École et politique(s),  Michel Deschamps,  Numéro 10

Face aux médias

Du soupçon à l’engagement critique

L’attention portée aux médias et, plus précisément, aux conditions de fabrication de l’information généraliste à destination des citoyens, demeure une tâche politique essentielle. Les médias continuent d’influer sur la façon dont nous nous représentons le monde, réorganisent l’expérience individuelle et collective que nous en avons, y introduisent des éléments de visibilité, indispensables, dans le temps même où ils imposent leurs propres grilles de lisibilité. Le décryptage de cette interpénétration de l’informatif et du normatif reste, évidemment, un des axes de toute analyse critique des médias.

“ Le décryptage de cette interpénétration de l’informatif et du normatif reste, évidemment, un des axes de toute analyse critique des médias. ”

Mais la transformation profonde en cours de ces médias, de leur nature, de leur capitalisation et de leur management, oblige à anticiper des évolutions qui déstabilisent la fabrique même de l’information.

Les médias et l’école : un discours journalistique commun ?

Pour qui s’attache à lire les contenus médiatiques de façon transversale, en cherchant à mettre en lumière ce que les traitements journalistiques peuvent avoir de commun la similitude de sélection et de traitement des mêmes faits, apparaît manifeste.

La représentation de l’institution scolaire par les médias est d’abord celle d’une École en crise, tellement « évidente » qu’elle n’a pas besoin d’être démontrée.

Ce « postulat de crise » conduit les médias à privilégier l’image d’une École en proie aux difficultés et aux dysfonctionnements, incertaine de ses finalités (« L’École n’est plus le creuset des valeurs françaises »), incertaine de ses missions basiques (« la montée de l’illettrisme »), mise en accusation sur le contenu de ses enseignements (« l’histoire et le roman national »), interpellée enfin sur ses méthodes (« trop de devoirs à la maison ») et ses modalités de fonctionnement (« la dérive bureaucratique »).

Sur cette scène scolaire tourmentée, les médias campent essentiellement deux blocs d’acteurs : celui du Pouvoir (l’exécutif politique) et celui de sa contestation (les enseignants et leurs organisations, parfois rejoints par les lycéens et les étudiants).

A l’heure de l’implication croissante des parents, de la décentralisation et du transfert des compétences, du rapprochement de l’École et de l’entreprise, les parents d’élèves, les élus territoriaux, les milieux socio-économiques, les associations périscolaires… n’apparaissent cependant qu’épisodiquement sur la scène journalistique scolaire. « Ce casting sélectif » conforte ainsi l’image d’une École datée, repliée, aux ressorts essentiellement institutionnels et bureaucratiques. Il s’en faut d’ailleurs que chacun de ces deux blocs « dominants » soit représenté en majesté ou en situation de force. Il s’agit bien plutôt de face à face de deux impuissances.

Cette École, défaillante, est présentée comme le lieu d’une querelle permanente.

Tout ou presque dans l’École des médias peut faire et fait polémique : de l’absentéisme des décrocheurs à l’efficacité des ZEP, en passant par le bachotage, les diplômes, l’orientation, la réforme de l’orthographe, le voile ou la violence.

Loin d’un débat apaisé, les médias mettent en scène le plus souvent la querelle et l’excommunication.

“ La prééminence d’une vision plutôt verticale et hexagonale, la réduction de l’action éducative à la seule geste gouvernementale, l’identification des professionnalités enseignantes à la posture protestataire, ne constituent-elles pas autant d’obstacles à une meilleure compréhension des enjeux éducatifs ? ”

Ni synthèse ni compromis, l’imposition polémique débouche sur le conflit. Car cette École défaillante et polémique des médias est d’abord celle de l’affrontement, avec son cortège, de manifestations et de grèves. C’est d’ailleurs moins la place que les médias accordent aux polémiques et aux conflits qui retient l’attention que leur traitement même ; le dénombrement sans fin des querelles, leur absence de contextualisation, la réduction à un affrontement État-Syndicats, la fugacité, l’absence de bilan… tout cela tend à porter l’accent moins sur les raisons d’un conflit que sur l’affrontement lui-même, moins sur les motivations des acteurs que sur leur place dans la querelle. N’en vient-on pas à présenter la scène scolaire comme jalonnée de duels de théâtre ? « Postulat de crise », « casting sélectif », « « imposition polémique », leur combinaison concourt bien à construire une vision dépréciative des réalités scolaires. Il faut cependant écarter toute fausse interprétation : personne ne peut souhaiter que soit propagée une image idyllique et lénifiante de l’École. Les médias n’inventent ni les dysfonctionnements de l’institution éducative, ni la minoration du rôle des usagers et des partenaires, ni la récurrence des conflits scolaires. Pour autant, en éclairent-ils la nature, les causes profondes, les effets durables ? La prééminence d’une vision plutôt verticale et hexagonale, la réduction de l’action éducative à la seule geste gouvernementale, l’identification des professionnalités enseignantes à la posture protestataire, ne constituent-elles pas autant d’obstacles à une meilleure compréhension des enjeux éducatifs ?

