Corps, éducation et société,  Numéro 15,  Yves-Claude Lequin

La technique, l’humain, la société et… la démocratie

Depuis la préhistoire, la technique est au centre de l’existence humaine ainsi que dans la vie sociale, depuis les actes élémentaires (manger, parler, marcher) jusqu’aux pratiques aujourd’hui les plus élaborées (le spatial, la chirurgie, etc.) en passant par toutes les techniques du travail, de la production, des échanges. La technique est toujours essentielle. Et pourtant, dans l’enseignement français, elle est marginale, voire absente, tout comme elle l’est de notre culture française, malencontreusement dite « générale ».

Cette absence n’a rien de naturel ni de général (qu’on songe à nos voisins européens) : elle résulte d’un long processus historique, social, idéologique et politique. Sans remonter à l’Antiquité, on observe en France comment, depuis la Renaissance, la culture dite « classique » puis « générale », contrôlée d’abord par la Contre-Réforme catholique, propagée en latin par les collèges jésuites, puis en français par les lycées républicains, a banni toute technique, y compris la technique des latins (agronomie, architecture, navigation…), celle des bâtisseurs de cathédrales, celle des agriculteurs, des ouvriers industriels, etc. Au 18e siècle un philosophe comme Diderot a milité pour une culture moderne, en français, rationnelle… et ouverte à la connaissance des techniques les plus récentes de son temps : pensons aux 3000 planches, absolument remarquables, du dessinateur Goussier, dans l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert, destinées à familiariser le grand public avec toutes les activités humaines de son temps (métiers, outils, machines, pratiques) : on en est loin en 2018 ! Ne pourrait-on aujourd’hui consacrer – dans nos établissements scolaires – un temps équivalent et des moyens appropriés pour comprendre les techniques actuellement en usage dans les divers métiers et pratiques ?

Il faut dire que, peu après Diderot, dès l’époque de Condorcet, les mathématiques (et la physique, la chimie, plus tard l’électronique, l’informatique…) ont acquis dans l’école française, la place hégémonique qu’occupait antérieurement le latin : en un siècle, le scientisme l’a emporté sur la culture classique, élargissant la connaissance, mais refermant les portes à la culture technique. Ainsi ont été structurés et hiérarchisés les lycées dit « napoléoniens », puis républicains (ferrystes) : au XXe siècle, les classes « nobles » ne sont plus latinistes, mais « scientifiques », ce que conforteront les réformes de la Ve République. Les « pas-latins » de 1900 ont cédé la place aux « pas-matheux » dans la hiérarchie scolaire, et la technique, loin d’être considérée comme élément central de l’existence humaine, est désormais réduite à des « sciences appliquées » (comme si elles étaient des sous-produits des sciences dites « fondamentales »).

“… la seule solution serait de s’adapter au mieux aux
« innovations », et non de délibérer collectivement (au plan politique et juridique) et préalablement sur les choix techniques fondamentaux, en commençant par ceux qui concernent directement le travail et la production matérielle. ”

Cette évolution sémantique recouvre une mutation idéologique et politique fondamentale : dès lors que les techniques sont réduites à des « sciences appliquées », on sera contraint de penser qu’il n’y a pas de choix technique possible, pas de démocratie possible dans le domaine technique : la seule solution serait de s’adapter au mieux aux « innovations », et non de délibérer collectivement (au plan politique et juridique) et préalablement sur les choix techniques fondamentaux, en commençant par ceux qui concernent directement le travail et la production matérielle. Si l’on veut envisager une « révolution de l’intelligence », c’est par là qu’il faudra la commencer : reconnaître en quoi les systèmes techniques existant en France (en agriculture, industrie, bureaux, banques, santé, etc.) résultent de choix effectués par divers types de pouvoirs dans le passé ou au présent, et entreprendre collectivement une analyse débouchant au futur sur d’autres choix techniques effectués démocratiquement.

