La laïcité est-elle encore révolutionnaire ?,  Numéro 4,  Serge Grossvak

Laïcité et identité

L’espace nous est compté, allons vite au cœur du sujet. La question de la laïcité est une bombe dont la déflagration approche à grands pas. Libre à chacun de nommer terroriste un pan de la société, et pour d’autres, colonialistes les institutions, mais alors la mâchoire de l’affrontement se refermera. Alors gare aux dégâts. Alors ce sera un sale temps pour ceux qui aspirent à des valeurs progressistes.

Comment notre pauvre laïcité a-t-elle pu en arriver là ? Elle qui fut conçue pour construire du commun et de l’espace partagé ! La voici projetée au cœur de l’affrontement alors qu’hier elle était apaisement. La laïcité est née sur de l’écoute, sur la construction de consensus permettant de légitimer les choix faits et appliqués. Ce sont ces fondements-là qui ont disparu, volé en éclats.

Dans la « Liberté » française, il y a cette innovation essentielle avec l’ajout de « Egalité » et de « Fraternité » (aboutissement de longs, très longs débats, 1848). Nous avons tendance à gommer aujourd’hui la signification de cette innovation : la liberté intègre un sens collectif et l’égalité ouvre fraternellement la porte à nos différences Nos trois mots se tiennent étroitement, insécables. Notre laïcité est la digne enfant de cette liberté : elle n’est pas une injonction à se soumettre à la pensée des camps vainqueurs. Elle n’a pas été d’avantage une négociation où chacun préserve le maximum possible de son espace selon le rapport de force. La laïcité a été la sortie par le haut : l’élaboration d’un socle commun où nul n’est lésé, où chacun peut se sentir à égalité, en fraternité avec l’autre, libre et respecté. Jaurès, notre Jaurès, avait gagné contre Clémenceau qui aspirait à instaurer « un délit de messe »[1]Sur ce sujet brûlant, on se reportera avec utilité au petit livret de Charles Silvestre « Je suis Jaurès » (Privat, juillet 2015) où figurent page 59 ces mots de Jaurès : « Nous voudrions que la séparation des Eglises et de l’Etat n’apparaisse pas comme la victoire d’un groupe sur d’autres groupes, mais comme l’œuvre commune de tous les républicains ». Il est vrai qu’en cette époque les esprits « éclairés » avaient dans l’idée de construire une société. Le regard de Durkheim s’est perdu dans les oubliettes, lui pour qui les services publics avaient pour fonction de solidariser afin d’échapper à l’anomie. Oubliés les arguments en faveur de la Loi de la liberté des associations, associations destinées à devenir « les briques de la solidarité de la société ». Un regard d’un autre temps. Un regard qui nous serait d’un grand secours aujourd’hui. Les regards actuels de ceux qui nous dominent sont trop attirés par la guerre et le consentement à l’affrontement.

Les mots ont une vie, leurs sens suivent le sens de l’histoire. Les classes dominantes imposent le sens de l’histoire. C’est ainsi que les descendants des plus farouches opposants à la laïcité se présentent aujourd’hui comme ses plus fervents défenseurs. Accessoirement une laïcité revendiquant des « racines chrétiennes de l’Europe » bien loin des pères fondateurs…

Ce grand et beau nom « laïcité » était à son origine porteur d’une nation libérée de la tutelle de la religion. Il n’était pourtant en rien guerre à la religion. N’oublions pas, n’oublions surtout pas, qu’il y a seulement un demi-siècle il n’était pas rare de croiser dans nos rues françaises des nonnes et des prêtres en habits religieux, sans que cela soit vécu comme une agression. N’oublions pas non plus que Maurice Thorez tendait sa main laïque aux « ouvriers croyants ». Nous sommes aujourd’hui à des années lumières de ce regard fraternel et de cette confrontation apaisée. Nous voici bien loin de cette quête du respect de chacun. Voilà ce qui rend si périlleuse la situation.

Quelque chose de profond a changé dans notre représentation du combat laïque, qui a des répercussions désastreuses à l’encontre de nos concitoyens musulmans.

