Numéro 11,  Propositions de lecture

L’école qui classe

L’école qui classe,
Joanie Cayouette-Remblière, PUF, 2016.

Note de lecture proposée par Dominique Comelli.

Dans le mouvement de massification de l’enseignement des années 1960, 1995 marque une rupture. C’est à ce moment que l’augmentation du nombre de bacheliers, portée par les bacs technos et pros, cesse. C’est aussi à partir de ce moment que les classes populaires commencent à perdre leur confiance dans l’école. Si, à partir des années 20, mais surtout après 1945, le mouvement populaire s’était battu pour obtenir l’accès à des études, à partir de 1995, peu à peu, la déception s’installe, et l’écart se creuse entre l’école et les milieux les plus populaires, qui se sentent exclus.

Cet éloignement insidieux s’appuie sur du ressenti, l’impression de ne pas être reconnu, que tous les efforts seront vains. Des critères objectifs l’expliquent aussi : le recrutement à bac plus 5 des enseignants a éliminé, de fait, les enseignants d’origine populaire (phénomène déjà constaté avec le passage au recrutement à la licence des instits), les programmes, la socialisation de l’école, en particulier en maternelle, s’appuient sur l’habitus des classes moyennes, grandes gagnantes de la démocratisation de l’école dans les années 1960-1970. Et les enquêtes internationales et nationales confirment que l’école en France est une école très inégalitaire socialement, qui reproduit dans ses résultats, avec une violence inconnue dans les autres pays développés, la hiérarchie sociale.

Mais comment, concrètement, se construit cette inégalité scolaire, justifiant idéologiquement, dans un pays construit depuis un siècle et demi sur la méritocratie scolaire, le creusement monstrueux des inégalités sociales ?

Stéphane Bonnery, dans son suivi de classes primaires, avait déjà montré, comment, au quotidien, se construit peu à peu l’exclusion hors du champ de la réussite scolaire. Mais le travail de Joanie Cayouette-Remblière s’appuie sur une méthodologie différente : le suivi de deux cohortes de deux collèges du primaire au bac (ou autres diplômes) d’élèves nés justement au moment où se fait ce décrochage dans l’expansion de l’enseignement de masse. C’est un travail nouveau, exceptionnel, car il s’appuie à la fois sur un suivi statistique précis et sur des entretiens avec les élèves, en analysant très précisément les différentes composantes des milieux populaires concernés.

Le résultat de cette approche sociologique est passionnant, car assez riche statistiquement pour être généralisable, tout en permettant de voir comment se construit, dans le vécu des élèves, cette progressive exclusion. Beaucoup d’approches, de travaux sont ainsi synthétisés dans cette recherche : le travail statistique, l’analyse des programmes et des pédagogies, les témoignages des élèves et de leurs enseignants, dont la confrontation montre le malentendu durable entre eux, l’obsession de la surveillance et de la normalisation des enfants de milieux populaires qui réactivent le « classes populaires, classes dangereuses  » du 19ème siècle.

Et la richesse des réflexions et informations permet de déboucher sur des questions brûlantes, à l’heure où les débats sur les rassemblements nécessaires pour lutter contre le rouleau compresseur néo-libéral s’intensifient :

– le travail statistique permet de sortir de l’individualisation, qui renvoie chacun à ses propres insuffisances et fait croire que chacun est l’artisan de son malheur (ou de sa réussite), discours qui s’exprime maintenant sans retenue dans le verbe présidentiel. Rappeler qu’on est dans une école de classe et qui classe est salubre. Car ce discours a été perdu, ces dernières décennies. L’apparente « démocratisation  » du système scolaire a été un instrument idéologique efficace pour sortir d’une conscience collective, et a contribué fortement à la fin de la conscience de classe des classes populaires.

– prendre conscience de la manière dont l’école participe à l’exclusion et à la reproduction de la hiérarchie sociale (ce que les jeunes des banlieues détruisant les écoles dans le mouvement des banlieues disaient maladroitement) permettra d’aider à lutter pour la sauvegarde de l’école pour tous, luttes souvent portées actuellement plutôt par les classes moyennes et fractions supérieures des classes dominées, mais qui doivent s’élargir à tous les parents des exclus. Il ne s’agira plus de lutter seulement pour une école qui donne sa chance à tous les enfants, mais pour une école qui fasse vraiment réussir tous les enfants, ce qui est très différent.

– les analyses du livre posent aussi en creux le problème du fonctionnement des enseignants et de leur formation. Car, à un moment, ce sont aussi les enseignants, qui, à leur insu, procèdent à ce classement scolaire et social.

Un livre précieux, donc, et qui donne en plus des références bibliographiques permettant d’approfondir les différents points.