Gilbert Boche,  Numéro 11,  Questions vives

Le mérite, un marqueur de classes…

Promouvoir l’excellence et le mérite dans l’Education (Programme de F. Fillon, présidentielles 2017). Retrouver à l’école la voie de la « méritologie » (M. Le Pen, présidentielles 2017). Renforcer le mérite au sein de l’Etat, ouvrir la fonction publique à des talents du privé, cadres et dirigeants… Rémunérer les fonctionnaires au mérite car le seul point d’indice est démotivant (E. Macron, 13 avril 2017, agence Reuters). Assurer la transmission des connaissances, la promotion de l’excellence et du mérite contre l’égalitarisme, le vrai fléau du service public (J.M.Blanquer, Ministre de l’Education, JDD, juillet 2017).

Cette promotion/inflation du mérite se double pour tous d’une promotion conjointe de l’apprentissage ; ne serait-ce que pour les « déméritants,  » ceux qui n’ont pas su saisir leur chance. Finalement, pour la pensée de droite, le mérite, c’est in.

Qu’en est-il exactement ? Derrière le phénomène, allons à l’essentiel. Car bien souvent les convictions politiques sont d’autant moins solides qu’elles sont plus bruyantes.

Le mérite a un passé

Un détour par l’histoire s’avère ici nécessaire afin de suivre les avatars du mérite. Ce parcours permettra une meilleure approche d’un point particulier, en l’occurrence, sa présence prégnante dans l’éducation, avec toutes ses implications.

Le mérite et ses acolytes ont une longue histoire ; ils sont présents dès l’aube des sociétés de classes, des Anciens Grecs à nos jours ; avec eux, nous sommes de plain-pied au cœur des rapports sociaux.

Le mérite (du latin meritum, récompense) semble apparaitre, de prime abord, comme une distinction humaine consensuelle et indémodable, une manière d’idéologie durable. Or « la classe possédante ne détient pas seulement les moyens économiques et politiques de faire prévaloir ses points de vue et intérêts dans le monde social ; elle veille jalousement aussi à s’approprier ceux de les faire régner dans nos têtes.[1]Marx, L’Idéologie Allemande, 1845 »

La classe dominante redouble sa domination par son appropriation du langage ; elle légitime ainsi ses pratiques, la loi du plus fort : mérite, excellence, meilleur, valeur, vertu, talent ; elle confisque, elle accapare, elle arraisonne, met à son service. Elle impose son système de valeurs. Sa vérité doit devenir la vérité, et elle y réussit souvent.

La nature crée des êtres que leur vertu destine à commander et d’autre part des êtres que leur seule force corporelle voue à l’obéissance ; la vertu appartient au maitre, l’esclave a le minimum indispensable à l’exécution correcte de sa tâche. Telle est la thèse générale développée dans le Livre I de la Politique d’Aristote à propos de l’esclavage. Le mérite se présente d’emblée comme un marqueur de classe. Il naturalise et valide la domination.

« L’arété  » des Anciens Grecs (l’excellence), « l’aristoi  » (le meilleur), la vertu romaine (vir, le mâle) sont des attributs qui ont partie liée avec les classes dominantes. Au Moyen Age, le mérite, la valeur, la noblesse sont l’apanage de la classe des seigneurs, « Homme courtois mort vaut mieux que vilain en vie[2]Chrétien de Troyes, Le Chevalier au Lion, 1176, vers 31,32 », « Gent folle, gent vilaine, gent pleine de mauvaiseté et faillie en toutes vertus[3]Chrétien de Troyes, op.cit ». Et dans ce monde clivé, les femmes du peuple, doublement exploitées, sont le démérite même : « Toujours draps de soie tisserons et n’en serons pas mieux vêtues. Toujours serons pauvres et nues…Nous, qui à Honte, sommes livrées[4]Chrétien de Troyes, opus cit. p.123 ». Dans ces sociétés-là, il ne faut pas confondre le valeureux et le vaurien.