Tel média. Telle école ?

La volonté de comprendre les modes opératoires communs au discours journalistique ne peut conduire à négliger ce qui différencie les médias entre eux.

Les journalistes, même s’ils œuvrent dans un même champ et se conforment à des pratiques de métier semblables, ont l’absolue nécessité de se distinguer ; ils ont à défendre leur place dans un univers professionnel de compétitivité ; ils appartiennent à des groupes aux logiques industrielles concurrentes ; ils participent à des lignes éditoriales qui fondent leur identité.

Ces différenciations obligées ne passent pas seulement par le commentaire mais également par la sélection des faits au sein du flux communicationnel, par leur hiérarchisation et leur plus ou moins intensification, en fonction de critères rédactionnels souvent opaques. Car vouloir analyser les différenciations, c’est se heurter à la réserve de médias peu enclins à expliciter leurs choix fondamentaux et à justifier leur ligne éditoriale. C’est aussi subir la rareté des monographies consacrées à tel ou tel organe de presse, celles existantes s’attachant plus à l’histoire industrielle de ces entreprises ou à leurs dirigeants qu’à leur identité éditoriale proprement dite. Les analyses du traitement médiatique des questions scolaires, elles sont, quasiment inexistantes.

Les différences dans la couverture journalistique des faits éducatifs sont d’abord quantitatives : la presse écrite et, particulièrement, les quotidiens nationaux généralistes, consacre une place incomparablement plus grande aux sujets d’éducation que les médias audiovisuels et, plus encore, que les publications numériques (hors sites spécialisés). Au sein de chaque type de médias, les différences ne sont pas moins fortes, comme le montrent les inégalités de couverture de la presse écrite entre les revues, les hebdomadaires, les quotidiens. Au sein de ces derniers, les écarts sont nets entre Le Monde et l’Humanité donnant une place aux questions scolaires presque trois fois supérieure à celles de La Tribune ou de La Croix.

Ces données quantitatives ne préjugent pas de la façon, qualitative, dont les faits scolaires sont traités. Chaque média se distingue par l’utilisation des modes de traitement, par leur hiérarchisation et leur combinaison, selon de véritables profils éditoriaux. Ainsi, Les Échos privilégient le traitement informatif ; La Croix porte une vision volontiers positive des réalités scolaires ; France-Soir, L’Humanité, Libération, Le Parisien se retrouvent autour d’une image de l’École plutôt marquée par les dysfonctionnements et les conflits. Mais le rapprochement même de ces quatre quotidiens montre combien une telle juxtaposition masque les diversités possibles d’interprétation. Ainsi la conflictualité dans l’École peut être dénoncée comme révélatrice du refus de changement des « anti-réformes », preuve supplémentaire de leur conservatisme et de leur corporatisme. Elle peut aussi être saluée comme expression des valeurs de résistance, de vitalité professionnelle et d’attachement au service public !

Pousser l’analyse impliquerait d’entrer dans l’histoire de chaque média, dans son environnement idéologique et ses attaches sociopolitiques, dans son management, dans la sociologie de son lectorat, dans l’autonomie des rédactions, dans la professionnalité et l’influence de ses signatures. De telles monographies restent à écrire. « L’École d’usage » du Parisien, privilégiant la fonction de services de l’institution scolaire et prônant un pilotage par les usagers ; l’École du Figaro, « entre tradition et libéralisation », cherchant à concilier l’attachement de ses lecteurs au patrimoine académique et aux valeurs traditionnelles avec les dures contraintes de la mondialisation néolibérale ; l’École de l’Humanité, déterminée et incertaine, luttant contre les déterminismes, résolue dans ses combats, mais confrontée à l’incertitude de leur pérennité et de leurs résultats.

