Enseigner : quel travail ?,  Evelyne Bechtold-Rognon,  Numéro 7

Égalité et justice : pour une bienveillance sans renoncement

La question de la bienveillance au sein de l’Education nationale est porteuse d’un véritable paradoxe : les enseignants sont sommés d’être bienveillants envers leurs élèves, au moment même où l’institution fait preuve à leur égard d’une incontestable malveillance : formation insuffisante, mise en concurrence, accroissement de la charge de travail, management déstabilisant… Qui plus est, ces élèves à l’égard desquels il s’agit d’être bienveillant sont eux-aussi maltraités : classes de plus en plus chargées, maîtres non remplacés, réformes bricolées… Que cache cette « idéologie de la bienveillance » ? Quel sens recouvre cette injonction, alors même que l’immense majorité des enseignants a choisi cette voie par amour des enfants ?

Égalité et équité

travaille portée par l’espoir d’aider les élèves à progresser, à réussir dans les différentes disciplines et dans la vie. Inutile donc de leur faire un procès d’intention : ils ne notent pas pour se défouler, pour nuire, pour blesser. Pour autant, la réalité de la notation est effectivement souvent source de souffrance et d’angoisse pour les enfants et les familles.

Il semble y avoir une injonction paradoxale à l’égard de l’évaluation : jamais le système éducatif n’a été autant mesuré, ausculté, dans les moindres détails. Les textes officiels ont multiplié les évaluations obligatoires, à tous les niveaux, y compris les classes de maternelle. Et dans le même temps, on nous demande de noter moins, mieux ou plus. Pourquoi ? Que signifie ce paradoxe ?

“ Face à des enfants de CP, qui peut affirmer sans rougir que celui qui apprend à lire en quelques semaines est le plus méritant, et que celui qui peine à apprendre à lire est un coupable qui doit être sanctionné ? ”

Peut-être qu’il traduit le début du retournement idéologique. A tout faire reposer sur la concurrence et sur la culpabilisation individuelle, on en arrive à un système qui crée de l’angoisse à tous les niveaux. Peut-être que le Nouveau management public va s’écrouler à partir de là : face à des enfants de CP, qui peut affirmer sans rougir que celui qui apprend à lire en quelques semaines est le plus méritant, et que celui qui peine à apprendre à lire est un coupable qui doit être sanctionné ? Nous pouvons espérer qu’il y a dans la réflexion sur l’évaluation les germes d’une société qui sortirait de l’obsession évaluative et de la mise en concurrence de chacun contre tous.

“ N’oublions pas de dénoncer un paradoxe saisissant : de la bienveillance à l’égard des élèves, mais pour les enseignants, une évaluation de plus en plus culpabilisante et une constante absence de reconnaissance. ”

Mais n’oublions pas de dénoncer un paradoxe saisissant : de la bienveillance à l’égard des élèves, mais pour les enseignants, une évaluation de plus en plus culpabilisante et une constante absence de reconnaissance.

Qu’est-ce que « l’évaluation bienveillante » ?

Le Conseil supérieur des programmes propose de remplacer les notes par un système d’évaluation bienveillante. Dans le document remis jeudi 27 novembre 2015 par le CSP à la ministre de l’Education nationale Najat Vallaud-Belkacem, le Conseil supérieur des programmes suggère de supprimer les notes traditionnelles et de leur préférer un barème de 4 à 6 niveaux, sur le modèle de ce qui se pratique dans de nombreux pays. En Allemagne, les notes vont de 6 (pour très faible), à 1 (pour très bon). Plus de notes, plus de moyennes non plus. « On ne peut pas racheter sa faiblesse dans une discipline par sa force dans une autre », souligne Michel Lussault le président du CSP. « Un élève fort en mathématiques et faible en sport n’est pas un élève moyen au bout du compte. » Dans la même veine, il faut rejeter le recours aux coefficients : aucune compétence ou connaissance n’est plus importante qu’une autre. Ce refus de mettre en concurrence les disciplines est a priori intéressant, notamment avant que l’on arrive aux classes de lycée, où il semble difficile d’éviter une spécialisation relative des cursus et donc des coefficients différents pour les matières selon les filières.

