Nico Hirtt,  Numéro 11,  Questions vives

Les compétences, au péril des qualifications

L’introduction de l’approche par compétences en éducation est étroitement liée à deux évolutions majeures sur le marché du travail : la demande de flexibilité (des travailleurs et des emplois) et l’émergence massive d’emplois peu qualifiés dans les secteurs de services. Ces deux évolutions, ainsi que le recentrage sur les compétences qui en découle, marquent également le déclin de la qualification comme mode de régulation du marché du travail, au profit de la vague notion d’ «employabilité ».

Compétence et flexibilité du marché du travail

De toutes les attentes formulées à l’adresse de l’Ecole, c’est l’exigence de flexibilité qui est aujourd’hui la plus lourde de réformes profondes.

L’environnement de crises récurrentes où se trouve plongé le capitalisme depuis un quart de siècle engendre une exacerbation de la compétition et une «obsession de l’innovation ». L’imprévisibilité croissante des marchés interdit de prédire quels seront les secteurs les plus «porteurs » dans quelques années, quels biens et quels services vont disparaître et quels nouveaux produits occuperont de façon éphémère ou durable les créneaux les plus rentables. Il est impossible de savoir à quoi ressembleront les rapports techniques de production dans dix ou vingt ans. Impossible donc d’anticiper la nature et le volume des qualifications dont l’économie aura besoin dans les délais de douze à quinze ans que nécessite le pilotage des systèmes éducatifs.

À cette instabilité de l’environnement économique et technologique s’ajoute une redéfinition de l’organisation du travail. Les technologies de l’information et de la communication rendent souvent obsolètes les anciennes formes de division du travail. La présence sur chaque bureau d’un téléphone et d’un PC équipé d’un traitement de texte, d’un tableur, d’une base de données, d’un logiciel de courrier électronique rend superflues les anciennes fonctions qualifiées de dactylographe, d’encodeur, de sténographe, de téléphoniste, d’opérateur de télécopies, de graphiste… Aujourd’hui, il est plus rentable que chaque employé puisse effectuer lui-même ces différentes tâches que de les distribuer entre plusieurs personnes, qui étaient sans doute plus qualifiées dans leur spécialisation, mais dont on ne peut pas garantir la productivité 7 jours sur 7.

À l’image du tissu économique luimême, le système éducatif est invité à abandonner tout ce qui ressemble un peu trop à des « rigidités rétrogrades  ». À travers ses structures, son mode de gestion, ses pratiques pédagogiques et ses programmes, l’enseignement est sommé de privilégier la capacité de changement et d’adaptation. La sienne propre et celle des travailleurs et des consommateurs qu’il produit.

L’accélération du progrès scientifique et technique, mais également la nature éphémère des emplois que le capitalisme en crise peut encore offrir aux travailleurs, font que les connaissances et les qualifications dispensées par l’Ecole deviennent très vite obsolètes dans le contexte professionnel. Le patronat, le « commanditaire  » du système éducatif, attache désormais moins d’importance aux savoirs appris à l’école qu’à la capacité du travailleur d’acquérir et d’utiliser de nouvelles connaissances en fonction de ses besoins.

C’est de là que vient la volonté de réorienter les programmes scolaires sur des « compétences  », entendues comme « capacité de mobiliser des ressources cognitives variées dans des situations inédites et complexes  ».

«Pour quelle raison, ces compétences somme toute classiques, se retrouvent-elles maintenant sur le devant de la scène ? », demande l’OCDE. Et de répondre: «C’est parce que les employeurs ont reconnu en elles des facteurs clés de dynamisme et de flexibilité. Une force de travail dotée de ces compétences est à même de s’adapter continuellement à la demande et à des moyens de production en constante évolution »[1]Pont, B. & Werquin, Nouvelles compétences: vraiment ? L’observateur de l’OCDE, 2001.

Compétence et polarisation du marché du travail

Ce passage d’un enseignement axé sur les savoirs, les savoir-faire et les qualifications, vers un enseignement orienté sur les compétences doit également être mis en lien avec la polarisation du marché du travail.

Le Centre Européen pour le Développement de la Formation Professionnelle (CEDEFOP) publie régulièrement des études prospectives sur l’évolution qualitative et quantitative du marché du travail en Europe[2]CEDEFOP. Future skill needs in Europe: medium-term forecast. Background technical report, Publica-tions Office of the European Union, 2009.. Si la plus forte croissance d’emplois est prévue dans les postes à haut niveau de qualification et si les emplois faiblement qualifiés traditionnels, dans l’agriculture par exemple, devaient continuer de décliner, le CEDEFOP prévoit en revanche «une croissance significative du nombre d’emplois pour les travailleurs des secteurs de services, spécialement dans la vente au détail et la distribution, ainsi que dans d’autres occupations élémentaires ne nécessitant que peu ou pas de qualifications formelles ». L’Agence européenne caractérise cela comme une «polarisation dans la demande de compétences  ».