Regardons tout d’abord ce qui s’est passé dans le combat pour le droit au divorce, à la contraception, à l’avortement qui s’affrontait à un carcan d’interdictions, prôné par l’Eglise Catholique, jeté sur l’ensemble de la société française. Ce combat portait sur les droits de la société française mais ne visait aucunement à en imposer le partage par les institutions religieuses. Cette démarche républicaine était porteuse de la légitimité de l’évolution de la loi en faveur du libre choix personnel. Egale liberté pour tous les citoyens, mais également liberté pour chaque Eglise de prôner pour ses adeptes le choix qui était le sien (et qui allait évoluer par le vécu et l’engagement des croyants). Dans les batailles qui vont suivre l’attitude de notre société n’aura plus cette approche d’un engagement pour un droit « simplement » égal pour tous mais tendra à l’injonction.

“ Le combat du bien contre le mal, en lieu et place de celui de la légitime liberté de chacun, a bouleversé la donne et rigidifié les positions. ”

Il en fut ainsi pour le préservatif contre le Sida et les MST, pour l’égalité des homosexuels dans notre société. L’Eglise est plus que brocardée à prôner l’abstinence, elle est sommée de consentir à la liberté sexuelle moderne. Il en va de même à l’égard de l’égalité des homosexuels. Posture d’affrontement choisie par les « vainqueurs » qui rigidifie les positions de ceux qu’ils combattent au risque d’un retour de flamme. Le passage au combat du bien contre le mal, en lieu et place de celui de la légitime liberté de chacun, a bouleversé la donne et porte à l’affrontement. C’est Clémenceau qui reprend le pas sur Jaurès.

Mais s’attaquer à la religion dominante ne conduit pas aux mêmes conséquences que face à une religion minoritaire. Lorsqu’une minorité est concernée, que cela prend un visage ethnique, c’est à une explosion que nous exposons notre nation.

L’urgence d’une main tendue aux ouvriers musulmans

La confrontation à la population chrétienne « traditionaliste » est plus discrète car celle-ci dispose d’institutions ancestrales à l’écart de nos lieux partagés, y compris scolaires. Il faut les éruptions de manifestations d’opposition au « mariage pour tous » pour découvrir l’actuelle profusion des soutanes noires, des processions ferventes. Tout cela est loin de notre quotidien et est oublié la crise passée. En attendant la prochaine. Il est difficile d’imaginer que ces mouvements hors du temps parviennent à faire reculer radicalement et durablement notre société.

La confrontation à la population musulmane ou de culture musulmane est d’un autre ordre :
elle est visible dans notre quotidien, présente dans nos lieux de vie. Et summum de sa place périlleuse : elle est désignée comme partie prenante de guerres où notre pays est impliqué. Les ingrédients d’une confrontation sont lourds. Emmanuel Todd et Edwy Plenel ont sans nul doute raison de tirer le signal d’alarme devant la poussée islamophobe en développement[2]Qui est Charlie ? E . Todd, Seuil 2015 et Pour les musulmans, E. Plenel, La Découverte, 2014. Derrière la montée de l’islamophobie et les répercussions violentes qui s’annoncent, s’impose une perversion de la laïcité, comme dogme dominateur. Notre pays entre dans le reniement de cet acquis de Jaurès (un de plus !) l’idée de la laïcité fraternité. L’Islam se trouve au cœur de la tourmente et certainement le point détonateur, mais c’est par tous les bords que le danger progresse. Toutes les identités sont concernées et sont susceptibles de croitre dans ce même terreau.

Consentement à la guerre, laïcité détournée, les idées sont là pour un désastre.

Pas à pas, nous voici envahis de lois d’intolérances et de ruptures. Depuis le rejet de la loi du sol lorsque la nationalité n’est plus automatique mais doit être demandée en fin d’adolescence jusqu’aux interdictions du voile à l’Université, le rejet des mamans voilées… Nous voici jetés dans l’affrontement en lieu et place du dialogue. Lorsqu’il y a affrontement, il y a résistance. Deux lieux majeurs de cette résistance : les espaces des villes dédiés à la relégation sociale et l’école populaire. Le pouvoir politique de ces villes et les employés municipaux se retrouvent en première ligne. Les enseignants plus encore. Vivre cet affrontement constitue une douleur quotidienne, pour chacun des participants.

La laïcité doit intégrer une nouvelle dimension : l’identité.

