Entretiens,  Jean Bernardin,  Numéro 13

Entretien avec Jean Bernardin

« Des maîtres pour une autre école : former ou transformer » : une expérience de formation au Tchad

Jean Bernardin est responsable national du GFEN. Le titre de l’entretien écho celui de l’ouvrage d’Henri Bassis, consacré à cette expérience.[1]Des maîtres pour une autre école : former ou transformer, Casterman E3, 1978

Carnets Rouges : Pendant la période 1967-1973 la France lance un programme de formation des enseignants sur le territoire tchadien. Quel est l’état du Tchad quand débute l’expérience ?

Jean Bernardin : C’est un immense pays, indépendant depuis 1960, où règne une pauvreté endémique. La population est essentiellement tournée vers l’agriculture au sud, une agriculture fragilisée par la monoculture du coton au détriment des cultures vivrières, et le nomadisme au nord. Les techniques agricoles restent archaïques, basées sur la pratique du brûlis d’un morceau de brousse autour des villages. Le joug et la charrue tirée par des bœufs sont introduits dans les années 60-70 grâce à la pension des anciens combattants. Prévarication, détournement de fonds publics, de subventions et donations venant de France et des ONG internationales : l’administration est gangrénée de haut en bas

La scolarisation élémentaire est parmi les plus faibles du continent africain (30% à 40% des enfants d’une classe d’âge dans les campagnes). Les filles sont moins scolarisées que les garçons. Dans chaque famille quelques enfants sont envoyés à l’école dans l’espoir qu’ils deviendront fonctionnaires et pourront subvenir aux besoins d’une famille élargie, les autres se consacrant aux tâches domestiques et agraires. La scolarisation secondaire est très faible avec des taux d’échec scolaire dramatiques. Quelques étudiants boursiers partent faire leurs études au Sénégal, en France, aux Etats-Unis et en Russie avant que ne soit créée une université tchadienne en 1971, fermée de 1979 à 1983. Ceux qui reviennent au pays doivent faire allégeance à la dictature ou sont emprisonnés. La majorité des enseignants a pour seul niveau le Certificat d’Etudes Primaires, quelques-uns le BEPC et pas ou peu de formation pédagogique. Les effectifs peuvent être pléthoriques (jusqu’à 60-80 élèves dans une même classe). Les classes, en dur dans les villes, doivent être reconstruites chaque année dans les campagnes. Le matériel pédagogique est pratiquement inexistant.

La France lance dans ce contexte un vaste programme au service du développement social et économique centré sur de nouvelles technologies, présentées comme des solutions aux problèmes de santé, d’éducation et de production agricole qui touchent les pays de l’Afrique sub-saharienne : Mali, Niger et Tchad.

Pour l’éducation les programmes de l’élémentaire, entièrement élaborés en France, doivent être appliqués et leur mise en œuvre évaluée par des « conseillers pédagogiques  », pour la plupart volontaires du service national n’ayant qu’une année d’expérience professionnelle. 50 classes expérimentales sont mises en place dans des centres urbains et ruraux de la vallée du Mandoul. La « rénovation pédagogique  » a pour objectifs de donner au plus grand nombre une formation de base qui acculture les tchadiens aux progrès techniques et forme des producteurs et des citoyens ; de fournir au pays des cadres moyens et supérieurs. Sur le plan des contenus il s’agit d’introduire les mathématiques nouvelles (théorie des ensembles), l’étude du milieu, l’apprentissage de la langue française visant la communication et le dialogue en situation. Des responsables de la Rénovation des classes de l’élémentaire se succèdent mais force est de constater que les retours sont en deçà des attendus…

CR : Il faut alors repenser l’expérience. Sont sollicités des militants d’éducation nouvelle…

Jean Bernardin : En mai 1971, Toula Lambiotte, ex inspectrice à Aubervilliers et travaillant à la Coopération propose à Henri Bassis, directeur de l’école Bretonneau du XXe arrondissement de Paris et membre de la direction du GFEN, de prendre la direction de cette entreprise de rénovation pédagogique au Tchad, en perdition en y insufflant les orientations et pratiques de « l’expérience du groupe expérimental du XXe »[2]Robert Gloton, A la recherche de l’école de demain. Le groupe expérimental de pédagogie active du XXe arrondissement de Paris, Colin, 1970 mise en place et dirigée par l’IEN Robert Gloton. Odette Bassis, professeur de math du secondaire, membre de la direction de l’ex GEMAE, aurait un poste de professeur de mathématiques à l’Ecole Normale de Sarh (ex. Fort-Archambault).

CR : A leur arrivée, ces militants doivent prendre des décisions. Ont-ils une vraie marge de manœuvre ? Quelles orientations leur donnent-ils ?

Jean Bernardin : Au départ ni la direction de la Coopération, ni les autorités tchadiennes ne donnent « carte blanche  » à H. Bassis. Tout était à gagner et à construire sur le terrain : la complicité des autorités comme celle des acteurs de terrain, dont en premier lieu l’équipe de « conseillers pédagogiques  ».