“ Dès l’école élémentaire on devrait apprendre que chaque technique résulte d’un choix collectif de société, culturel et politique… et déconstruire méthodiquement l’idée (omniprésente) que les techniques seraient des « sciences appliquées ». ”

Mais il ne suffirait pas que les citoyens conquièrent ce droit (préalable qui suppose déjà un effort considérable), encore faut-il que les citoyens du futur conquièrent la capacité de le faire. C’est-à-dire qu’on rebâtisse un système scolaire public, où – de la maternelle aux universités, aux écoles d’ingénieurs et aux grandes Ecoles (à supposer qu’on conserve celles-ci) – on intègre une compréhension des systèmes techniques de notre temps.

Car non seulement notre système scolaire français ignore superbement la technique, il participe même à sa dévalorisation. Il suffit d’examiner les programmes scolaires (depuis l’âge de 5 ans jusqu’à 25 ans, ainsi que la « formation » des enseignants,) pour mesurer non seulement le décalage, mais l’écran des programmes scolaires vis-à-vis de cette connaissance raisonnée. Cette question majeure occupe une place insignifiante dans les programmes (sans doute moins de 1% sur 20 ans) et on percevrait aisément sa « maltraitance » (y compris dans des disciplines comme l’histoire, le français, la sociologie, la philosophie et les mathématiques, la physique ou la chimie).

Il faudrait aussi reconsidérer la « hiérarchie » des filières scolaires (qui va des filières générales, elles-mêmes hiérarchisées, entre classes dites « scientifiques », littéraires, économiques, et filières dites « techniques » ou d’autres, dites « professionnelles », hiérarchie des savoirs qui est aussi – de fait – une hiérarchie sociale : les élèves les plus riches en culture « technique » sont structurellement défavorisés par un tel système scolaire. Mais c’est aussi notre pays tout entier qui en pâtit, puisqu’il ne parvient pas à former la compétence technique globale, dont notre société a besoin pour « fonctionner » normalement.

Le résultat est, par exemple, que nos « meilleurs » ingénieurs (même ceux qui sortent d’une école, jadis nommée « polytechnique ») ignorent généralement ce qu’est la technique, ce qui est tout de même un paradoxe très français ! Baignant tellement dans ce système, nous ne le voyons plus. Il suffit pourtant de passer nos frontières européennes (à une heure de TGV de Paris) vers la Suisse, l’Allemagne, les Pays-Bas, etc. et de passer quelques heures dans un de leur « lycées », pour mesurer qu’en général la technique (en ses diverses dimensions) n’y est pas enseignée de la même manière, et que souvent elle est valorisée dans la société.

Redisons-le, tout cela est le produit d’une longue histoire, de luttes politiques majeures. Prenons l’exemple de la science et de la discipline qu’on nomme « technologie », dont l’objet est, en principe, de donner à comprendre les processus techniques (dans leur globalité). Comme discipline, la « technologie » fut enseignée pour la première fois en 1777, à l’université allemande de Göttingen, par un certain Johann Beckmann, contemporain de Diderot : après l’Angleterre, la Prusse est à l’orée de la « révolution industrielle », et ce professeur Beckmann, qui enseigne dans une école « camérale » (on dirait en France, une école de « sciences politiques ») décide d’enseigner aux futurs dirigeants administratifs et politiques de son pays en quoi consiste ce nouveau système technique, qu’on va bientôt nommer « industriel », et aussi ce qu’il suppose sur le plan juridique, ou ce qu’il va nécessiter comme routes, canaux, financements, logements, enseignements, législation, etc. Rapidement cette discipline se propage dans les autres Etats germaniques, ce qui ne sera pas pour rien dans les succès industriels, notamment prussiens, puis allemands, puis dans de nombreux pays européens, mais pas… en France.

Qu’advint-il alors du côté français ?

