Brigitte Estève-Bellebeau,  La laïcité est-elle encore révolutionnaire ?,  Numéro 4

La charte de la laïcité : une pédagogie pour la loi ?

La rentrée devrait voir se réaliser dans les écoles, collèges et lycées, l’exigence ministérielle, présentée dans la circulaire de rentrée 2015, de l’explicitation de la charte de la laïcité[1]En ligne : https://www.education.gouv.fr/bo/13/Hebdo33/MENE1322761C.htm aux familles. Celle-ci avance qu’une pédagogie de la laïcité s’appuiera notamment sur le support de la charte pour aider à concrétiser le parcours citoyen de l’élève.

Abdenour Bidar, philosophe, chargé de mission sur la pédagogie de la charte, rappelle que seule une laïcité bien comprise peut devenir une laïcité bien transmise. Il faut donc s’interroger sur cette compréhension de la laïcité par la communauté éducative d’une part, et par les familles d’autre part.

L’actualité récente a ravivé le besoin de donner du sens à ce principe fondateur de la devise républicaine, cela signifie-t-il que l’institution scolaire y parvienne aisément, ou bien que les enseignants soient suffisamment formés pour faciliter cette transmission aux jeunes générations ? D’une façon plus générale encore, les personnels de l’Education Nationale sont-ils en capacité de faire vivre la laïcité pour eux-mêmes et pour autrui – en l’occurrence les élèves et les familles – dans le respect du sens de ce terme qui ne se réduit pas à celui de neutralité ?

Entre l’exigence de consolidation d’une culture commune (qui ne date pas d’hier en matière de fait religieux comme de connaissance des principes qui fondent la citoyenneté[2]Voir en particulier les actes du séminaire national sur le fait religieux – novembre 2002.) et le risque de sacralisation du texte, y a-t-il place pour une pédagogie de la laïcité ? Telle sera la question que nous tenterons de prendre en charge.

Le projet politique de la république laïque française

Ce que suppose la laïcité c’est que les hommes peuvent légiférer et instituer une cité par eux-mêmes sans recourir à un sens venu d’un ailleurs transcendant. Ils peuvent faire société en ayant des croyances et des valeurs différentes et sans avoir besoin d’adhérer à un même sacré.

Cette idée révolutionnaire fonde la république. L’idée de République est celle de l’autonomie du corps social. Le peuple d’une république se forme par la libre adhésion à une constitution ayant pour but la plus grande liberté humaine d’après des lois qui permettent à la liberté de chacun de pouvoir subsister de concert avec celle des autres. Chacun peut y vivre librement et singulièrement sous la tutelle de lois dont il est l’auteur.

Le projet républicain de construction de la citoyenneté en France passe ainsi par un respect de toutes les convictions religieuses, politiques et culturelles, mais il exclut l’explosion de la nation en communautés séparées qui s’ignorent les unes les autres. La république n’est pas une simple somme d’individus ou de communautés, elle est une nation une et indivisible, qui met en son sein le projet de construire une vie en commun que les lois visant l’égalité et la liberté renforcent. Enfin elle est une démocratie qui se grandit de chercher à toujours élargir la sphère publique et laïque de la société.

Il y a là tout un projet pédagogique à faire émerger et sans conteste un travail imposant, pour ne serait-ce que faire comprendre les quelques concepts à la fois philosophiques et politiques mis en relation. Mais c’est de l’essence même de la laïcité dont il est d’emblée question, laïcité qui n’est ni simplement tolérance, ou neutralité, mais impartialité et agnosticisme institutionnel, tout autant qu’ouverture à autrui et respect de l’égalité des droits de chaque citoyen.

Il y a enfin à accepter un projet démocratique : ce dernier consiste à ne jamais renoncer à faire la critique des institutions ainsi qu’à toujours viser l’élargissement de la sphère publique. Ce sont ces deux exigences que l’école tente d’inculquer, quelle que soit la discipline enseignée et bien au-delà comme en deçà du champ disciplinaire, de faire vivre au quotidien. C’est en tant que la laïcité est le devoir de parler au nom de la raison, qu’elle peut devenir l’objet d’une réflexion et de discussions que l’école a le devoir et la responsabilité d’encourager, de rendre accessibles, d’encadrer, et enfin de développer.

La pédagogie de la laïcité

Publiée en 2013, la charte de la laïcité vise à rendre clairs le sens et les enjeux du principe de laïcité dans le rapport que celle-ci entretient avec l’ensemble des valeurs de la République. L’ouvrage Pour une pédagogie de la laïcité d’A. Bidar est en ligne[3]À consulter à cette adresse : http://archives.hci.gouv.fr/IMG/pdf/Pedagogie_de_la_laicite-web.pdf, accessible à toutes et à tous. Cependant, peu d’enseignants comme de personnels de l’Education Nationale se sont appropriés le texte, comme si la laïcité était un principe entendu, tellement évident qu’il n’était plus besoin d’y revenir[4]On pensera en particulier à l’affaire du collège Gabriel Havez de Creil en septembre 1989 et également au rapport Obin de l’Inspection de l’EN 2004 qui, en 2004, donnait l’alerte sur la montée des communautarismes et des manifestations d’appartenance religieuse à l’école, des refus de mixité, de visiter des églises, des luttes pour supprimer le sapin de Noël à l’école etc..

