Christian Orange,  Corps, éducation et société,  Denise Orange Ravachol,  Numéro 15

Les conditions d’une éducation à la santé biologiquement raisonnée

Ces dernières années ont vu augmenter, dans les programmes français, la place donnée aux « éducations à » : à la citoyenneté, à la santé, au développement durable, aux risques, etc. Rien de plus normal que l’Ecole prenne en compte des demandes sociétales : ce qui s’y enseigne contribue aux fondements d’une société et s’y réfère, nécessairement. Cependant, ces « éducations à » transforment à ce point les disciplines scolaires qu’il est nécessaire de les mettre sous surveillance, car elles remettent en cause pour partie leurs finalités. Nous devons notamment nous demander si ces évolutions se font avec l’intention de développer un enseignement émancipateur et non pas uniquement prescriptif.

“ Ces « éducations à » transforment à ce point les disciplines scolaires qu’il est nécessaire de les mettre sous surveillance, car elles remettent en cause pour partie leurs finalités. ”

Les instructions officielles nous l’assurent, il s’agit de permettre à l’élève de « fonder ses choix de comportement responsable vis-à-vis de sa santé ou de l’environnement sur des arguments scientifiques. » (programmes du cycle 4, 2018, p. 122 ). Nous rassurent-elles ?

Nous focalisant ici sur l’éducation à la santé dans ses relations avec l’enseignement de la biologie, nous voulons discuter des conditions didactiques pour qu’une telle éducation puisse réellement être une éducation au choix en synergie avec un enseignement scientifique émancipateur. Nous prendrons pour cela des exemples dans deux domaines : le premier, relativement simple mais peu présent dans les programmes, concerne le tabac ; le second, plus compliqué, relie alimentation et santé.

“ Ne pas permettre aux élèves de discuter ces questions revient à leur imposer un argument d’autorité et ne les aide pas à se construire une attitude critique en sciences et en éducation à la santé. ”

Si, malgré le travail de lobbying de l’industrie du tabac, les liens entre consommation de tabac et accroissement des risques pour la santé (notamment celui de cancer du poumon) ne fait plus doute dans la communauté scientifique, cela veut-il dire qu’ils peuvent être présentés sans discussion aux élèves ? Sans entrer avec eux dans les détails des méthodes statistiques, deux points au moins mériteraient d’être discutés car leur intérêt pour le développement de la pensée critique dépasse largement ce cas :

– De nombreuses données démontrent la corrélation entre cancer du poumon et consommation de tabac mais une corrélation ne se traduit pas immédiatement par une causalité, les deux variables pouvant dépendre l’une et l’autre d’une cause commune, par exemple. Ce passage de la corrélation à la causalité ne peut se faire que sous le contrôle d’un modèle explicatif : c’est bien la relation directe entre fumée de tabac et poumon, ce que l’on sait des substances agressives (goudrons et autres) de la fumée et les explications scientifiques de la cancérogenèse qui permettent de conclure, en lien avec les données épidémiologiques, que le tabac est bien la cause de l’augmentation de risque du cancer du poumon.

– Penser causalité et risques demande de le faire en termes non pas d’individus mais de population. On pourra toujours trouver des exemples de personnes fort âgées, ayant fumé toute leur vie, et se portant comme un charme : cela ne réfuterait la dangerosité du tabac que dans un déterminisme simple mais pas dans un raisonnement sur une population où le tabac augmente le risque sans être le seul déterminant de la maladie.

Ne pas permettre aux élèves de discuter ces questions revient à leur imposer un argument d’autorité et ne les aide pas à se construire une attitude critique en sciences et en éducation à la santé.

D’autres points liés au tabagisme sont aussi à instruire scientifiquement : celui de la dépendance au tabac et des propriétés psychotropes de la nicotine, qui peuvent s’expliquer par un modèle d’action de cette substance sur certaines synapses. On peut aussi rendre compte des effets du tabac sur le souffle par le dépôt de goudrons dans les alvéoles pulmonaires et par la neutralisation d’une partie de l’hémoglobine à cause du monoxyde de carbone présent dans la fumée inhalée. Cette compréhension des différents effets du tabac permet d’éclairer les choix lors de l’arrêt de sa consommation (vaporette, patch…) et de comprendre ses effets immédiats ou différés ; elle n’est possible, encore une fois, qu’en mettant en tension données empiriques et modèles explicatifs.