H. Bassis part du postulat que tout pays colonisé ou en situation de post ou semi-colonisation est, par nature, ou tout au moins en puissance, anticolonialiste. Toutes ses contradictions ne peuvent empêcher qu’existe et se développe le sentiment anticolonialiste[3]Henri Bassis, op. cit.. Tel était le cas au Tchad où le président despote, Tombalbaye, caractérisait l’école comme colonialiste, destinée à former des boys, rendant les jeunes tchadiens étrangers aux besoins de développement du pays. H. Bassis prend au pied de la lettre cette dénonciation et propose de mettre sur pied une « école nouvelle  » qui formera des citoyens, agents responsables du développement autonome du pays. Il pose pour principe politique que la coopération n’a de sens que dans un échange égalitaire. L’aide unilatérale qu’apporte (ou devrait apporter) l’ex-puissance coloniale n’a donc de sens que si elle se fixe pour but de devenir inutile, c’est-à-dire d’avoir créé les conditions d’autonomie qui permettent à la nation assistée de se passer enfin de son assistance[4]Henri Bassis, op.cit.. Quelques années après son retour du Tchad, H. Bassis écrira : Eduquer, c’est non pas donner des solutions, ni même seulement (ce qui est mieux) apprendre à poser et se poser des questions, mais « mettre des forces en marche comme l’écrit si bien Saint-Exupéry. Non pas recevoir un capital mort, mais défricher, retourner et labourer des terres qui ne demandent qu’à respirer la vie et la répandre. Aider, bien sur, mais surtout pas assister – et donc, si j’ose dire, aider pour qu’on se passe de mon aide… L’Education Nouvelle, c’est la bataille quotidienne avec soi-même pour faire coexister des contraires, c’est la tentative constante, pas toujours facile, pas toujours réussie, mais toujours recommencée, et recommencée jusqu’a finir par gagner, pour ne jamais penser à la place de l’autre…[5]Henri Bassis, La bataille de l’Education Nouvelle, c’est quoi ? Article, 1981

La priorité est donc de former le plus rapidement possible les enseignants tchadiens – comme leurs élèves – à l’autonomie, partant du principe que notre présence ne pouvait être que provisoire et que le devenir de leurs pays était « de leur responsabilité  ».

CR : Sur quels principes et dans quelles modalités mettez-vous en place la formation ?

Jean Bernardin : L’équipe française d’assistants était en place. Ils étaient de jeunes enseignants, qui avaient choisi ce service plutôt que le service militaire, ils avaient connu mai 1968, et je percevais en eux la persistance de valeurs que leur situation aliénante n’avait pas eu encore le temps de détruire [la vie coloniale offrant tant de facilités qu’elle est naturellement corruptrice][6]Henri Bassis, op.cit. écrit Henri Bassis. La priorité était donc, sur la base de ces valeurs, de les former lors de journées d’études aux pratiques d’une nouvelle éducation. Au fur et à mesure des assistants tchadiens sont rapidement intégrés à cette équipe.

Nous avons commencé par un « cartes sur table  » sur l’état de l’expérience, la situation de dépendance des assistants, et les finalités, les principes de l’éducation nouvelle. Nous avons partagé quelques « outils  », avec des apports théoriques sur les travaux de la psychogénétique (Piaget et Wallon), de la didactique des disciplines et l’expérience menée dans le XXème arrondissement parisien où la preuve avait été faite que les enfants des classes populaires sont capables d’apprendre comme les autres si l’on crée les conditions. L’équipe a mis en place une formation conçue comme une transformation des modes de faire et de penser, interrogeant les conceptions du savoir et les modalités de leur transmission ainsi que les représentations sur les possibilités illimitées de développement des enfants comme des peuples. Une formation ayant pour but de liquider la ségrégation et l’aliénation de la pensée magique ; de développer l’autonomie mentale et les moyens de l’émancipation de la pensée et des comportements. Cette conception de la formation comme transformation est à l’œuvre au Tchad et se retrouve dans l’article précédemment cité de H. Bassis : les concepts fondamentaux d’un apprendre véritable (…) tournent le dos à la transmission imitative et docile, médiocre produit technologique qui multiplie la caste des ingénieurs des travaux finis. Ce sont des concepts puisés chez Bachelard – et chez Brecht, dont la distanciation et la chasse à l’insolite constituent pour nous des armes mentales permanentes. Ils enrichissent le concept scientifique de mise en relation, dont l’importance ne peut s’installer que dans une formation vécue à la recherche systématique de mises en relation. C’est un projet résolument antiraciste qui sera rapidement soutenu par des enseignants tchadiens et des inspecteurs auxquels il sera proposé de s’y associer. Cette stratégie de formation destinée aux classes dites expérimentales s’étendra à l’ensemble du pays.

CR : Quels sont les effets produits ?