Si le mérite, d’autre part, peut être par fortune la récompense de grandes actions, (des rapines, des guerres ?) il se cristallise, se somatise, se fossilise et se perpétue généralement comme un attribut de naissance : « Si la valeur militaire contribue au mérite, pour le Duc et Pair, la naissance précède l’existence et la naissance est un mérite transcendant[5]Duc de Saint Simon, Mémoires ». « La nature fait le mérite et la fortune le met en œuvre[6]La Rochefoucauld, maxime 153  ». La lignée, le sang, les aïeux, la race, voilà le mérite héréditaire des Grands.

Au XVIII° siècle, cependant, les luttes sociales, l’ascendance de la bourgeoisie, l’intransigeance de la noblesse, du clergé, l’incurie royale, l’idéologie critique des Lumières et finalement la Grande Révolution vont bousculer cet état des choses. Le mérite va changer d’habit. En 1759, parait Candide ou l’Optimisme de Voltaire. A la fin du récit : exit le château, exit le baron, exit le titre, trois éléments présents dans l’incipit ; Candide et ses amis s’installent définitivement dans la petite métairie, « et chacun se mit à exercer ses talents  » ; cela est bien répondit Candide, « il faut cultiver notre jardin  ». Le fief seigneurial s’élargit aux dimensions du monde et l’opposition de classe, présentement nobles et roturiers, s’efface temporairement derrière un « nous  » que nous nous devons d’interroger.

“ L’opposition « méritants/déméritants  » masque et recoupe à la fois les oppositions de classe. ”

L’article VI de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen d’août 89 est sans ambigüité, la noblesse et le mérite héréditaires doivent passer la main : « Tous les citoyens, étant égaux, sont admissibles à toutes les dignités, places et emplois publics, selon leur capacité, sans autre distinction que celles de leurs vertus et de leurs talents. » L’alliance temporaire entre la bourgeoisie et les classe populaires substitue le mérite pour tous à la faveur aristocratique, et ne serait-ce pas là d’ailleurs, la mise en mouvement effective du « nous » littéraire de Candide ?

Très vite cependant, l’illusion du mérite pour tous ouvre sur le « chacun pour soi,  » et le chacun pour soi sur le mérite bourgeois. Dès les décrets d’application, les femmes, la majorité des classes populaires sont exclus des droits politiques ; la reconnaissance de la grève et des regroupements ouvriers sont interdits au nom de la liberté du travail et la prééminence du droit de propriété. Pour le constituant Dupont de Nemours, « les propriétaires seuls doivent être électeurs car ceux qui n’ont pas de propriété ne sont pas encore de la société  ». C’est alors qu’apparait le dirimant oxymore du « citoyen passif  ». Si tu n’as rien, tu n’es rien. La bourgeoisie prend la main. Le mérite est bien un marqueur de classes. Désormais, et d’une façon générale pour longtemps, les méritants seront ceux qui possèdent les biens économiques et l’effectivité des droits politiques.

“ Plus la pression de la classe dominante est forte, plus le mérite est à l’honneur. ”

Plus la pression de la classe dominante est forte, plus le mérite est à l’honneur ; ce fut dramatiquement le cas en 1940, avec l’institution de la soi-disant « Révolution Nationale  » du Gouvernement de Vichy. Vous savez, plutôt Hitler que le Front Populaire. « Ni la naissance, ni la fortune ne confèrent le droit de commander. La vraie hiérarchie est celle du talent et du mérite.  » (Article XIII des principes de la Communauté édictés par le maréchal Pétain.) « L’Etat demande l’égalité des sacrifices, il leur assure en retour l’égalité des chances. » (Article XI). Dans le même temps où les grands groupes s’enrichissent avec le développement industriel au service de l’Allemagne, le gouvernement donne la chasse aux déméritants. C’est la régression des droits et libertés populaires : exclusion des Juifs et des opposants de la fonction publique, révocations, suppression des écoles normales, censure des éditions scolaires, interdiction du droit de grève et des syndicats contestataires, suppression des élus municipaux et départementaux, licenciements massifs des femmes de la production pour le retour au foyer. « L’esprit de revendication nuit au progrès, l’esprit de collaboration le réalise  » ; l’opposition « méritants/déméritants  » masque et recoupe à la fois les oppositions de classe.

