Abécédaire critique de la “novlangue” dans le champ éducatif,  Jean-Yves Rochex,  Numéro 20

Individualisation

On assiste dans les discours pédagogiques et les politiques éducatives à une forte montée en puissance des rhétoriques de l’individualisation et de la personnalisation des parcours scolaires, des apprentissages, de la prise en charge des élèves… Ces notions relèvent du sens commun bien plus que de l’élaboration conceptuelle, autour de la « nécessaire » adaptation de l’institution scolaire à la « diversité » des élèves et de leurs caractéristiques (talents, besoins, rythmes, capacités, motivations, profils, types d’intelligence).

En 2004, C. Thélot écrivait ainsi : « Les enfants sont différents dans leurs talents, leurs capacités, le rythme de leur progression, les ressorts de leur motivation, leur maturité. (…) Il faut personnaliser l’organisation de l’enseignement pour s’adapter aux besoins spécifiques de chaque enfant (…) ». L’École doit aider (l’enfant) « à découvrir son terrain d’élection, celui où il démontre un talent particulier et qui l’amène au meilleur de lui-même », la « diversification des parcours » lui permettant de « découvrir son excellence propre »[1]Claude Thélot, Pour la réussite de tous les élèves, Rapport de la Commission du débat national sur l’avenir de l’École, Paris, La Documentation française, 2004, p. 50, 56-57..

Les termes utilisés (éclosion, expression, talents …) invitent au respect non plus d’une « nature enfantine », de l’enfance comme catégorie générique, mais de chaque enfant comme nature particulière . Cette idée d’une nature enfantine, fort discutable sur le plan conceptuel[2]Cf. sur ce point, l’entrée Talents de cet abécédaire., va ainsi se lier aux idéologies et conceptions individualisantes, et ouvrir la porte à une alliance entre conceptions puérocentristes et idéologies néo-libérales, autour du thème de la diversité des élèves. Ce qu’illustrent les propos du ministre Chatel à France Inter en 2010 : « Personnaliser, ça veut dire quoi ? Ça veut dire que dans une classe vous avez à détecter les cinq élèves qui ont du potentiel et qui doivent aller loin, qu’on doit porter le plus loin possible dans le système éducatif. Moi, je crois en l’école de l’excellence, je crois au mérite républicain ».

La réussite de tous devient la découverte par chacun de son potentiel, de son excellence (ou encore de ses limites) propres, et l’école doit lui permettre – par la diversification de son offre – d’en donner la pleine mesure, au-delà des exigences et normes communes, assimilées à un carcan nuisible aux individus. La notion de service public recule au profit d’une logique d’offre et de demande ou de contrat ; élèves (et familles) sont invités à construire leurs projets et parcours de formation, à se faire entrepreneurs de leur propre carrière scolaire[3]Sur ce point, cf. P. Rayou, « L’enfant “au centre”, un lieu commun pédagogiquement correct », in J.-L. Derouet (dir.), L’école dans plusieurs mondes, Paris, INRP – De Bœck, 2000.. Mais tous les élèves, toutes les familles ne sont pas en mesure de soutenir ces injonctions[4]Cf. Robert Castel et Claudine Haroche, Propriété privée, propriété sociale, propriété de soi, Paris, Fayard, 2001., et les plus démunis d’entre eux, dont les conditions de vie et de scolarisation n’offrent pas (voire délitent) les soutiens nécessaires, se trouvent confrontés à des processus de précarisation et de décrochage produisant de plus en plus d’individus ou d’élèves « par défaut », selon les termes de Robert Castel . Élargissement des possibles pour les uns, précarité, ségrégation et contrôle social pour les autres : à l’école comme en dehors, l’individualisation sur le mode néo-libéral renforce les inégalités au détriment des sujets sociaux les plus fragilisés.

Jean-Yves Rochex
Professeur émérite,
Université Paris 8 Saint-Denis,
Laboratoire ESCOL-CIRCEFT.

Ressource

Castel, R., Hauroche, C., Propriété privée, propriété sociale, propriété de soi. Entretiens sur la construction de l’individu moderne, Paris, Fayard, 2001.

Notes[+]