La France amorce alors son virage « scientiste », réduisant toute technique moderne à une application des sciences (physiques), ignorant toute science humaine étudiant la technique, pour en comprendre les processus réels. Et pourtant… à Paris, sous la Révolution française, parallèlement à l’essor du mouvement « sans-culottes », un certain Jacques-Henri Hassenfratz, strasbourgeois, connaissant les évolutions germaniques, préconise que dans les grandes innovations scolaires de 1794, à l’Ecole polytechnique (initialement conçue, justement, pour être ouverte aux divers métiers et aux diverses techniques) et au Conservatoire des Arts et Métiers (destiné à populariser les nouveaux outils, procédés, machines), on enseignât un équivalent français de cette « technologie » germanique, afin que les dirigeants politiques (de l’état, des villes) et ceux des entreprises, puissent bénéficier de cette vision globale de la production dans le capitalisme naissant. En août 1793, Lavoisier présentera lui-même un projet de décret, pour qu’on introduisît (dans les « écoles élémentaires des arts ») Les principes élémentaires de l’art social, de l’économie politique, du commerce, de la constitution et de la législation française… En vain. Cuvier tentera à son tour d’ouvrir l’enseignement français à cette nouvelle discipline nommée « technologie », notamment lorsqu’il deviendra un des principaux ministres (de l’enseignement) de Napoléon puis sous la Restauration. Provenant de Montbéliard, territoire francophone mais d’obédience germanique jusqu’en 1793, Cuvier a fait ses études à l’université de Stuttgart, où en 1786, il a suivi un cours de technologie (son cahier de cours est très éloquent à cet égard). Aussi, lorsqu’il devient un tout-puissant ministre de l’enseignement à Paris (entre 1806 et 1824) il tente à plusieurs reprises d’introduire un enseignement de technologie pour les futurs dirigeants du pays mais, face à la résistance des milieux « scientistes », il n’y parviendra pas, ni sous les auspices de Napoléon, ni dans la première décennie de la Restauration monarchique. En 1808, il présente un vœu au Conseil d’Etat, pour qu’on enseigne la technologie en France : La technologie manque en France d’ouvrages élémentaires, à un petit nombre d’exceptions près. Elle manque aussi d’écoles où les principes théoriques soient démontrés, où les lumières des sciences soient mises en rapport avec les procédés des arts. Il réitère en 1816, par exemple, il serait utile d’établir comme en Allemagne un enseignement régulier des différentes branches de l’administration et de n’admettre aux emplois que ceux qui auraient suivi cet enseignement. Sans résultat : c’est la version scientiste qui l’emportera durablement, jusqu’à nos jours (réduisant toute technique « moderne » à une application des sciences physiques), sans être remise en cause ni après 1945, ni en 1968, ni en 1981… Il faudra bien, un jour, s’y mettre… pour penser collectivement une « démocratie technique », c’est-à-dire une démocratie élargie aux choix techniques fondamentaux du pays, concernant la population dans son ensemble.

“ Il faudra bien, un jour, s’y mettre… pour penser collectivement une « démocratie technique », c’est-à-dire une démocratie élargie aux choix techniques fondamentaux du pays, concernant la population dans son ensemble. ”

Et la démocratie technique… ça s’apprend : dès l’école élémentaire on devrait apprendre que chaque technique résulte d’un choix collectif de société, culturel et politique… et déconstruire méthodiquement l’idée (omniprésente) que les techniques seraient des « sciences appliquées ». Chaque individu devra être préparé à décider sur ce plan, non comme « consommateur » ou comme « usager », mais comme citoyen, codécideur des choix techniques à l’échelle sociale. C’est pourquoi (à la place de la pseudo « technologie » actuelle), il est indispensable qu’on promeuve une « technologie comme éducation civique » : elle donnerait à comprendre quels sont les principaux choix possibles pour les techniques d’envergure sociale, comme les principaux systèmes en usage dans les métiers industriels ou de bureau, ou encore comme Google et tant d’autres (y compris pour « Parcoursup », les « logiciels éducatifs », etc.). Etant bien entendu que cette technologie démocratique devrait être enseignée jusqu’au bac inclus. Ceci contribuerait aussi à ce que la « culture française » ne soit plus seulement littéraire, ou (marginalement) « scientifique », mais qu’elle évolue vers une culture du XXIe siècle, authentiquement « générale », à l’instar de ce pensaient et pratiquaient les encyclopédistes du XVIIIe siècle.

Yves-Claude Lequin
Agrégé d’histoire

Bibliographie

Lamard P. et Lequin Y.C. (dir.) : PUTBM, La technologie entre à l’Université (Compiègne, Belfort-Montbéliard, Troyes), 2008

Lequin Y.C et Lamard P. (dir) : PUTBM, Eléments de démocratie technique. 2014

Didier J., Lequin Y.C et Leuba D. Devenir acteur dans une démocratie technique, 2018