Qui n’avance pas recule. Le dicton populaire se révèle également plein de sagesse pour le champ des concepts. La laïcité de notre passé a brisé un carcan afin de permettre à chacun de vivre sereinement selon ses convictions. C’était un gigantesque progrès humain. Dans ce passé, déjà de petites tensions se faisaient jour. Elles auraient pu alerter sur le fait que la messe laïque n’était pas dite. Le droit « d’être » n’épuisait pas le droit de reconnaissance. La « question juive » taraudait nos sociétés, mais l’aboutissement sanguinaire a paralysé les réflexions. L’image de l’horreur a pétrifié. La « question musulmane » qui surgit aujourd’hui est la même, du même fondement que celle du siècle passé. Pour avancer, nous devons aborder ces questions de reconnaissance d’identité, le religieux ne constituant qu’un paramètre de ces identités. Pour avancer nous devons partager l’approche de Jaurès.

Une identité ne se fond pas dans la masse. Hannah Arendt, partie d’Allemagne, s’en était fait l’écho. L’effacement par l’intégration ne la satisfaisait pas. Elle était « juive par évidence ». Cela pèse lourd une évidence pareille ! Pas dans le fin fond de sa tête, pas dans le secret domestique. Notre société a à prendre conscience de ce poids de l’être pour ceux qui en éprouvent le sentiment. Ce progrès relèvera de l’humain, de la reconnaissance du poids de l’homme. Ce souci rencontrera sentiments et identités régionales. L’identité citoyenne d’un être ne se résume pas à l’identité nationale, aussi importante que soit celle-ci.

“ L’identité, c’est le « temps long de l’histoire » en chaque individu. ”

L’identité, c’est le « temps long de l’histoire »[3]Fernand Bredel en chaque individu. En nous, en chacun de nous, existe ou peut librement exister une subjective « évidence » d’identité. Une ou plusieurs, d’origines nationales, régionales, ethniques, religieuses… selon les mille ruses de l’inconscient de chaque être humain. Ce sont des références à d’autres histoires collectives, d’autres vécus, d’autres blessures et espoirs qui doivent trouver leur chemin dans le « pot commun » pour faire une nation fraternelle.

L’identité existe sous nos yeux dans des clameurs. « Je » n’est pas seulement moi, pas seulement mon histoire familiale. « Je » c’est aussi les histoires collectives où inconsciemment j’ai choisi de m’inscrire. Et « je » a besoin d’être respecté, d’être reconnu. Ce que n’offre pas l’injonction à l’effacement de l’espace public.

“ Aujourd’hui, ces clameurs d’identité ne trouvent pas l’écho qui leur est dû, alors les identités se rattrapent aux branches de tout ce qui est disponible et s’écartent autant qu’elles sont rejetées de ce qui construit une société commune. ”

Ce « je » se construit sur des événements marquants d’un groupe humain. Le colonialisme, l’esclavagisme, peuvent paraître une lointaine histoire aux descendants des peuples du côté confortable de ces histoires. Il doit être audible qu’il n’en soit pas de même pour qui a des racines du côté de la souffrance. Si ces clameurs d’identité ne trouvent pas l’écho qui leur est dû, alors il est à craindre que ces identités s’écartent de la citoyenneté commune, de l’émancipation partagée et se rattrapent aux branches de tout ce qui est disponible, y compris ce qui divise et confronte.

Si elle veut revenir à ses exigences de construire de la solidarité, la laïcité moderne doit s’ouvrir à ces nouvelles dimensions. C’est une nécessité, c’est une obligation. C’est une urgence. La question moderne des identités ne disparaîtra plus sous le tapis. Elle est prête à ressurgir à tout instant, pas nécessairement sous sa forme la plus humaniste. Nos pouvoirs politiques du moment montrent leur incapacité à ouvrir une perspective d’espoir. Il dépend des progressistes de mener cette bataille politique cruciale pour l’avenir. Cruciale parce que condition pour retrouver la dynamique première de la laïcité : faire « œuvre commune de tous les républicains » et redonner un peu de sérénité à notre pays. Il est permis de craindre que ce soit difficile, qu’un lourd retard est à redouter. Il en fut ainsi pour le féminisme, l’écologie, l’homosexualité…

Si mon texte inquiet pouvait rencontrer le nouveau Jaurès de notre siècle, capable de redonner détermination et clairvoyance aux citoyens de « L’humain d’abord »…

Serge Grossvak
Animateur de la page Facebook Juif Autrement Yid,
membre de l’UJRE

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