Christian Couturier,  Claire Pontais,  Des fondamentaux pour quelle école ?,  Numéro 12

L’EPS : Fondamentale ou pas ?

La question des fondamentaux occupe l’école depuis 40 ans, avec le risque évident de hiérarchiser les disciplines et les savoirs, certains étant jugés plus fondamentaux que d’autres. A ce jeu-là, l’éducation physique et sportive (EPS) est toujours perdante, elle n’est jamais considérée comme discipline fondamentale ! Pour le sens commun la réussite à l’école permet d’avoir un « bon » métier. Or l’EPS, le sport, mais aussi les pratiques artistiques, sont plutôt du côté des loisirs, d’une préparation à l’occupation du temps libre : pas fondamental ! L’école, c’est l’écrit, l’intellect, le rationnel, or l’EPS, c’est le corps et ses techniques, le sensible, l’émotion : pas fondamental !

En 1993, Luc Ferry, alors président du conseil supérieur des programmes, avait qualifié l’éducation physique de discipline transversale : elle sert à « être en bonne santé », « se faire plaisir », « développer la solidarité » et aujourd’hui « viser le vivre ensemble ». Une première publique qui a la vie dure.

Demandez aux parents d’élèves, questionnez nombre d’enseignants, lisez les programmes écrits par l’inspection générale et vous aurez chaque fois une réponse qui interroge : on veut bien concéder à l’EPS quelque chose de fondamental, à partir du moment où elle s’occupe du développement citoyen. Donc soit les maths, le français, les arts, la géographie… ne le font pas, et l’EPS devient alors la championne du fondamental, soit tout le monde y participe, ce que nous croyons, et notre discipline doit apporter quelque chose de spécifique et d’original à la formation « fondamentale » de toutes et tous.

Rappelons enfin que dans le premier socle commun, en 2006, l’EPS était quasiment absente des fondamentaux qu’il était censé définir, et que, malgré sa prise en compte récente avec le nouveau socle, elle a été complètement évacuée du diplôme national du brevet des collèges. Et s’il existe bien au collège un parcours artistique, lorsque nous avons posé la question d’un parcours sportif, on nous a répondu : parcours santé, dans lequel d’ailleurs l’EPS n’est quasiment pas citée.

L’entrée dans la culture et le développement de la personne dans toutes ses dimensions

Chaque discipline apporte une contribution spécifique au projet éducatif global, avec des objectifs généraux qui évoluent au cours de l’histoire, en lien avec les besoins de la société. Mais toutes proposent une ou des entrées dans un champ culturel particulier. C’est à partir de cette idée parfaitement développée par J. Bruner1 que le rôle de l’école doit être interrogé en permanence. Comme le rappelle encore Lucien Sève2, la culture est le propre de l’humanité, en cela qu’elle permet d’avoir accès aux savoirs et techniques humaines, sédimentés au cours de l’histoire dans ces « objets » matériels et immatériels qui composent notre milieu de vie.

Pour l’EPS, ce sont principalement les sports et pratiques physiques artistiques qui constituent ces objets. Culture à part entière, son appropriation permet le développement de puissants pouvoirs d’agir sur soi, sur le monde, sur et avec les autres.

Dès lors la question politique qui se pose est la réduction des inégalités de plus en plus criantes dans ce domaine : les parents favorisés économiquement et culturellement font massivement faire du sport à leurs enfants, quelle que soit la raison invoquée. Ce n’est pas le cas des milieux défavorisés, particulièrement pour les filles. L’émancipation corporelle : savoir nager, danser, faire un sport collectif… devrait être un droit3 pour chacun et chacune. Cette bataille est loin d’être gagnée. Pire, elle régresse depuis quelques années comme le démontrent quelques études récentes4.

Cette entrée dans la culture fait débat

Bien sûr il y a débat, en EPS comme ailleurs, sur ce qui vaut d’être appris, par tous et toutes. La délimitation de la culture commune, avec les choix et les priorités que cela implique, est un travail inachevé parce que soumis à des querelles idéologiques sans cesse renouvelées. Par exemple nous avons, y compris chez des profs d’EPS,des gens qui sont contre le sport. Comme si en physique il y avait des enseignants contre la physique nucléaire, au nom du fait qu’elle a créé des dégâts, confondant ainsi les savoirs, connaissances, techniques produites et l’usage qui peut en être fait, à des fins guerrières par exemple. Mais il y a aussi des gens qui, sans aller jusqu’à rejeter telle ou telle pratique physique, les considèrent comme une sorte de sous culture, peu digne de figurer dans l’obligation scolaire, ou alors pour d’autres raisons que la transmission à toute une génération d’un patrimoine essentiellement visible sous la forme de diverses techniques corporelles, mises en œuvre dans des jeux dont l’inutilité ne fait aucun doute. Dernière possibilité, on critique la façon d’enseigner ou d’apprendre. On confond alors la discipline et ses contenus avec la façon de la transmettre.