Selon Brigitte Prot, psychologue et pédagogue, une évaluation bienveillante permettrait de développer chez les enfants un autre rapport à l’école : «  Prenons l’exemple d’une dictée chez un élève de troisième. Les critères d’évaluation au brevet des collèges sont de retirer deux points par erreur de grammaire. Un élève qui commet dix erreurs obtient donc zéro. Pourtant, 90% de son texte est juste, et seulement 10% est faux. Une évaluation bienveillante consiste à faire apparaître cette donnée. Il faut sans doute imaginer en effet une évaluation qui soit davantage formative et moins normative, qui valorise l’acte d’apprendre et les progrès de l’élève plutôt que de souligner sans fin les erreurs et les manquements.

Qui plus est, beaucoup d’élèves ne savent pas ce que l’on attend d’eux. Sur une copie notée 5 sur 20, combien savent où sont les 5 points, et ce qu’ils doivent faire pour progresser ? Le problème, ce ne sont pas les notes, mais les notes dites « sèches », sans explications, sans information. Elles constituent de véritables étiquettes pour les élèves en difficulté, qui ont tendance à se confondre avec leurs notes, et pour qui une mauvaise note se confond avec leur propre valeur d’élève. Comme l’ont bien étudié notamment Elisabeth Bautier et Jean-Yves Rochex, le caractère explicite ou non des consignes est un critère majeur de la possibilité pour tous les enfants d’entrer dans les apprentissages.

Qu’est-ce que corriger ?

Mais pourquoi et comment note-ton ? Que fait-on quand on corrige ? La réponse qui vient le plus immédiatement à l’esprit serait de définir l’acte de correction comme la vérification de l’acquisition d’un savoir. Le correcteur voit si l’élève a appris son cours, s’il a retenu telle référence, telle date, telle loi physique. La faculté mise en jeu ici est la mémoire. Un problème se pose cependant assez vite : le but de notre enseignement est-il seulement de faire des têtes bien pleines ?

Une deuxième solution consisterait à définir la correction comme la vérification de l’acquisition d’une compétence : vérifier si l’élève sait lire, sait écrire, sait calculer. Il n’est plus simplement question de mémoire, car l’application d’un savoir acquis implique une capacité de discernement ou de jugement.

Les dilemmes du correcteur

Lors de la correction, les dilemmes sont nombreux : limiter les remarques pour que l’élève se concentre sur une difficulté à résoudre ? Utiliser un barême, qui permet de gagner du temps et de rendre la note plus rationnelle, mais en perdant ainsi la valorisation de la démarche propre à chaque élève ? Ces dilemmes sont une source toujours renouvelée d’angoisse pour les enseignants, qui se jugent eux-mêmes souvent sans bienveillance : « je suis un mauvais correcteur, lent, inattentif, injuste… ».

Pourquoi note-t-on ? Que cherche-t-on à évaluer et dans quel but ? Tout enseignant est confronté à ses questions dès qu’il récupère son premier paquet de copies. La tâche de correction n’est pas seulement chronophage, elle est souvent ressentie comme vaine : les élèves liront-ils mes remarques ? En tiendront-ils compte ? Ne disparaîtront-elles pas instantanément derrière la note, seul enjeu véritable du devoir ? La note est vécue comme un couperet. Elle est attendue avec appréhension, elle semble assigner l’élève à un rang. Et comme l’élève ne parvient pas à comprendre pourquoi il a eu cette note, il en déduit rapidement que la notation ne correspond pas à un travail précis, mais à sa personne toute entière.

La question de la justice

C’est parce qu’il est possible, par l’évaluation, de rendre justice à l’élève que la note peut avoir un intérêt. C’est l’autre versant de l’évaluation, celle qui ne sert pas à certifier – autrement dit, à valider un niveau –, mais à percevoir les progrès de chaque élève, repérer ses lacunes, organiser une remédiation si nécessaire.

Mais la démarche de justice soulève deux difficultés.

Comment bien noter, en tenant compte de tous les aspects de la copie, sans y passer un temps infini ?

