Élisabeth Bautier,  Numéro 1,  Quels programmes pour une culture partagée ?

Et si les apprentissages langagiers scolaires permettaient à tous de s’approprier les savoirs scolaires et de comprendre le monde ?

Depuis plusieurs décennies des mouvement contradictoires traversent l’École : elle accueille une population d’élèves qu’elle conduit de plus en plus nombreuse au baccalauréat. Pourtant, dans le même temps, les résultats aux évaluations nationales et internationales à différents niveaux de la scolarité (CP, PIRLS –CM1-, PISA) concernant l’utilisation du langage pour comprendre les textes et apprendre par les textes, ou concernant l’écrit pour élaborer des réponses en termes de savoirs font apparaître le recul des élèves français et les difficultés particulièrement importantes des élèves de milieux populaires dans ces domaines.

Les formes scolaires contemporaines mettent l’accent sur la prise en compte des expériences des élèves, sur les échanges avec et entre les élèves afin de construire les savoirs, visant ainsi à être plus aidantes pour tous les élèves, en particulier pour ceux dont les familles sont peu familières des exigences et des formes scolaires, tel n’est cependant pas le cas lorsqu’on regarde justement les résultats qu’ils obtiennent qui ne montrent pas de meilleurs apprentissages. Bien au contraire, les inégalités sociales sont toujours grandes en France, et plus importantes que dans la très grande majorité des autres pays de l’OCDE, elles s’accroissent même ces dernières années. Enfin, alors que la langue et la maîtrise de la langue sont non seulement et simultanément identifiées depuis le Plan Rouchette comme éléments centraux dans les difficultés des élèves de milieux populaires, la place qui leur est aujourd’hui consacrée n’a fait que croître jusqu’à être essentielle dans la construction des savoirs, dans l’exploitation des documents, supports constants du travail des élèves sans que les enseignements correspondants soient mis en œuvre. C’est sur ce dernier point, en relation avec les précédents que nous insisterons ici.

“ L’École devrait enseigner plus qu’elle ne le fait ce qui permettrait à ces élèves de pouvoir être à l’aise avec les usages de l’écrit dominants actuellement, usages littéraciés du langage qui sont spécifiques des apprentissages scolaires actuels. ”

L’explication selon laquelle, les enseignants et les élèves seraient devenus particulièrement incompétents et faibles par rapport à leurs prédécesseurs ne peut de façon générale être une explication valable. Il est donc nécessaire de s’interroger sur les logiques qui aujourd’hui sous-tendent les contenus et les formes d’enseignement, plus particulièrement en ce qui concerne la langue maternelle et le langage. Mais il est tout autant nécessaire de s’interroger sur la visée de démocratisation et d’émancipation des élèves des milieux sociaux les moins familiarisés avec les nécessaires usages scolaires du langage. En effet, si cette visée était réellement d’actualité au-delà des discours institutionnels, l’École devrait enseigner plus qu’elle ne le fait ce qui permettrait à ces élèves de pouvoir être à l’aise avec les usages de l’écrit dominants actuellement, usages littéraciés du langage qui sont spécifiques des apprentissages scolaires actuels.

De la maîtrise de la langue à l’apprentissage des usages du langage pour apprendre et comprendre

Actuellement, et particulièrement depuis les programmes de 2008, les contenus des enseignements de langue et langage sont davantage centrés dès les premiers moments de la scolarité sur le développement des ressources linguistiques de base, le vocabulaire en particulier, ou sur l’entrée dans l’écrit pensée en termes d’acquisition du code, ou encore sur des usages communicatifs et expressifs du langage (se faire comprendre, exprimer ses émotions…), sur la lecture des seuls textes narratifs, sur la compréhension pensée en termes de capacité à répondre à des questions sur le texte, sur des acquisitions grammaticales pensées en termes de passage du simple au complexe. Cependant, même si ces acquisitions sont sans aucun doute nécessaires, elles ne sont pas suffisantes. Elles sont loin de permettre de satisfaire les exigences de la compréhension de textes informatifs, de la production de «textes» élaboratifs à l’oral comme à l’écrit qui en permettent l’appropriation. Il est à noter que ces orientations concernant les apprentissages de base sont non seulement présentes dans les programmes, mais elles sous-tendent également les pratiques enseignantes ordinaires bien au-delà de la simple application des programmes, car on touche dans ce domaine de la langue à des représentations sociales fortement ancrées chez les enseignants. Cette remarque pointe l’importance du travail à entreprendre si on veut modifier les conceptions déficitaristes que les manières de faire enseignantes manifestent à l’égard des élèves de milieux populaires, plus spécifiquement concernant la langue, dont le vocabulaire est jugé pauvre, la syntaxe fautive, le langage peu employé et difficile à comprendre.