Le mérite au présent

Soyons clairs. L’idéologie du mérite ouvre sur une compétition généralisée. Elle entretient l’illusion que le jeu de la concurrence est source de justice ; alors qu’elle divise, isole, nous éloigne de notre commun ; domaine du quantitatif, « nous n’avons plus affaire qu’à des individus mesurés et non à des singularités incommensurables par définition[7]D. Girardot, La société du mérite, Edition BDL. ». L’idéologie du mérite est « le rêve d’une mesure qui nous délivrerait enfin de la condition conflictuelle qui est la nôtre[8]Op. cit. ». Elle ouvre parfois sur un comble de l’aliénation, à la fois fruit monstrueux du mérite, de l’exploitation et de l’illusion idéologique, le self made man, cette rareté biologique heureusement stérile.

“ L’idéologie du mérite ouvre sur une compétition généralisée. Elle entretient l’illusion que le jeu de la concurrence est source de justice ; alors qu’elle divise, isole, nous éloigne de notre commun. ”

Cette idéologie, dans son degré extrême s’affiche partout, dans le travail, voir le gagneur, le profileur, le chasseur de têtes, la working girl, dans la publicité, « un générique, ça se mérite,  » le divertissement, voir Super Nanny ou Top-chef-triplement-étoilé…

Présentement et logiquement, aujourd’hui, en ce temps où le Figaro célèbre « l’excellente et éclatante santé des stars du CAC 40 » qui s’apprêtent à verser des dividendes en hausse de 30% à leurs actionnaires, le mérite et son doublet, la sélection, sont toujours bien vivants et notamment dans le domaine stratégique de l’éducation.

Pour la sociologue Marie Duru-Bellat, le mérite est une fiction nécessaire ; sans lui, on perd la motivation d’agir ; on apprend à l’enfant que s’il travaille, il sera récompensé (vous savez-les-bons-points-les-petites-images) ; « une société sans mérite serait invivable ; le mérite scolaire est un lubrifiant social[9]Libération. Septembre 2009 ».

Pour François Dubet[10]François Dubet, 10 propositions pour l’école, Le Seuil, 2015 , un autre sociologue bien en vue, les injustices naturelles et sociales sont difficilement dépassables. La caste des diplômés et la discrimination positive faussent la juste compétition. Il faut donc construire le système éducatif le moins injuste possible et porter attention aux plus faibles ; chacun doit être respecté ; « il faut un minimum garanti pour tous ; c’est une ambition modeste mais réalisable.  » Le mérite reste le principe nécessaire ; sa force réside dans le fait qu’il n’en existe point d’autres. Le mérite pour les uns, la bienveillance pour les autres, c’est le nouveau couplé gagnant de la pensée néolibérale. F. Dubet nous invite à gérer au mieux l’existant, dans l’Education comme dans la société, c’est-à-dire à accepter l’ordre bourgeois des choses. Plus qu’un marqueur de classes, le mérite est une manière de « cheval de Troie  » dans la lutte des classes : on s’en méfie, mais finalement il est reconnu, accueilli et célébré.

Au nom de « l’excellence et du mérite,  » c’est ainsi la sélection sociale renforcée et l’apprentissage dès 15 ans pour les classes populaires. Il s’agit d’une véritable confiscation des savoirs en faveur des classes dominantes. C’est une partie importante de la jeunesse qui se trouve exclue de toute formation ambitieuse pour une « employabilité  » à court terme. Ce sont finalement des projets de société qui consacrent la mise hors d’atteinte des privilèges et le désordre capitaliste existant. Il existe ainsi une étroite concomitance entre l’idéologie, les pratiques politiques, et les principes économiques dominants. Vitement dit, le mérite, c’est capital.

