Numéro 11,  Paul Devin,  Questions vives

L’école et les parents : coopération et séparation

Séparer l’école et les familles ?

L’histoire institutionnelle et pédagogique du système éducatif français s’inscrit dans une tradition de clôture. On se souvient du philosophe Alain théorisant une école préservée du monde, un lieu clos protégé de la violence et épargné de la tyrannie affective des sentiments qu’il considérait comme constitutive de la relation familiale. Bien d’autres, affirmant le primat de l’organisation pédagogique et didactique, défendirent cette séparation pour mieux centrer l’activité d’enseignement sur les impératifs de l’apprentissage. Des motivations politiques ont renforcé cette volonté quand l’école républicaine voulut soustraire ses élèves aux influences cléricales et aux préjugés défavorables à la démocratisation de l’enseignement.

Mais la préservation de l’école de ces influences réactionnaires restait mêlée à d’autres motivations. Les ambitions d’obligation scolaire du projet républicain étaient conjointement nourries de volontés émancipatrices et de propensions bourgeoises de normalisation éducative. De ce fait, l’école de la république chercha à se tenir à l’abri des influences parentales avec des finalités contradictoires, tantôt portées par l’affirmation des valeurs républicaines égalitaires et laïques, tantôt guidées par la volonté de transmettre les valeurs de la famille bourgeoise, tantôt inspirées par la lutte contre les idées révolutionnaires. C’est dans une telle ambiguïté que se sont régulièrement opposées l’affirmation d’un droit naturel des familles et l’affirmation du pouvoir de l’État et de ses agents. Jules Ferry exprimait à la fois son attachement au modèle du bon père de famille, qu’il offrait comme exemple aux enseignants dans sa lettre aux instituteurs, et la nécessité d’extraire les enfants des idéologies familiales potentiellement réactionnaires et obscurantistes.

Sous la Vème République plusieurs éléments allaient conduire à réinterroger la place respective des familles et de l’État dans les choix éducatifs. Tout d’abord, la loi Debré (1959) qui, en accordant le financement public de l’enseignement privé, donne une dimension nouvelle à la légitimité du choix familial et à l’inscription de la liberté scolaire dans le projet républicain. Puis la massification dont l’étape ultime de la réforme Haby (1975) allait contraindre à réinterroger le rôle des familles au travers de la question de l’orientation. Fallait-il privilégier le choix réputé objectif des enseignants et leur capacité experte à produire des orientations en fonction des résultats des élèves ou fallait-il reconnaître le droit des parents à décider de l’avenir scolaire de leurs enfants ?

La situation actuelle est traversée par l’évolution des représentations sociales qui invoquent le droit naturel des familles, la liberté des choix éducatifs et mettent en doute la capacité de l’État à organiser un système éducatif réellement capable de réussir son projet émancipateur et égalitaire. Dans un tel contexte, la revendication parentale a crû, affirmant, au nom de l’intérêt des enfants, sa légitimité à participer à l’élaboration des projets scolaires. Pour certains, il en va de la cohérence des actions éducatives, l’école et la famille devant inscrire leurs choix dans des orientations et des stratégies coéducatives convergentes.

“ Les stratégies mises en œuvre au nom de la coéducation restent trop souvent portées par une focalisation individuelle difficilement capable de prendre en compte les enjeux de l’égalité. ”

Mais la plus élémentaire analyse sociologique montre que cette revendication de coéducation est loin d’être portée par les seules volontés égalitaires et qu’elle n’échappe pas, malgré les tentatives de ses discours, aux jeux de pouvoirs qui visent avant tout à répondre aux intérêts particuliers des classes dominantes. Car les stratégies mises en œuvre au nom de la coéducation restent trop souvent portées par une focalisation individuelle difficilement capable de prendre en compte les enjeux de l’égalité. Sans doute, peut-on, ici ou là, évoquer des exemples contraires où la revendication parentale se contraint volontairement aux exigences de la mixité sociale et devient capable de faire de l’intérêt général la motivation première de ses engagements. Mais à moins de faire preuve d’enthousiasmes naïfs, c’est loin d’être la vertu générale des dynamiques en œuvre.