Il aura fallu les attentats de Janvier 2015 pour que la conscience collective d’un manque de formation à la laïcité soit exprimée et partagée, notamment dans le cadre des assises locales et départementales pour les valeurs de la République. Ces assises ont fait émerger, à côté d’une volonté ferme de s’engager pour l’école, une reconnaissance d’ignorance quant à la signification précise de la laïcité ; celle-ci étant confondue avec la simple  tolérance (et par conséquent l’acceptation de l’idée de la cohabitation des communautés religieuses ou ethniques les unes à côté des autres) ou considérée comme un principe d’exclusion du religieux de toute la sphère publique.

Le 9 septembre 2013, Vincent Peillon, avait présenté ainsi la charte de la laïcité : « La laïcité de l’École n’est jamais dirigée contre les individus ni contre leur conscience, mais elle garantit l’égalité de traitement de tous les élèves et l’égale dignité de tous les citoyens. Refusant toutes les intolérances et toutes les exclusions, elle est le fondement du respect mutuel et de la fraternité. »

Au lendemain des attentats, un effort d’explicitation de la laïcité s’imposait avec force, en formation initiale et continue, dans les champs disciplinaires, inter-disciplinaires, et inter-catégoriels afin qu’une culture commune puisse enfin exister autrement qu’à travers l’affichage d’un texte que peu d’élèves regardaient, que peu d’adultes de la communauté éducative connaissaient.

Composé de 15 articles, le texte de la charte de la laïcité, avouons-le, ne se présente pas d’emblée comme accessible à tout un chacun. Souvent considérés comme abstraits, ces articles méritent donc d’être accompagnés, explicités et illustrés. A. Bidar a proposé un commentaire en ligne de chaque article, avec le soutien de Canopé. La Ligue de l’enseignement a proposé une réécriture accessible aux enfants[5]La charte de la laïcité expliquée aux enfants, Milan, 2015. Dans nombre d’écoles, collèges ou lycées, la charte de la laïcité est alors devenue un objet de réflexion mieux appréhendé, en s’inscrivant dans divers projets qui ont pour caractéristique commune d’avoir mis au travail des acteurs différents, de l’élève au chef d’établissement, en passant par l’agent de service ou la /le documentaliste[6]Voir en particulier l’action menée par le lycée Theuriet de Civray.. Sans cela, le risque premier est de renforcer « le mythe de l’instruction pure », selon l’expression de Philippe Meirieu[7]Philippe Meirieu, Le mythe de l’instruction pure, article paru dans le Café Pédagogique, 13/02/15, attitude qui guette tout enseignant ayant la faiblesse de croire qu’il suffit de savoir pour pouvoir, savoir quasi magique, opérant par  arrachement à soi, à ses conditions matérielles, comme spirituelles d’existence.

Comme la magie n’opère pas, il faut accepter que le temps fasse son œuvre tout « en proposant des moyens concrets  de faire naître et de développer l’esprit critique de l’élève à tous les niveaux ». Le Haut conseil à l’intégration remarquait ainsi dans ses Recommandations relatives à l’expression religieuse dans les espaces publics[8]Les défis de l’intégration à l’école, Paris, La Documentation française, 2011, p. 98-99. « L’école doit réapprendre à se concevoir au-delà de la transmission des savoirs, comme ce lieu d’apprentissage de la liberté intellectuelle et individuelle où le jeune esprit apprend à interroger ses propres convictions et à développer un esprit critique. Un enseignement laïque fait donc prendre conscience à chacun de son statut d’individu », qu’il « faut apprendre aux élèves à se constituer comme subjectivité autonome, à construire une identité personnelle, même distincte de l’identité collective du groupe ethnique, social ou religieux auquel ils appartiennent[9]C’est moi qui souligne.”

Effort pour rendre accessible la laïcité à l’école, effort pour travailler avec d’autres n’exerçant pas le même métier, effort toujours pour se former et pouvoir ainsi mieux transmettre des compétences aux élèves, tel semble être l’arrière-plan du paysage repeint en laïcité. Mais si l’on ne veut pas qu’il s’agisse encore d’un simple vernis susceptible de craquer sous le poids d’un réel par trop nié, il convient de prendre en compte ce fait devant être enseigné, présent dans un certain nombre de programmes et pourtant si difficile à manipuler : le fait religieux. Objet d’une réflexion approfondie en 2002[10]Le rapport Debray sur l’enseignement du fait religieux dans l’école laïque en 2002 n’avait-il pas déjà mis en garde contre l’oubli d’un immense pan de la culture des individus ?, puis d’un séminaire national interdisciplinaire en 2011, le fait religieux ressemble davantage à un être fantomatique qu’à un objet d’enseignement précisément circonscrit et effectivement enseigné. Or, peut-on sérieusement espérer former des citoyens conscients de la nécessité de préserver le principe de la laïcité qui les rend libres, si l’on confond exigence culturelle et pratique cultuelle, sources de la culture et prosélytisme ?