Nous retrouvons là, la très ancienne contradiction antagonique à l’œuvre depuis les Anciens Grecs entre les élites savantes (Kleros) et le peuple soi-disant ignorant (Laïos). Or ces élites sont aveugles, aliénées, incapables d’envisager une réforme véritablement démocratique du système scolaire, voir la lettre de rentrée de J.M. Blanquer aux enseignants et personnels en date du 6 juillet 2017 : nous vivrions dans un monde caractérisé par « une crise du progrès sous l’effet d’inquiétudes et de menaces  » ??? C’est vraiment un peu court ! Avec un tel diagnostic, le traitement de l’éducation qu’il propose n’émancipera personne ; les médecins de Molière frappent toujours.

No future, ou le mérite dépassé

En auront-nous fini un jour avec ce mérite ? Paradoxalement, assurément oui. Ou bien la crise présente se poursuit et la bourgeoisie financière nous entraine, tous ensemble, « méritants et déméritants  » dans le mur mortifère de la décivilisation ou bien les classes populaires prennent l’ascendant. Cela fut déjà le cas et cela reste possible.

« Depuis l’âge de 5 ans jusqu’à 12 ans, tous les enfants sans distinction et sans exception seront élevés en commun, aux dépens de la République ; et que tous, sous la sainte loi de l’égalité, recevront mêmes vêtements, même nourriture, même instruction, mêmes soins. La charge de ces établissements portera essentiellement sur le riche ; la taxe sera presqu’insensible pour le pauvre… Nous voulons donner aux enfants les aptitudes physiques et morales qu’il importe à tous de retrouver dans le cours de sa vie. Nous ne les formons pas pour telle destination déterminée, il faut les douer des avantages dont l’utilité est commune à l’homme de tous les états.[11]Plan pour l’Education de Lepeletier de Saint Fargeau, présenté à la Convention par Robespierre, le 13 juillet 1793 ». Voilà des prémices qui conservent toute leur modernité.

L’œuvre scolaire de la Commune de Paris et de son gouvernement populaire, quoiqu’éphémère, reste également impérissable. C’est la première fois que s’ébauche un projet éducatif laïque, obligatoire, gratuit, pour les garçons et les filles avec un salaire égal pour les instituteurs et les institutrices ; un enseignement suffisamment diversifié et exigeant pour l’époque afin que « chacun, à l’issue de ses études, soit capable d’écrire un livre avec passion  » selon la belle maxime du Communard Henri Bellenger. C’est là une façon d’écarter à la fois le mérite et la sélection.

De même, à la Libération, le Plan Langevin Wallon, s’il mentionne le mérite, souhaite « pour chacun une culture développée et exigeante dans laquelle la formation de l’homme ne sera ni limitée, ni entravée par celle du technicien.  » Nous sommes loin de l’employabilité de M. Fillon, Macron et consors ! Chaque fois que les classes populaires gagnent des positions, la démocratie avance de concert dans l’éducation ; le mérite et la sélection font marche arrière.

De nos jours également, les projets éducatifs qui s’appuient sur le principe du « tous capables,  » heureux dépassement de l’idéologie des dons et de ses succédanés, proposent une éducation ambitieuse pour tous, une appropriation généralisée des savoirs qui écartent ensemble le mérite et la sélection sociale. « Le libre développement de chacun est bien la condition du libre développement de tous[12]Marx.Engels, Le Manifeste, 1848 ». Les présupposés de ces projets ne sont aucunement utopiques ; ils existent bel et bien dans la société telle qu’elle est au sein de tous les mouvements qui la travaillent, notamment dans l’expertise populaire, largement mésestimée et sous-estimée; « Laissez les chiffres, M. Blanquer et appuyez-vous sur les personnels.[13]Frédérique Rollet, SG du SNES, mai 2017 ».

Il s’agit fondamentalement de redonner la priorité à la personne sur les choses, de déjouer les pièges du mérite pour mettre le cap sur le développement intégral des individualités humaines.

Le temps peut être venu, sans attendre, et si nous nous en occupons sérieusement, de mettre en œuvre, de dire et d’écrire : Exit le mérite ! L‘école est le lieu primordial de ce renversement.

Gilbert Boche
Professeur de Lettres (Orléans), retraité

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