions toutes faites, avec des moyens à faire pâlir d’envie les chefs d’établissements à qui l’on demande de faire toujours plus avec moins. Ce même article étend également le recours possible à l’expérimentation à de nouveaux domaines, dont l’orientation des élèves. Or, dans le même temps, la mission d’information sur l’orientation est transférée aux régions. Lucie Tanguy montre dans son ouvrage comment les compétences croissantes accordées aux régions dans le domaine éducatif donnent au privé une place importante. En l’occurrence, soucieux du développement économique du territoire, les conseillers régionaux adoptent souvent une conception adéquationniste de l’orientation. On comprend alors le danger, d’autant que les régions pourront mandater des associations et prestataires privés dans les établissements scolaires dans le cadre de leur mission d’orientation.

“ Autrement dit, le tour de force consiste de fait à privatiser l’école sans vraiment la vendre, par petites touches, en remettant en cause dans les faits l’imperméabilité stricte qui pouvait exister entre public et privé. ”

Quant à la réforme du lycée professionnel, elle est sans doute la plus explicite quant aux intentions du ministère de donner aux acteurs privés toute leur place. D’une part, elle promeut l’apprentissage, comme le font depuis déjà longtemps les libéraux et conservateurs de tout poil[12]Cf. Lucie Tanguy, Op. Cit., pp. 87-120., affirmant que l’expérience en entreprise prime sur toute autre forme de transmission des savoirs. Le ministère prend tout de même soin de ne pas opposer la voie scolaire et l’apprentissage mais au contraire d’en souligner la complémentarité. Concrètement, il s’agirait de donner à l’apprentissage une place de plus en plus importante au fil du cursus en permettant aux élèves de choisir cette modalité d’enseignement à l’issue d’une seconde effectuée dans la voie scolaire. D’autre part, elle relance les Campus des métiers et des qualifications[13]Ibid., pp. 137-143. dont le but est, selon la description qui en est faite sur le site du ministère, d’identifier, sur un territoire donné, un réseau d’acteurs qui interviennent en partenariat pour développer une large gamme de formations professionnelles, technologiques et générales, relevant de l’enseignement secondaire et de l’enseignement supérieur, ainsi que de la formation initiale ou continue, qui sont centrées sur des filières spécifiques et sur un secteur d’activité correspondant à un enjeu économique national ou régional[14]Ibid., pp. 121-164.. S’il en existe déjà 95 sur l’ensemble du territoire, l’objectif du ministère est de faire émerger une nouvelle génération de ces dispositifs. Autant de cadres dans lesquels les partenariats entre l’école et des acteurs privés sont non seulement facilités mais aussi vivement valorisés. Le point commun des quelques mesures ci-avant énumérées est de ne pas opposer le privé au public mais au contraire de prétendre qu’ils seraient complémentaires. Autrement dit, le tour de force consiste de fait à privatiser l’école sans vraiment la vendre, par petites touches, en remettant en cause dans les faits l’imperméabilité stricte qui pouvait exister entre public et privé.

Erwan Lehoux
Professeur de sciences économiques et sociales à Rouen

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