Enseigner : quel travail ?,  Gérard Aschieri,  Numéro 7

Enseignants : un statut pour un métier responsable

On peut se demander pourquoi en France les enseignants – à la différence d’autres pays – relèvent de la Fonction Publique et plus précisément de la Fonction Publique d’Etat. La réponse est sans aucun doute dans la conception du rôle de l’Ecole et du lien que les citoyens ont choisi d’établir entre celle-ci et la République. L’Ecole publique est au service non pas des familles, même si leur place doit y être reconnue, mais bien de l’intérêt général et l’on n’y enseigne pas ce que les parents croient ou souhaitent mais les connaissances établies par la science, dans un cadre qui est celui des « valeurs de la République ». Il ne s’agit pas d’inculquer aux élèves une morale ou un savoir officiels mais de leur permettre de se construire comme individus libres, citoyens responsables et travailleurs aux qualifications reconnues et maîtres de leur activité.

En second lieu elle a pour mission d’assurer à tous l’effectivité du droit à l’éducation et l’égalité d’accès à ce droit.

C’est la raison pour laquelle la Constitution de 1958, dans son préambule, affirme que « l’organisation de l’enseignement public gratuit et laïc à tous les degrés est un devoir de l’État » et que « la nation garantit l’égal accès de l’enfant et de l’adulte à la formation professionnelle et à la culture. »

Au service de l’intérêt général

Et le statut de fonctionnaire est justement la formule la mieux adaptée à ces missions : à la fois parce que les garanties assurées aux fonctionnaires sont autant de conditions pour garantir le bon exercice de ses missions et parce que loin d’être un carcan autoritaire, comme certains l’envisageaient, il permet aux fonctionnaires d’être en même temps citoyens responsables de leur activité.

Celui-ci en effet place le fonctionnaire dans une situation « statutaire et réglementaire », ce qui signifie qu’il n’est pas dans une relation contractuelle avec son employeur. Ce dernier est en effet le représentant élu du peuple souverain ; il est garant de l’intérêt général.

Cela se traduit par le principe hiérarchique : le fonctionnaire doit se conformer aux instructions que lui donne le pouvoir politique, soit directement, soit à travers ses supérieurs hiérarchiques. Seules deux exceptions à ce principe existent : d’une part, il peut refuser d’obéir à un ordre manifestement illégal et de nature à compromettre gravement un intérêt public, d’autre part, comme tout salarié, il peut exercer son droit de retrait si sa santé ou sa sécurité sont directement et immédiatement menacées.

Pour autant le fonctionnaire n’est pas au service des élus et le principe hiérarchique est contrebalancé par d’autres principes.

Parce qu’il est d’abord au service de l’intérêt général le statut lui garantit son indépendance grâce notamment à la séparation du grade et de l’emploi : il a droit à une carrière quel que soit son emploi (et qui que soit son employeur) et s’il perd son emploi il conserve son grade qui lui permet d’obtenir un autre emploi correspondant à ce grade. C’est une garantie fondamentale aussi bien pour le fonctionnaire qui est ainsi protégé des pressions que pour l’usager pour qui sont ainsi assurées les conditions d’une égalité de traitement.

D’autre part parce qu’il doit rendre des comptes de l’exécution de ses missions, le statut en fait un agent responsable : un choix essentiel qui consiste à fonder l’activité du fonctionnaire sur sa responsabilité et son initiative propres et s’appuie sur sa conscience professionnelle plutôt que sur sa simple soumission aux ordres reçus.

Le fonctionnaire citoyen

Dans cette perspective il doit donc jouir de la plénitude des droits du citoyen.

Les dispositions du préambule de la Constitution qui reconnaissent que « tout travailleur participe par l’intermédiaire de ses délégués à la détermination collective des conditions de travail ainsi qu’à la gestion des entreprises » s’appliquent donc à lui avec ce que cela signifie en termes de droit syndical et d’instances consultatives (CAP, CT,…).

Mais au delà des garanties collectives qui lui sont reconnues, le fonctionnaire a droit à s’exprimer librement : la seule réserve c’est que le service public se devant d’être neutre pour assurer à tous l’égalité de traitement, le fonctionnaire est tenu dans l’exercice de ses fonctions de ne pas manifester ses préférences ou ses croyances. En dehors de cela la Fonction Publique n’a rien de la grande muette : ainsi la fameuse obligation de réserve parfois invoquée par certains supérieurs hiérarchiques n’existe pas dans le statut. C’est une construction jurisprudentielle qui n’a rien d’absolu : la justice administrative considère qu’un fonctionnaire ne peut pas prendre de position publique critique sur la politique qu’il est chargé de conduire dès lors qu’il occupe une fonction de responsabilité – et seulement dans ce cas – mais cette interdiction ne relève pas d’une règle générale, simplement d’une appréciation au cas par cas, sous le contrôle du juge.