Jean Bernardin : Les deux premières années sont consacrées à l’expansion de l’entreprise de rénovation pédagogique : nombreuses journées d’étude et de formation des assistants français auxquels sont rapidement associés de très nombreux collègues tchadiens, puis des normaliens ; stages de circonscription des maîtres des écoles expérimentales, étendus à l’ensemble des enseignants ; stages de formation des inspecteurs puis stages de masse de l’ensemble des enseignants du pays réunissant chacun de 300 à 700 maîtres, à la demande des autorités du pays.

De manière un peu inattendue l’élément déclencheur de cette expansion fut une dénonciation d’une autorité française auprès du directeur de l’enseignement du premier degré : la « pédagogie Bassis  » était une dangereuse « pédagogie anarchiste  ». Ces accusations étaient telles que le directeur se rendit immédiatement sur place pour voir ce qui se passait. De retour de ses visites de classe, fortement ébranlé par l’engagement des enseignants et la mobilisation des élèves sur les apprentissages et leur esprit de responsabilité, annonça : Voilà ce qu’il faut au pays ! Le travail de groupe, je veux le voir dans tout le Tchad. Très rapidement les actions de formations de quelques jours se multiplièrent dans l’ensemble du pays, ce qui permit aux assistants tchadiens de prendre de plus en plus de pouvoirs d’animations dans la formation.

A l’issue de ces deux premières années il nous fut demandé d’étendre et de consolider cette rénovation pédagogique dans le cadre politique de la révolution culturelle engagée par le pays. La responsabilité pédagogique de tous les centres de formation nous fut confiée pour concevoir de nouveaux programmes de formation et former les étudiants à devenir les « fers de lance  » de cette révolution pédagogique…

CR : Quelles sont les réactions des enseignants tchadiens face à cette formation ? A votre avis pourquoi adhèrent-ils à vos propositions ? Comment faites-vous avec les conditions particulièrement difficiles (matériel absent, effectifs…)

Jean Bernardin : De nombreux enseignants tchadiens, notamment les plus jeunes, adhèrent à la fois à l’idéal politique, construire une école qui tourne le dos à l’école néo colonialiste et forme des citoyens au service du développement autonome de leur pays – nous étions en pleine Révolution culturelle – et aux propositions pédagogiques qu’ils perçoivent comme au service de leurs valeurs d’émancipation. L’implication de leurs élèves dans les apprentissages et leur formidable envie de savoir ainsi que la complicité des parents jouèrent également un rôle important dans leur engagement. Ils modifièrent de façon profonde le regard des enseignants sur les potentialités de leurs élèves, toujours plus autonomes et solidaires dans les apprentissages, renouant par là avec des comportements liés à leur culture.

Enfin, les formations où s’échangeaient et s’inventaient collectivement des pratiques professionnelles leurs permirent de devenir auteurs, en homologie avec ce qu’ils faisaient vivre à leurs élèves, alors qu’ils avaient été acteurs (boys) chargés d’appliquer des prescriptions élaborées sans eux à Paris.

Ainsi les conditions matérielles particulièrement difficiles furent rarement un obstacle véritable car chacun, élève et enseignant, fit preuve d’une ingéniosité étonnante pour les dépasser. Un seul exemple : dans une classe pléthorique de plus de 60 élèves l’enseignant pouvait prendre en charge une demi-classe pendant que l’autre demi-classe allait travailler en autonomie sous un arbre sans que cela ne pose de problèmes de discipline – ce qui fut une révolution par rapport à l’époque où il y avait recours systématique à la chicote pour obtenir le silence !

CR : Pourquoi devez-vous arrêter et rentrer en France ?

Jean Bernardin : La Françafrique était à l’époque (Pompidou 69-74 puis Giscard D’Estaing 74-81) très influente auprès des instances de la Coopération. Est-ce qu’une velléité d’émancipation des tchadiens – le projet de l’équipe était fortement soutenu par le Directeur de l’Enseignement du premier degré, le Directeur de l’Institut pédagogique national et l’inspecteur principal contrôlant les trois circonscriptions de Moyen Chari – mettait en cause les intérêts politiques, stratégiques et économiques de la France de l’époque ?

Toujours est-il qu’Henri Bassis fut convoqué à Paris où il lui fut signifié : « Faire réfléchir les tchadiens, vous n’y pensez pas !  »

Puis, eut lieu une série de coups d’État en avril 1975 puis mars 1979, s’accompagnant de massacres des populations locales… un certain nombre de nos complices tchadiens sont emprisonnés, d’autres tués et certains quittent le pays pour sauver leur peau et s’engager dans des études universitaires. Certains retournent au pays et se retrouvent actuellement à des postes de responsabilité. L’un des anciens élèves de l’école normale de Sarh témoigne en 2015 du « souvenir indélébile  » laissé par cette aventure collective qui a permis aux enseignants tchadiens d’éduquer autrement.

Notes[+]