Une impérative nécessité relationnelle

Avant d’aller plus loin, il est nécessaire d’affirmer quelques préalables incontournables et tout particulièrement celui de l’impérative nécessité de relations de qualité entre les parents et les enseignants.

Cette nécessité s’inscrit tout d’abord dans le principe légal d’une obligation définie par la loi Le Pors qui considère que tout fonctionnaire doit garantir le droit à l’information du citoyen usager du service public. Dans le contexte de l’exercice de l’autorité parentale, ce droit se traduit très clairement par une obligation d’informer les parents des évolutions de la scolarité de l’élève.

Mais cette nécessité relationnelle procède aussi d’une logique de lien entre la qualité des relations parents-école et la réussite scolaire des élèves. Si ce lien est loin de se circonscrire dans des logiques simplistes et univoques, il est constaté de manière convergente par bien des chercheurs que la mobilisation familiale autour du projet scolaire peut contribuer à l’atténuation des inégalités sociales.

La réglementation a d’ailleurs inscrit cette perspective à la fois dans le référentiel des compétences enseignantes sous le terme ambigu de « coopération  » et dans les obligations de service sous l’appellation plus neutre de « relations avec les parents  » et cela au sein de ce que la loi d’orientation de 1989 a désigné comme la « communauté éducative  ».

Cette nécessité motive une préoccupation qualitative : celle d’une relation cherchant à dépasser les préjugés et les malentendus, celle d’une explication claire des enjeux et des pratiques, celle d’une information explicite sur la scolarité de l’enfant. Nul doute que cette relation exige une parité d’estime, le respect mutuel et l’ambition partagée du progrès de l’élève. Elle nécessite aussi le développement, par la formation, des compétences des enseignants à assumer cette tâche y compris dans ses dimensions complexes notamment lors de conflits interindividuels ou d’écarts entre la culture familiale et la culture scolaire, ceux-là par exemple qui nourrissent les poncifs insidieux de la démission familiale des milieux populaires considérés comme incapables de construire des socialités favorables à la scolarisation.

Les limites de la coéducation

L’expression désormais fréquente de coéducation pour évoquer le modèle des relations entre école et parents reste très ambiguë. Car il ne peut être énoncé les obligations relationnelles des enseignants évoquées plus haut sans que soit, en même temps, interrogées les limites politiques de l’intervention parentale et affirmées les conditions incontournables d’une action publique d’éducation.

La première de ces conditions est celle de la reconnaissance de la compétence professionnelle des enseignants. Dans bien des métiers, de la médecine à la mécanique automobile, c’est la reconnaissance d’un savoir professionnel qui constitue l’élément majeur de la relation. On imagine mal que le patient puisse exiger sa part de décision dans les actes techniques du chirurgien. Mais en matière d’éducation, chacun s’estime capable de contester les choix d’un praticien formé et expert. Encore une fois, cette expertise ne dédouane pas l’enseignant d’une explication patiente de ses choix qui ne peut être confondue avec une justification. Mais la compétence professionnelle doit être reconnue comme la seule capable de légitimer les choix pédagogiques et didactiques de l’enseignant. À défaut de quoi les croyances, les présupposés, les idées à la mode se substitueraient à l’expertise professionnelle.

La seconde condition est de préserver l’école de pressions individuelles qui dénatureraient les actions guidées par le seul intérêt général. Or, si l’enseignant est conduit par la nature même de ses missions à répondre à l’ensemble de ses élèves, quand bien même il le ferait imparfaitement, les parents, eux, sont enclins à analyser la situation scolaire à l’aune des témoignages de leur enfant et à en définir le projet dans les perspectives de la défense de leurs intérêts propres. Il ne s’agit évidemment pas de leur en faire reproche mais de douter que cela puisse constituer le vecteur d’une politique de démocratisation de la réussite scolaire. De ce fait l’enseignant est dans une position qui, par nature, ne peut produire une satisfaction parentale permanente. Si sa compétence professionnelle doit lui permettre de dépasser les conflits interpersonnels, son engagement éthique produira nécessairement d’autres conflits quand il s’agira notamment de refuser les choix guidés par l’entre-soi social et non par le projet d’une réussite de tous.