En France, les statistiques de l’INSEE révèlent, depuis le milieu des années 90, le développement impressionnant de nouveaux emplois non qualifiés, essentiellement dans le secteur des services[3]Chardon, O., Les transformations de l’emploi non qualifié depuis vingt ans. INSEE-Première, n°796 juillet 2001.

Cette évolution du marché du travail a des conséquences radicales pour les politiques éducatives. L’OCDE se trouve contrainte de reconnaître cyniquement que «tous n’embrasseront pas une carrière dans le dynamique secteur de la “nouvelle économie” – en fait, la plupart ne le feront pas – de sorte que les programmes scolaires ne peuvent être conçus comme si tous devaient aller loin »[4]OECD, What future for our schools, Paris, 2001. Claude Thélot reprit cette formule, plus clairement encore, dans le rapport qu’il remit en 2004 à Jacques Chirac : « La notion de réussite pour tous ne doit pas prêter à malentendu. Elle ne veut certainement pas dire que l’École doit se proposer de faire que tous les élèves atteignent les qualifications scolaires les plus élevées. Ce serait à la fois une illusion pour les individus et une absurdité sociale puisque les qualifications scolaires ne seraient plus associées, même vaguement, à la structure des emplois »[5]Thélot, C., 2004. Pour la réussite de tous les élèves. Rapport de la Commission du débat national sur l’avenir de l’École, Paris: la Documentation française..

Le problème qui se pose dès lors aux décideurs de l’enseignement est le suivant : quel doit être le socle de formation commun à de futurs ingénieurs et de futurs travailleurs faiblement qualifiés ?

La réponse réside dans la nature de ces nouveaux emplois dits « non qualifiés  ». Ils ont ceci de particulier d’être souvent situés dans le secteur des services, où ils font appel à des compétences très variées mais de faible niveau. Le «serveur au comptoir » oeuvrant dans la voiture bar d’un TGV international doit pouvoir communiquer de façon élémentaire dans différentes langues, il doit posséder des dispositions au calcul mental, il lui faut un minimum de culture technologique, numérique et scientifique pour gérer un parc d’outils variés (four, microondes, chauffeeau, caisse enregistreuse, lecteur de cartes bancaires, réfrigérateur, système d’annonces vocales, panneau d’alimentation électrique…), il doit faire preuve de compétences sociales et relationnelles dans le contact avec des clients très différents, on exigera encore du sens de l’initiative, de l’esprit d’entreprise et enfin, bien sûr, de la flexibilité (eu égard aux horaires des trains) et de l’adaptabilité (parce que l’équipement de ces voitures et les produits proposés se renouvellent fréquemment).

Telle est, à peu de choses près, la liste des «compétences de base » formulée par la Commission européenne et qui doit servir d’axe central à la réforme des systèmes éducatifs, de l’école primaire à la formation professionnelle, en passant par le collège et le lycée : «1) communication dans la langue maternelle, 2) communication en langues étrangères, 3) compétence mathématique et compétences de base en sciences et technologies, 4) compétence numérique, 5) apprendre à apprendre, 6) compétences sociales et civiques, 7) esprit d’initiative et d’entreprise, 8) sensibilité et expression culturelles. »

“ Le glissement des savoirs vers les compétences est, au niveau de l’enseignement, le reflet d’une évolution parallèle dans l’organisation du marché du travail : l’abandon de la notion de qualification, au profit de celle « d’employabilitié ». ”

Il semblerait que 30 millions de travailleurs européens ne disposent pas de ces compétences de base. Ils se trouvent exclus de la compétition sur le marché du travail, pour l’accès aux nouveaux emplois «non qualifiés ». Ceci contraint parfois les employeurs à recruter des travailleurs surqualifiés, d’où le risque d’une pression vers le haut sur les niveaux de rémunération. Aussi, dans l’esprit de la Commission, le discours «tous compétents » n’atil pas pour objectif macroéconomique de favoriser l’emploi, mais surtout de baisser les salaires dans les nouveaux emplois non qualifiés : « Pour un niveau de demande donné, correspondant à un certain type de compétences, l’augmentation de l’offre résultera en une baisse des salaires réels pour tous les travailleurs qui disposaient déjà de ces compétences »[6]Progress towards the Lisbon objectives in education and training, Commission Staff working Paper, 2005 report. SEC (2005) 419.

La compétence contre la qualification

Le glissement des savoirs vers les compétences est, au niveau de l’enseignement, le reflet d’une évolution parallèle dans l’organisation du marché du travail : l’abandon de la notion de qualification, au profit de celle « d’employabilitié ».