Souvenons-nous des mots de Ferdinand Buisson : « Si, par laïcité de l’enseignement primaire, il fallait entendre la réduction de cet enseignement à l’étude de la lecture et de l’écriture, de l’orthographe et de l’arithmétique, à des leçons de choses et à des leçons de mots, toute allusion aux idées morales, philosophiques et religieuses étant interdite comme une infraction à la stricte neutralité, nous n’hésitons pas à dire que c’en serait fait de notre enseignement national »[11]Ferdinand Buisson, « Laïcité », Nouveau Dictionnaire de pédagogie et d’instruction primaire, 1911. Édition électronique mise en ligne par l’IFÉ : http://www.inrp.fr/edition-electronique/lodel/dictionnaire-ferdinand-buisson/document.php?id=3003.

Comme le remarque fort justement Sophie Ernst[12]Sophie Ernst, Pour une éducation laïque à la laïcité, Spirale, revue de recherche en éducation, philosophe, “la laïcité n’est pas la même chose que l’anticléricalisme, et elle ne consiste pas à entretenir une peur du contact dans un rapport défensif et hostile à tout ce qui peut évoquer une croyance ou une pratique religieuse.”

Usages et mésusages de la charte de la laïcité

Pour convaincre de la légitimité et de l’utilité du principe de laïcité, deux écueils sont à éviter : le repli légaliste derrière les textes juridiques comme paravent d’une absence de réflexion autonome sur la laïcité, ou, ce qui en constitue son pendant, singeant l’idée de l’ouverture à autrui et qui prend la forme de la tolérance débridée. Afin d’éviter de telles dérives, le recours à la charte de la laïcité peut être un moyen opportun et pertinent pour entrer en discussion avec qui le demande ou le nécessite.

En effet, l’outil n’est pas disciplinaire. Or, le nouvel enseignement moral et civique, qui a vocation à former les jeunes à la citoyenneté présente le risque de n’être qu’une reconduction de l’ECJS (Education civique, juridique et sociale), dont on connaît les difficultés. Il évite ainsi d’être une surcharge sur les épaules d’une seule discipline, et de provoquer le ras-le-bol des enseignants d’histoire-géographie pour ne citer qu’eux.

Si on développe la formation de proximité dans les établissements eux-mêmes, un travail intercatégoriel sur la charte devient encore plus judicieux et incite chacun à envisager de partager avec d’autres personnels le sens possible et le projet qui pourrait émerger de cette lecture distanciée. Les élèves – en particulier les élus du CVL (Conseil de vie lycéenne) – peuvent s’y associer plus aisément et les différents moyens imaginés par le Ministère pour consolider la formation laïque du citoyen prennent consistance en pareille situation : le bénévole du service civique trouve à construire son rôle avec et autour des projets interdisciplinaires et intercatégoriels de l’établissement ; il participe à l’occasion au suivi hors les murs de ces projets. Les membres de la réserve citoyenne peuvent être appelés en renfort selon les besoins exprimés par les équipes éducatives. Enfin les associations partenaires de l’Education Nationale auront à jouer un rôle de co-éducation et de co-formation qu’elles appellent de leur vœu depuis de nombreuses années[13]Consulter, s’il fallait s’en convaincre les compte-rendus de la première université des associations de l’EN à l’Esen à l’automne dernier..

Il y a donc, en germe, tout un dispositif susceptible de consolider une culture citoyenne commune. Le chef d’établissement y jouera le rôle-clé de chef d’orchestre d’une composition musicale encore inachevée. Il sera nécessaire de s’appuyer sur un groupe de pilotage laïcité solidement constitué afin de faciliter l’accès à des formations de proximité.

Il convient de rappeler que, sans ce travail de pédagogie au quotidien, deux conséquences ne tardent pas à se produire : l’absence de transmission du sens de la laïcité d’une part, l’imposition autoritariste de son principe au nom de la loi d’autre part. Dans les deux cas, le sens se perd de n’être pas explicité, le fil du lien politique devient plus ténu, et l’effet produit est sans conteste potentiellement pervers.

Alors qu’attendons-nous ? diront certains ! Si l’école républicaine peut se prémunir du titre de gardienne du sens de la laïcité[14]Je reprends la formule d’A. Bidar dans Pour une pédagogie de la laïcité, p. 14, Op. cit. c’est aussi en étant capable de brandir des textes comme des garants de la validité et de la valeur du principe fondateur de la liberté des citoyens.

Mais la boucle ne risque-t-elle pas de se refermer sur l’instrumentalisation d’un texte, voire sur sa sacralisation ? Tout le texte, rien que le texte !

C’est le point de débat qu’il importe de laisser à l’appréciation du lecteur : « Dans notre société, dit A. Bidar, et pour assurer la pérennité de la liberté, de l’égalité et de la fraternité qui sont au cœur de son projet, l’enceinte de l’école laïque est ce sanctuaire paradoxal où rien n’est adoré. » 

La charte est outil et non veau d’or. Mais nul outil, même le plus subtil, n’échappe au danger de son détournement : devenir un prêt à penser par commodité.

Brigitte Estève-Bellebeau
Chercheur en philosophie sociale

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