Il ne s’agit pas de réduire l’éducation à la santé à un moyen de faire de la biologie mais de mettre en avant qu’une éducation raisonnée à la santé et qu’un enseignement des sciences visant à former l’esprit ont les mêmes réquisits : la possibilité de mettre en relation critique les données recueillies et des modèles explicatifs. Sans les modèles explicatifs, les données ne sont que des constats non interprétables ; sans les données, les modèles sont présentés comme des descriptions indiscutables de la réalité. Dans l’un et l’autre cas, on en reste à un discours d’autorité habillé de fausse scientificité. La question est donc de savoir si le travail en classe de science prend bien le temps de développer de telles analyses critiques ; ce n’est pas sûr.

Considérons maintenant un second problème : celui des liens entre alimentation et santé. Il s’agit d’un problème nettement plus compliqué que celui du tabac, aussi bien d’un point de vue scientifique que du point de vue des choix qu’il faut aider les élèves à raisonner. Du coup, le risque existe de prendre des raccourcis qui conduisent à des arguments d’autorité déguisés. En regardant comment les manuels abordent cette question, nous pourrons préciser les conditions d’une éducation à la santé raisonnée.

Voici un manuel de 3ème de SVT qui présente une double page sous la question : « Comment expliquer l’apparition de maladies nutritionnelles ? » Sur cette double page, il met à proximité deux tableaux concernant trois villes françaises : Toulouse, Strasbourg et Lille. Le premier de ces tableaux présente les valeurs de la mortalité dans ces trois villes.

Villes Mortalité cardio-vasculaire Mortalité totale
  Hommes Femmes Hommes Femmes
Toulouse 140 39 575 275
Strasbourg 216 64 887 318
Lille 224 72 1041 411
Taux de mortalité pour 100 000 habitants

Le second présente les habitudes alimentaires de ces trois villes.

Régime (g/j)ToulouseStrasbourgLille
Pain225164152
Légumes306217212
Fruits238149160
Beurre132220
Fromage513442
Graisses végétales201615
vin383286267

Aucune question précise sur les documents n’est posée dans cette double page. Cependant le fait que ces deux tableaux se réfèrent aux mêmes villes et la question générale de leur double page engagent les élèves à les mettre en relation. Pour pouvoir le faire, cependant, il faut d’abord comprendre de quoi il s’agit ; et cela ne va pas de soi. Passons sur le fait que les données du premier tableau ne semblent pas correspondre avec ce que l’on peut trouver sur Internet, où il apparaît que ces trois villes sont en dessous de la mortalité nationale, et poursuivons en acceptant telles quelles les données pour la mortalité cardio-vasculaire.

Les nombres dans les deux tableaux n’ont pas la même signification. Il est vraisemblable que le premier tableau représente un décompte réel, avec éventuellement une petite marge d’erreur. Le second tableau ne peut correspondre qu’à une moyenne statistique à partir d‘un échantillon. Mais pour mettre en relation ces données, on ne peut s’en tenir à ce à quoi nous pousse le manuel. Il est nécessaire de se demander quelles peuvent être les explications possibles des différences de mortalité cardio-vasculaire des trois populations, dont on ne sait d’ailleurs rien de l’homogénéité : alimentation, caractéristiques socio-économiques, pyramide des âges ? Supposons que nous ajoutions Nice, au taux de mortalité nettement supérieur à la moyenne nationale, pourrait-on sans sourciller mettre cela uniquement sur le compte de l’alimentation ? Et le climat, que dire du climat ? Comment expliquer les différences selon les genres ? Quant aux habitudes alimentaires qui pourraient être la cause des bons résultats de Toulouse, doit-on les attribuer à la consommation de pain, de fruits et de légumes, de vin, ou tout à la fois ? Ainsi une analyse critique de ces données, si elle est faite, ne peut que déboucher sur la quasi-impossibilité d’en tirer quelque chose quant aux liens entre alimentation et santé. Ce serait un bon exercice ; mais est-ce travaillé avec les élèves ?