Dans tous les cas, on invoque alors ces grandes finalités citées au début, pour signifier une sorte « d’au-delà » des apprentissages corporels et justifier la place de l’EPS à l’école. Héritage du dualisme probablement, d’une tradition intellectualiste également, cette forme de pensée n’est donc pas rare. Mais elle est à l’exact opposé de ce qui fonde le développement historique des pratiques physiques non usuelles (celles de la vie quotidienne) et qui structure la culture physique, sportive et artistique.

Réhabiliter les techniques au cœur des apprentissages 

Prenons l’exemple du sport, une de nos « matières » (avec les pratiques physiques artistiques), on peut le pratiquer en visant diverses finalités, mais ce qui est central dans l’activité déployée dans la pratique, c’est l’activité technique. Le sport, pour le dire vite, est un lieu dans lequel l’humain joue à se dépasser, en se donnant toujours plus de contraintes. Jouer avec ces contraintes offre autant de problèmes à résoudre et donc autant de solutions techniques possibles.

Une technique n’est pas une simple habileté gestuelle, encore moins une « recette » ou un « truc » pour réaliser quelque chose. Il importe de définir ou redéfinir la technique, la pensée technique, l’activité technique, bref, la culture technique.

D’un point de vue global, sans faire de longues citations de grands auteurs, une technique est manière efficace de résoudre un problème. Ça paraît anodin mais c’est déjà beaucoup : il y a de la technique partout, dès lors qu’il y a un problème à résoudre, dès le plus jeune âge. Le deuxième point important à noter, c’est que pour accéder au statut de technique, telle ou telle façon de résoudre le problème doit être transmissible : elle dure dans le temps et devient un outil commun, public. On peut, moyennant apprentissage plus ou moins long selon son degré de sophistication, la reproduire. Troisième point, au cours de l’histoire, ne restent comme patrimoine que les techniques les plus efficaces. Si l’on prend l’exemple du saut en hauteur, l’invention de la technique dite « fosbury flop», par le sauteur qui lui a donné son nom, est la seule à être aujourd’hui enseignée, dans les clubs comme à l’école, alors que l’histoire de ce sport a produit d’autres techniques. Dernier point, les techniques sont en prise avec la culture du moment. Même lorsqu’elles ont une durée de vie longue au regard de l’histoire, elles se reconfigurent en fonction de l’environnement humain et technologique… Par exemple le saut à la perche s’est modifié à partir de l’invention des perches souples (avant elles étaient rigides), et donc des matériaux disponibles ou pas à un moment donné.

La culture, au sens de J. Bruner, c’est-à-dire la boite à outils qui me permet d’agir sur le monde, de le comprendre, est constituée d’une bonne part de techniques qui sont disponibles. Et ces techniques sont le propre de l’humain. C’est cette capacité à inventer des « manières de faire » efficaces et transmissibles qui permet à un individu de profiter de l’expérience des autres, accumulée, répertoriée, classifiée et accessible moyennant un apprentissage.

Pourtant l’école française a une histoire compliquée avec cette part importante de la culture. Souvent dépréciée, elle marque encore aujourd’hui des parcours scolaires non valorisés. Et même dans la voie générale, l’apprentissage des techniques est considéré souvent comme une activité de bas niveau. Il s’agit en fait d’une mauvaise appréciation : la technique est conçue comme une mécanique gestuelle ou intellectuelle. Et donc son apprentissage est perçu comme une répétition de telle ou telle séquence : c’est ce qu’on appelle traditionnellement le technicisme qui est une dérive, effectivement, de certaines conceptions de l’apprentissage