“ Les discours lénifiants qui se leurrent d’une bienveillance capable de tout résoudre masquent l’incontournable réalité des enjeux sociaux de l’éducation et des rapports de classe qu’ils produisent. ”

Les discours lénifiants qui se leurrent d’une bienveillance capable de tout résoudre masquent l’incontournable réalité des enjeux sociaux de l’éducation et des rapports de classe qu’ils produisent. Les conseils d’administration d’établissement ou les conseils d’école offrent l’exemple récurrent de situations où ces conflits d’intérêts sont, parfois, au nom d’une écoute des parents, résolus dans l’intérêt d’une minorité. Les associations de parents d’élèves ont raison de revendiquer une formation de leurs élus mais elle ne prendrait tout son sens que si elle était capable de susciter, au sein des instances, une représentation de la diversité sociologique de la population scolaire de l’école ou de l’établissement.

L’évolution des conceptions de l’école vers des choix consuméristes constitue une raison supplémentaire de vouloir une école indépendante du pouvoir parental. À défaut de quoi, nous nous orienterions, à l’instar des stratégies clientèlistes du monde marchand, vers la recherche de satisfactions immédiates dont il reste évident qu’elles ne peuvent se confondre avec l’intérêt des élèves. La mise en œuvre des PEDT a témoigné de la réalité de ces pressions consuméristes comme de l’incapacité d’un service public à pouvoir prendre en contre la diversité de demandes fondées sur la satisfaction individuelle.

“ Si nous pouvons légitimement exiger la neutralité et la laïcité du fonctionnaire, serions-nous capables d’exiger celle de parents décideurs de la politique scolaire ? ”

Reste un risque qui n’est pas des moindres, celui de la capacité de l’école à résister aux pressions idéologiques. Dans un système où la politique scolaire serait décidée localement par les parents, quelle serait la capacité d’une école ou d’un établissement à soustraire les contenus de l’enseignement aux effets de pressions communautaristes, religieuses ou morales ? Car si nous pouvons légitimement exiger la neutralité et la laïcité du fonctionnaire, serions-nous capables d’exiger celle de parents décideurs de la politique scolaire ? Et que serait l’école d’un territoire marqué par une majorité politique parentale d’extrême-droite faisant alliance avec la municipalité ?

À défaut de ces attentions essentielles, nous risquerions de renforcer les inégalités par des choix guidés par des intérêts particuliers et un tel risque légitime que les politiques scolaires d’une école et d’un établissement ne puissent être confiées aux choix parentaux. Le sentiment d’impuissance exprimé par les parents d’élèves qui se jugent réduits à des tâches subalternes ne peut être résolu par la seule volonté de les satisfaire. Il faut interroger ce que serait une école pilotée par des choix non professionnels et soumise aux projets individuels. Et là encore, il ne suffit pas de citer quelque exemple de militantisme parental engagé pour l’intérêt général pour réduire le risque d’une plus grande inégalité scolaire.

“ Ce n’est pas en revendiquant que les services publics soient gouvernés par leurs usagers qu’une société gagne en démocratie, c’est en exigeant une politique d’action publique à la hauteur de ses enjeux égalitaires. ”

De multiples expériences témoignent de la possibilité de construire des relations qui, tout en ne confondant pas les rôles respectifs des parents et des enseignants, construisent les éléments nécessaires de leur action commune. Ces relations exigent néanmoins un cadre qui ne puisse s’infléchir au gré des circonstances ou des intérêts politiques, un cadre qui affirme simultanément le devoir des fonctionnaires enseignants à considérer la construction d’une relation qualitative avec les parents comme une nécessité professionnelle et le renoncement des parents à investir l’école dans un enjeu de pouvoir. Ce n’est pas en revendiquant que les services publics soient gouvernés par leurs usagers qu’une société gagne en démocratie, c’est en exigeant une politique d’action publique à la hauteur de ses enjeux égalitaires.

Paul Devin
Inspecteur de l’éducation nationale,
Secrétaire général du SNPI-FSU