Il ne s’agit nullement de nier les différences sociales et les difficultés spécifiques de ces élèves, mais il s’agit aussi et surtout de ne pas se tromper de constat. L’absence de distinction claire entre l’acquisition du système linguistique, des éléments grammaticaux, orthographiques, l’accroissement du vocabulaire (oui, mais lequel est nécessaire ?) et les utilisations du langage que l’école sollicite pour apprendre et comprendre ne facilite pas, gêne plutôt les interventions des enseignants. Contrairement à des représentations, certes renforcées par les programmes de 2008, si la «maîtrise de la langue» est très importante, la connaissance des structures de phrase, des connecteurs, de la conjugaison n’entraîne pas ipso facto la production d’usages du langage peu familiers pour certains élèves qui s’y confronteraient dès lors seulement dans le cadre scolaire sans en comprendre les logiques. Dans le même sens, savoir exprimer ses émotions et expériences, savoir échanger dans le groupe classe ne sont pas des «compétences» qui se transfèrent sur d’autres usages plus importants pour être élève, c’est-à-dire pour pouvoir bénéficier dans le domaine des apprentissages des situations mises en œuvre par les enseignants.

“ Sans un enseignement qui permette à tous les élèves de comprendre les enjeux cognitifs des échanges de la classe, du discours pédagogique, du travail scolaire, l’École est loin de viser la démocratisation des savoirs, l’émancipation de chacun. ”

Ces autres usages du langage concernent pourtant la compréhension des enjeux de savoir «dissimulés» (implicites et peut-être même insus car trop évidents pour les enseignants eux-mêmes) dans les échanges langagiers de la classe, dans les différents types de textes (narratifs autant que documentaires, essentiellement discursifs ou composites, c’est-à-dire comprenant des informations non redondantes du texte sous des formes diverses, graphique, photos, schémas…). Ils concernent encore la possibilité de produire – à partir de ces textes ou des situations de la classe – des énoncés de savoir générique et décontextualisés. En effet, les élèves qui nous occupent ont des difficultés de compréhension, mais référer ces difficultés essentiellement à des manques lexicaux ou syntaxiques, même s’ils existent, est très insuffisant, d’autant plus que la compréhension des différents types de texte, y compris narratifs ne fait pas actuellement l’objet d’un véritable enseignement ou que l’évaluation de celle-ci se réduit le plus souvent à solliciter des réponses ponctuelles à des questions portant sur le thème, un fait ponctuel, les personnages, les événements. Ces réponses reposent essentiellement sur la recherche d’informations, le repérage dans les textes de la réponse explicite, ce que les élèves français réussissent tout à fait et même mieux que d’autres des élèves d’autres pays. Cependant, cette conception de la compréhension laisse en dehors des apprentissages et même de la définition de la compréhension, la construction du sens du texte, des phénomènes, processus, intentionnalité qu’il met en œuvre. Cette construction implique bien plus que du repérage, c’est du travail sur les inférences et les implicites tout autant linguistiques que culturels, mais aussi sur l’intentionnalité du texte (selon le texte, de ses personnages ou des éléments divers qui le composent). Ce travail est aujourd’hui assez exceptionnel dans les classes, ce qui peut expliquer les résultats aux évaluations et les inégalités creusées au cours des années : c’est en effet ce travail sur la complexité des phénomènes simultanément linguistiques et langagiers et l’identification de ce qui s’appelle «comprendre» qui fait différence entre élèves en fonction de leur origine sociale.

Ces usages du langage pour apprendre et comprendre comme visée de démocratisation et d’émancipation de l’École ?

Sans un enseignement qui permette à tous les élèves de comprendre les enjeux cognitifs des échanges de la classe, du discours pédagogique, du travail scolaire, l’École est loin de viser la démocratisation des savoirs, l’émancipation de chacun. Il s’agit de permettre aux élèves de comprendre qu’il s’agit toujours en classe –et ailleurs – d’apprendre et de comprendre des phénomènes et des processus, de comprendre le monde des relations humaines (par les albums, par exemples), comme celui des savoirs scientifiques, de comprendre encore qu’il ne s’agit donc pas «seulement» de prendre la parole pour dire ce que les situations de la vie quotidienne susciteraient comme idées, comme opinions ou souvenirs. Ces objectifs simultanément langagiers et cognitifs sont d’autant plus importants actuellement qu’ils sous-tendent de façon implicites les exigences scolaires (et plus largement sociales) contemporaines et que ces exigences (traitement des documents, apprentissages par élaboration des savoirs avec le langage dans les échanges collectifs ou à partir des textes divers, voire des situations non verbales) apparaissent le plus souvent ne pas présenter de difficultés particulières aux yeux des enseignants. C’est ainsi que même le vocabulaire «scolaire », celui des tâches à effectuer, celui utilisé dans le quotidien scolaire, celui des mots des savoirs, celui qui permet de ne pas réduire l’apprendre à du faire, justement pour ces élèves, n’est pas celui qui fait l’objet de vérification de leur compréhension et des apprentissages. En conséquence, une grande partie des élèves «passent à côté» de ce qui serait pourtant nécessaires de leur apprendre pour qu’ils bénéficient des situations d’apprentissage au même titre que les élèves qui s’approprient ces usages du langage grâce à des modes de socialisation plus familiaux que scolaires.

Élisabeth Bautier
Université de Paris 8
Équipe Circeft-Escol