Les techniques, les outils du développement de la personne

Prenons un exemple que tout le monde comprend : l’apprentissage de la natation. Passé une première étape qui va consister à aller sous l’eau et construire un nouvel équilibre sans appui terrestre, pour pouvoir se déplacer avec aisance, il faut passer par l’apprentissage d’une technique : « le crawl ». C’est la façon la plus efficace inventée par l’humain pour se déplacer vite et/ou longtemps. C’est la raison pour laquelle on l’apprend en EPS. Mais on voit bien que ça ne s’apprend pas par la simple répétition de gestes. L’élève doit reconstruire un système complet de propulsion, pour se déplacer, dans lequel ce sont les bras et non plus les jambes, qui sont les moteurs. Il doit reconstruire un système d’équilibration, horizontale, pour avoir le plus de portance et offrir la moindre résistance au déplacement. Ce qui implique de devoir réorganiser sa respiration (inverser la respiration habituelle, avec une expiration très active) puisque maintenir la tête hors de l’eau induit automatiquement un redressement de l’ensemble du corps. Tout cela n’a rien d’évident ni de naturel. C’est profondément culturel. Pour quoi faire ? Pour résoudre un principalement un problème important : se déplacer de façon fluide et autonome dans l’eau (sans aide ni matériel) sur une durée assez longue. Pour autant la répercussion sociale est déterminante : ne pas se noyer en cas de problème et pouvoir accéder aux loisirs nautiques, pour le seul plaisir d’une activité physique régulière pour les uns, pour devenir performant-es et faire du sport pour d’autres, ou encore accéder à d’autres activités « dérivées » (natation synchronisée, plongeon, water-polo…), pour s’entretenir, etc.

Apprendre à nager implique un engagement total de la personne. Elle doit déployer une activité dans plusieurs registres. Le plan émotionnel est convoqué, c’est évident dans la première phase d’apprentissage, mais aussi le contrôle de soi, pour penser en même temps à son alignement sur l’eau, sa respiration, la coordination des bras et progressivement éliminer tous les mouvements parasites, la pensée tactique est aussi présente, par le choix des priorités (par exemple travailler en apnée pour ne pas être désorganisé par le mouvement de la tête)… et comme on n’apprend jamais seul, la relation à l’enseignant et aux autres est déterminante et doit être source d’aide et d’enrichissement. Il faut aussi travailler « sur soi », comme on dit, parce qu’il faut de la persévérance, il faut faire des efforts… bref on déploie une activité complexe parce qu’humaine face à un problème à résoudre. Mais on voit facilement qu’en cherchant à résoudre le problème du déplacement dans l’eau en autonomie, on apprend « sur soi » comme on apprend sur les autres. On pourrait citer également, à propos de la natation, tous les problèmes liés à l’image du corps (la nudité), l’hygiène…

Il faut donc, c’est l’objet de notre propos, inverser l’angle de vue : on ne pas vise la citoyenneté, ou la santé, en s’appuyant sur un « prétexte » que serait la natation (le terme « prétexte » est celui utilisé par l’institution pédagogique). Mais en apprenant la natation, qui est le but principal par ce qu’il permet de résoudre, par ce qu’il offre à tous et toutes en terme d’accès égal à la culture, on donne également accès à des outils pour agir et se transformer, bref, se développer. Or c’est ce développement qui ouvre la voie à la citoyenneté, la santé, etc. C’est ce qu’on appelle l’émancipation. Il y a une usurpation à faire croire aux gens qu’ils vont se développer si la natation est seulement un prétexte. C’est savoir nager (entre autre) qui permettra de s’émanciper de son statut de terrien, de sa culture première, de loisirs oisifs…

Quels enjeux pour l’école ?

L’EPS a souvent été un terrain d’expérimentation. Cantonner une discipline dans un rôle « généraliste » résonne avec les politiques scolaires de ces dernières années : la multiplication des « éducations à… », en passant par tout un tas de dispositifs, on vend une école ou la question principale serait de chercher des solutions « au-delà » des apprentissages disciplinaires. Or l’échec se construit d’abord dans la maîtrise des principaux éléments qui permettront de penser et d’agir. Pour nous, la question du sens n’est pas un « au-delà » des apprentissages, ça se construit dans et par l’action.

Ne nous y trompons pas, cette idéologie qui conduit les classes dirigeantes à minimiser l’acquisition des savoirs (les techniques en font partie) est en fait le reflet d’une peur : que se passerait-il pour elles si tout le monde y accédait ? La politique reprend ses droits et l’actualité nous le démontre : il faut casser définitivement l’idée du meilleur niveau de connaissance pour tous et toutes. C’est trop dangereux.

Christian Couturier & Claire Pontais
Enseignants en EPS
Syndicalistes SNEP-FSU

1 Bruner Jerôme. L’école, entrée dans la culture. Retz, 1997.

2 Interview de L. Sève : http://epsetsociete.fr/Entretien-Lucien-Seve

3 Unesco : charte internationale de l’éducation physique, de l’activité physique et du sport. Article premier.

4 Esteban. Étude de santé sur l’environnement, la biosurveillance, l’activité physique et la nutrition. Institut de veille sanitaire. 2017.