Ces éléments rassureront, peut-être, puisqu’ils semblent contredire le sentiment d’un discours journalistique uniforme, reflet d’un conformisme professionnel réputé ambiant. Ils apparaissent réhabiliter la vision de médias offrant une certaine diversité. Ces perceptions ont leur réalité et la défense du pluralisme journalistique, fût-il relatif, constitue toujours un enjeu démocratique. Mais la tension entre l’uniformisation du discours médiatique et sa différenciation produit aussi ses limites. Le traitement des « réformes » gouvernementales en est l’illustration. Compte-tenu de leur nombre, de leur fréquence, de leurs répercussions, il est normal qu’elles fassent l’objet d’une couverture journalistique importante. Il est peut-être moins naturel que les médias –qu’ils soient pro ou anti-réformes- n’interrogent jamais cette figure centrale de l’action publique, dans ses fondements et ses caractéristiques essentielles d’imposition étatique, d’infaillibilité, d’appel au sacrifice. N’a-t-on pas le droit de chercher à cerner la responsabilité des médias dans la banalisation d’une telle figure ? N’est-ce pas ainsi que sont légitimés les grands cadres formatifs de l’action publique : l’intérêt général, la Réforme, la dépense publique, la sécurité ? N’est-ce pas ainsi que se construisent -médias aidant- les cadres conceptuels des politiques scolaires : Réussite et échec, absentéisme, violence scolaire, alternance ?

L’école et la crise de l’info

L’analyse critique des contenus éditoriaux et l’ouverture d’un dialogue sans concession avec les journalistes non seulement ne constituent pas un obstacle à la solidarité avec leurs combats mais en est même une des conditions.

On a d’abord pensé que la « crise de la presse » ne touchait que les quotidiens, elle a gagné les magazines généralistes, la presse régionale et locale. Elle atteint maintenant les chaînes d’information continue (I – Télé).

Ce ne sont évidemment pas les missions de divertissement ou le spectacle sportif qui sont touchés mais bien (et de plus en plus) l’information généraliste, celle qui est pourtant indispensable à la construction de l’opinion des citoyens. L’enjeu est tel qu’on ne peut s’en remettre aux seuls journalistes pour y faire face. C’est l’ensemble du mouvement social qui doit s’impliquer à un tout autre niveau qu’aujourd’hui.

Et l’École y a peut-être une responsabilité particulière.

Certes les professionnels de l’éducation ne se reconnaissent pas toujours dans le miroir que leur tendent les médias. Et l’École est desservie quand le discours journalistique scolaire se fait simplificateur et manichéen. Mais elle le serait bien plus si ces images s’estompaient, si les questions scolaires quittaient les colonnes et les écrans (le phénomène est déjà en cours), si le débat éducatif cessait d’être, dans la sphère publique, une question vive.

“ Institution fragilisée, l’École ne peut se passer de médiation, c’est-à-dire de liens avec les citoyens. Il lui faut donc reconquérir la scène, trouver les mots qui disent l’École d’aujourd’hui, disputer le sens ! ”

Car l’École ne s’en trouverait pas, pour autant, « débarrassée », rendue à la quiétude d’une clôture enfin rétablie. Elle ne serait pas « sanctuarisée » mais livrée, plus loin du regard des citoyens, aux discours des communicants officiels, aux fausses nouvelles, au règne du buzz et de la rumeur. Institution fragilisée, l’École ne peut se passer de médiation, c’est-à-dire de liens avec les citoyens. Il lui faut donc reconquérir la scène, trouver les mots qui disent l’École d’aujourd’hui, disputer le sens ! D’un dialogue renouvelé avec les journalistes -dont on partagerait beaucoup plus les difficultés et les combats- ne peut-on attendre un éclairage puissant des enjeux éducatifs, un moyen de faciliter la compréhension des questions scolaires par les citoyens et leur implication concrète dans la marche de l’École ? Dans cette société qu’on nous dit être de la connaissance et de la communication, toutes les activités qui concourent à l’intelligibilité du monde : recherche fondamentale, éducation, information, culture sont mises en accusation. Les chercheurs, les enseignants, les artistes, les journalistes sont regardés comme des professionnels surnuméraires ou suspects.

N’y a –t-il pas là matière à réflexion ?

Michel Deschamps
Ancien secrétaire général de la FSU

Notes

1 – Le présent article s’appuie sur les travaux d’un chantier de L’institut de Recherche de la F.S.U. et sur l’ouvrage qui en est issu :  « L’École sous presse », Michel DESCHAMPS, Éditions Syllepse, 2016.

2 – Dans le traitement d’un corpus de 4000 articles, ceux exprimant une vision plutôt positive des réalités scolaires ne dépassaient pas 15 %

3 – Pour les médias, l’enseignant est rarement présenté comme celui qui enseigne mais comme celui qui conteste.

4 – Depuis ce recensement La Tribune et France-Soir ont cessé de paraître.