Le mode d’adéquation Écoleemploi basé sur les qualifications trouve son origine, ou du moins son essor, dans la volonté de planifier la formation de main d’œuvre au début du siècle dernier, mais surtout au lendemain de la deuxième guerre mondiale. Elle est également, par certains aspects, une des conquêtes sociales de cette époque. La massification de l’enseignement secondaire a d’abord été une massification de l’enseignement professionnel et technique. Les jeunes d’origine populaire pour qui s’ouvraient enfin les portes de l’Ecole secondaire ont été orientés en grand nombre vers les filières préparant à un métier ou à un savoir-faire technique. Mais encore fallait-il que ces filières répondent qualitativement et que la sélection réponde quantitativement aux besoins diversifiés et croissants de l’industrie et des services. C’est là qu’intervint la qualification. Celle-ci impliquait à la fois la détermination de programmes d’apprentissage précis et la fixation de barèmes salariaux garantis. Ce dernier point fut sans aucun doute une concession de la bourgeoisie, désireuse d’assurer la paix sociale et confrontée à une classe ouvrière forte et organisée au sortir de la guerre antifasciste. Mais ce fut aussi un moyen d’attirer suffisamment de jeunes vers des métiers et des formations dont le patronat avait un si grand besoin.

Le système de qualification était bien adapté à des conditions de production relativement stables ou prévisibles, des conditions où chacun avait un poste bien déterminé, auquel pouvait correspondre un diplôme assorti de droits précis. Dans le contexte actuel, marqué par des mutations rapides et chaotiques, où les travailleurs changent souvent de poste, voire d’emploi, où il s’avère définitivement impossible de planifier la production et, partant, les besoins en main d’œuvre, le système de la qualification apparaît comme un frein au développement.

D’autre part, si le système de qualification est utile au patronat lorsqu’il souffre d’une pénurie de main d’œuvre qualifiée, il le considère comme un luxe excessif et désuet en période de chômage massif. Quand il y a pléthore de diplômés, il n’est vraiment plus nécessaire d’offrir des garanties salariales ou autres en échange de la détention de ces diplômes.

Dès lors, la référence aux qualifications perd du terrain au profit du concept d’employabilité, beaucoup plus flou. La qualification, c’est un catalogue strict de capacités intellectuelles et techniques, qui donnent accès à un métier et à des droits précis. L’employabilité c’est, au contraire, l’accumulation de compétences vagues, sensées garantir la capacité d’occuper un emploi indéterminé, mais sans que cette capacité soit jamais reconnue ni assortie de droits.

Comme le fait remarquer Elizabeth Dugué, sociologue du travail au Conservatoire national des arts et métiers à Paris : « Le système de formation initiale et continue semble à la recherche de modalités nouvelles d’organisation des savoirs, puisqu’il faut dorénavant préparer les travailleurs non pas à exercer une spécialité mais à pouvoir se reconvertir en permanence. Les compétences ayant une valeur sociale sont celles qui sont “transférables”. Ce qui est valorisé, ce n’est pas ce qui vous inscrit dans un métier, mais ce qui vous permet de passer souplement d’une spécialité à une autre. De ce fait les savoirs technologiques, les savoirs du travail sont peu à peu repoussés hors de l’école et de la formation. »[7]E. Dugué, Métier, qualification, compétences: définitions et enjeux, Cahiers du Travail Social, n°32, septembre 1996.

“ La transition de la qualification vers l’employabilité et des savoirs vers les compétences, marque la fin du modèle de relations de travail issu des « trente glorieuses ». ”

La transition de la qualification vers l’employabilité et des savoirs vers les compétences, marque la fin du modèle de relations de travail issu des « trente glorieuses ». Les réglementations salariales et sociales, négociées collectivement entre employeurs et salariés, font place à une dérégulation totale, où chaque travailleur se retrouve seul, muni de ses compétences, face aux exigences de l’employeur. Les mécanismes de protection solidaires font alors place à l’individualisme, à l’exclusion et à la paupérisation. Comme le dit Elizabeth Dugué : « la négociation, collective et explicite dans la logique de la qualification, devient individuelle et implicite avec la logique de la compétence. C’est au sein du poste, dans les actes concrets du travail quotidien, que chacun négocie, non seulement le contenu du poste et la possibilité d’exercer une compétence, mais aussi la reconnaissance de celleci. La perception des intérêts collectifs et des oppositions est masquée par la multiplicité des transactions individuelles auxquelles donnent lieu l’exercice et même la reconnaissance de la compétence. »[8]E. Dugué, La gestion des compétences : savoirs dévalués, pouvoir occulté, Sociologie du Travail n°3/94.

L’introduction de l’approche par compétences en éducation est étroitement liée à deux évolutions majeures sur le marché du travail : la demande de flexibilité (des travailleurs et des emplois) et l’émergence massive d’emplois peu qualifiés dans les secteurs de services. Ces deux évolutions, ainsi que le recentrage sur les compétences qui en découle, marquent également le déclin de la qualification comme mode de régulation du marché du travail, au profit de la vague notion d’ «employabilité ».

Nico Hirtt
Professeur de physique à la retraite,
Membre fondateur et chargé d’étude à l’Aped
(Appel pour une école démocratique, Belgique).

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