Voici ce qu’écrit un enseignant stagiaire de philosophie : « Tout le problème de la correction des exercices complexes (dissertation et explication de texte), c’est qu’ils mettent en jeu tellement d’exigences diverses qu’il semble impossible que l’attention d’un professeur puisse toutes les embrasser en un seul regard ; et pourtant il le faut. C’est dans cette quadrature du cercle que peut naître l’injustice. Je voudrais prendre le temps d’analyser tel paragraphe de l’élève, mais je ne peux me permettre de passer des heures sur chaque copie, et ainsi je vais être contraint de trancher, de tronquer, de caricaturer, de résumer, bref, de faire entrer de l’arbitraire dans ma correction. Je dois choisir entre efficacité et équité. »

Comment être juste à l’égard de l’élève, et pas seulement à l’égard de la copie ?

Pour cela, il faut que la note soit méritée, et cela est un concept complexe. Le mérite en question ne dépend pas de la seule valeur intellectuelle de la copie. Un élève qui a des facilités dans un domaine et ne travaille pas à s’améliorer mérite-t-il la même note qu’un élève qui peine à assimiler les méthodes et les savoirs, mais qui fournit un effort important ? Si l’évaluation doit être formative et non normative, cela nécessite la prise en compte des difficultés propres à chaque enfant, et donc demande qu’il soit évalué par rapport à lui-même, à ses propres progrès.

Les leurres de la bienveillance

La bienveillance doit être le respect de chaque enfant, mais aussi la volonté de le mener aussi loin que possible. Le risque serait de laisser chaque enfant livré à lui-même, muni d’un « c’est bien » stérile, s’il n’indique pas des voies de progrès. L’encouragement est vital quand on apprend, mais la visualisation des progrès possibles est nécessaire aussi. Si on ne donne pas à l’élève le moyen de savoir où il se situe dans les apprentissages en cours, il ne pourra pas avoir conscience du chemin qu’il reste à parcourir. En un sens, un enseignement qui pratiquerait une évaluation uniquement bienveillante serait aussi une éducation qui se résignerait à laisser en l’état les écarts initiaux, souvent engendrés par les différences sociales et culturelles des milieux d’origine des élèves. Une bienveillance pervertie serait une renonciation à une éducation de haut niveau pour tous.

Par ailleurs, il faut être vigilant face à une menace de déprofessionnalisation des enseignants. Corriger des travaux demande du temps et de la réflexion. On peut se dire qu’il serait moins onéreux d’avoir des enseignants qui se contenteraient de mettre un tampon souriant sur chaque devoir d’élève, l’évaluation bienveillante devenant ici le prétexte à une forme de taylorisation du travail enseignant. Evaluer un élève, c’est aussi le connaître et le reconnaître. Les élèves ne sont pas dupes d’ailleurs, et préfèrent toujours un enseignant scrupuleux et exigeant à un enseignant gentil mais peu investi. L’exigence de vérité et de justice est universelle. Comme l’écrit Yves Michaud : « La bienveillance est un sentiment social, nécessaire à la sphère privée. Pour les philosophes du XVIII° siècle, c’est un facilitateur de relations sociales, rien de plus. Mais si on en tient compte pour gouverner la collectivité, elle devient dangereuse, car elle conduit à se montrer bienveillant avec tous les droits catégoriels. C’est le cas quand nous concédons des droits spécifiques aux communautés religieuses, ethniques ou aux groupes de pression. La politique des bons sentiments et de la compassion mène alors à l’aveuglement. On ne voit pas que ces droits émiettés font reculer la liberté collective » (« Rallumer les Lumières », entretien dans Libération, avril 2016).

Enfin, pour veiller à l’éducation comme bien commun, le respect des adultes comme des élèves est une condition sine qua non. Rien ne sert de prétendre travailler au bien-être des enfants si dans la réalité les conditions de travail et le statut des enseignants sont tels que la vie à l’Ecole est faite de frustration et d’épuisement.

Evelyne Bechtold-Rognon
Professeure de philosophie,
Présidente de l’Institut de recherches de la FSU.