Les cadres et les principes sont donc assez clairement fixés, dans une tension entre principe hiérarchique et citoyenneté qui semble avoir trouvé depuis longtemps son équilibre. Un équilibre qu’il importe de rappeler et de préserver.

Quelles les conséquences concrètes de cette construction statutaire ?

Elles sont en matière d’enseignement de plusieurs ordres.

La première concerne la continuité de l’action publique et l’égalité des usagers en matière d’accès effectif au droit à l’éducation et elle est la plus simple à comprendre. La séparation du grade et de l’emploi n’est pas seulement une garantie pour l’enseignant fonctionnaire assuré de ne pas être licencié en cas de suppression de son poste. La contrepartie en est pour l’usager que le fonctionnaire doit aller où on a besoin de lui (c’est le principe des mesures dites de « carte scolaire »).

“ L’appartenance à une fonction publique de carrière et non d’emploi place l’enseignant dans un cadre collectif, celui d’une « fonction » et non d’un emploi individuel qui implique et permet de participer à une action collective, de travailler avec les autres agents et de s’inscrire dans des projets sur la durée. ”

Au delà l’appartenance à une fonction publique de carrière et non d’emploi place l’enseignant dans un cadre collectif, celui d’une « fonction » et non d’un emploi individuel qui implique et permet de participer à une action collective, de travailler avec les autres agents et de s’inscrire dans des projets sur la durée. Inversement si le développement de la précarité est inacceptable, ce n’est pas seulement parce qu’elle place les précaires dans une situation intolérable, y compris au plan de la rémunération (car la précarité de l’emploi s’accompagne en général de la précarité économique) c’est aussi qu’elle a des conséquences pour l’école et les élèves. Comment assurer la continuité de l’action éducative avec des personnels qui n’ont aucune pérennité ? Comment leur demander de se projeter vers l’avenir quand ils sont considérés et se considèrent eux-mêmes comme des salariés jetables sans garantie ? Comment assurer un travail en équipe de qualité ? Comment garantir l’égalité de traitement sur tout le territoire dans ces conditions ?

Grâce au statut, l’enseignant, même si son recrutement n’est pas national comme c’est le cas dans le premier degré, est indépendant des pouvoirs locaux : il n’est pas subordonné aux intérêts particuliers d’une collectivité, d’un groupe de pression de quelque nature que ce soit, d’un pouvoir économique ou politique local.

Le statut, garantie d’un exercice responsable du métier

Les penseurs progressistes de l’éducation, que ce soit Condorcet ou Jaurès, se sont interrogés sur ce qui peut apparaître comme une contradiction : comment l’Etat peut-il dans l’enseignement garantir aux élèves la construction de leur libre arbitre et assurer leur liberté de penser et ne pas imposer des savoirs figés et une morale officielle, contraires à cet objectif ? D’une certaine manière le statut de fonctionnaire en articulant principe hiérarchique et responsabilité constitue une réponse. Ce qui guide l’action de l’enseignant fonctionnaire, ce sont certes les instructions reçues par le biais des textes réglementaires et des programmes, mais aussi l’intérêt général dont il est responsable avec les autres fonctionnaires. La « liberté pédagogique » reconnue par la loi aux enseignants n’est pas la liberté pour chacun de faire comme bon lui semble mais d’exercer pleinement ses responsabilités dans ce cadre. Et la consultation des enseignants à travers leurs représentants pour l’élaboration des programmes et des instructions pédagogiques n’est pas seulement une dimension légitime du « dialogue social », elle est la conséquence et la condition d’un bon exercice de leur responsabilité professionnelle par les enseignants.

A l’inverse des conceptions managériales qui se développent aujourd’hui et qui prétendent faire des enseignants et plus généralement des fonctionnaires des exécutants dociles des consignes de leur hiérarchie, le statut, en articulant principe hiérarchique, responsabilité individuelle et responsabilité collective, est ainsi parfaitement adapté au métier d’enseignant qui implique d’être ce que certains appellent un « praticien réflexif », ce qui se traduit par la nécessité et la capacité de prendre des décisions responsables, fondées sur des savoirs issus tant de la recherche que de l’expérience professionnelle, sur le débat et la concertation. Au delà donc de la garantie pour les usagers de l’égalité de traitement et de la continuité, il permet un travail efficace et une continuelle adaptabilité aux besoins et aux finalités de l’action éducative.

Gérard Aschieri
Président de l’Institut de recherches de la FSU,
Auteur avec Anicet Le Pors de
La Fonction Publique du XXIème siècle