Nous voyons que, comme dans le cas du tabac, l’analyse critique des données ne peut être menée qu’en explorant de possibles modèles explicatifs des différences constatées. Devant des questions aussi compliquées, la tentation est grande, pour l’enseignant et les élèves, d’aller au plus vite des données aux conclusions souhaitées, guidés uniquement par ce que suggère le manuel, sans le remettre en cause.

Terminons par un dernier exemple qui illustre ces raccourcis qui arrangent tout le monde – enseignants, pris par le temps et les programmes, et élèves en demande de solution simple – au détriment d’un travail d’analyse critique.

Voici un graphique proposé par un manuel de seconde dans une double page titrée : « Exercice physique et lutte contre l’obésité ».

Évolution de l'énergie fournie par les glucides et les lipides en fonction de l'intensité de l'effort chez 5 cyclistes professionnels. (Extrait d'un manuel de seconde.)

Une question est posée aux élèves sur ce document : « Indiquez l’intensité d’activité physique la plus propice à la perte de masse grasse ? » Grâce à leur compétence en lecture de graphiques, ils arrivent à la réponse de 65% de VO2max sans trop de difficulté puisqu’un maximum de la courbe d’énergie fournie par les lipides est clairement repérable. Ce faisant ils prennent ce document comme une donnée brute, directement issue de mesures et ne pouvant être discutée, alors qu’elle mériterait pourtant de l’être. Comment a-t-on obtenu ces valeurs ? Vraisemblablement, dit le biologiste, via le quotient respiratoire (Volume de CO2 rejeté sur volume d’O2 absorbé) qui varie selon les métabolites dégradés par la respiration des cellules. Mais pour quelle raison ce quotient rend-il compte de cela ? Et pour perdre de la masse grasse, vaut-il mieux faire une activité à 65% de VO2max un certain temps, ou une à 30% de VO2max que l’on pourrait tenir beaucoup plus longtemps ?

Encore une fois ces questions et la critique des données ne peuvent se faire qu’à travers des modèles explicatifs qui devraient être travaillés en classe ; ici notamment ceux de la respiration comme fournisseur d’énergie. A vouloir aller trop vite vers ce que l’on veut montrer, on évite ces discussions et on en reste à une inculcation de résultats de la science qui ne conduit pas l’élève à une approche raisonnée des questions de santé.

“ Il est indispensable de renoncer aux raccourcis entre données et interprétations pour mettre en tension critique les données et les modèles explicatifs. ”

Ce que nous avons développé ici ne concerne qu’un pan d’une éducation raisonnée à la santé. Celle-ci doit mettre en jeu des savoirs en biologie mais aussi en éducation physique, en géographie culturelle, en économie etc. Pour ce qui est des relations entre éducation raisonnée à la santé et biologie, les exigences sont en fait du même ordre que celles de l’accès à des savoirs biologiques problématisés : il est indispensable de renoncer aux raccourcis entre données et interprétations pour mettre en tension critique les données et les modèles explicatifs. Ne pas respecter ces conditions conduit, comme trop souvent dans nos enseignements, à de pseudo-investigations. Dans le cas de l’éducation à la santé s’ajoute la difficulté des analyses épidémiologiques et de la pensée en termes de population qu’il serait pourtant indispensable de faire travailler à nos élèves, confrontés qu’ils sont en permanence à des données de ce type.

Christian Orange
Université de Nantes

Denise Orange Ravachol
Université de Lille

Bibliographie

Coquidé M., Lange J.-M., Tirard S., dir. Epidémiologie, pour une éducation à l’incertitude. Paris : Vuibert, ADAPT, 2006

Orange C. Enseigner les sciences : problèmes, débats et savoirs scientifiques en classe. Bruxelles : De Boeck, 2012

Orange Ravachol D., Kovacs S. & Orange C. (2018). Éducation nutritionnelle et acculturation scientifique : quelles circulations de normes et de savoirs dans les discours adressés aux jeunes ? Education et socialisation. Mis en ligne le 01 juin 2018 : http://journals.openedition.org/edso/2939