Continuer à penser,  Janine Guespin-Michel,  Numéro 6

Dialectique et pensée du complexe, des outils pour l’émancipation

L’hégémonie néolibérale mondiale a besoin, pour s’imposer en dépit des ravages qu’elle entraîne, d’un support idéologique fort. La phrase de M. Thatcher, There is no alternative[1]Il n’y a pas d’alternative (TINA), résume le fatalisme que cherche à imposer cette idéologie. Mais, si les forces émancipatrices luttent contre ce fatalisme, elles ont rarement pris la mesure du rôle de la forme de la pensée dominante, le « sens commun », tellement prégnante que l’on n’y pense plus, comme si elle était « naturelle »[2]Il faudrait un développement un peu long, mais je dirai simplement que l’idéologie véhicule un message (ou contenu, ou fond) que la forme (ou mode, ou méthode) de pensée – base de la rationalité, peut ou non renforcer..

Marx pourtant avait déjà eu besoin de mettre au point une méthode de pensée nouvelle, la dialectique matérialiste, pour comprendre et expliquer la nature du capital. Mais le discrédit de la dialectique, fruit à la fois du stalinisme et de l’idéologie capitaliste, a entraîné, même chez des militants de l’émancipation, le discrédit de l’intérêt pour les formes de la pensée. A l’heure actuelle, un certain retour à Marx devrait aider à se réapproprier une dialectique matérialiste, actualisée par les travaux de quelques philosophes comme Lucien Sève[3]Lucien Sève. Penser avec Marx aujourd’hui : la philosophie ? La dispute, 2014.

Par ailleurs, depuis près d’un demi-siècle, une révolution scientifique, la révolution du complexe, transforme à petit bruit, la presque totalité des disciplines. Pour être à même de comprendre (en vue de le transformer) le monde actuel dont tout le monde s’accorde à dire qu’il est de plus en plus complexe, la rationalité doit s’enrichir des apports non seulement de la dialectique matérialiste, mais aussi de cette révolution du complexe. Une pensée du complexe est en train d’émerger, mais se heurte à de multiples obstacles, épistémologiques, idéologiques. et politiques.

Le mode de pensée dominant, obstacle à l’émancipation

La forme de pensée dominante n’est pas « naturelle ». Elle s’est construite au cours du temps, à partir de bases philosophiques et scientifiques des siècles passés[4]Et je ne prends pas en compte ici la manière dont les modes de communication actuels (textos et tweets), sont en train d’accroître ce que cette forme de pensée a déjà de réducteur. Je ne peux ici que donner quelques exemples de la manière dont elle favorise l’idéologie dominante, voire les dérives populistes.

La première base remonte à la philosophie aristotélicienne (le principe du tiers exclu, ou encore A est A et non non-A), d’où dérive un dualisme (ou bien ou bien), ouvrant la porte au manichéisme intégriste et populiste. Une autre provient du cartésianisme avec sa démarche analytique qui supprime aussi le mouvement, les transformations. Penser clairement consiste avant tout à bien analyser ce qui a, pour ce faire, été isolé de tout contexte, donc simplifié et immobilisé. La France, on l’aime ou on la quitte,  pour ou contre l’Europe , il y a toujours eu des guerres, c’est la nature humaine, résument assez bien la pauvreté à laquelle peut conduire ce mode de raisonnement. Et le fameux TINA s’inscrit aussi dans cette forme de pensée statique.

Cette pensée s’appuie aussi sur la linéarité, avec une conception d’un monde où les effets sont proportionnels aux causes, et où causes et effets se succèdent en une chaîne linéaire, à partir d’une cause initiale unique. Voyez l’intervention en Libye : Khadafi est un tyran ; les opposants à Khadafi sont donc des démocrates. (ou bien tyran, ou bien démocrate). A l’époque BHL qualifiait sur les ondes, l’assassinat de Khadafi de « plus beau jour de sa vie ».

Les exemples que j’ai choisis montrent tous la nécessité de penser autrement si l’on veut changer la société, et de fait, nombreux sont les militants de l’émancipation qui raisonnent autrement, mais souvent de façon implicite, sans réaliser qu’ils utilisent, au cas par cas, une nouvelle forme de rationalité. L’expliciter est nécessaire pour pouvoir la généraliser, l’améliorer et surtout la transmettre.

Pour une pensée dialectique du complexe

Cette nouvelle rationalité, qui ne supprime pas la précédente, mais la dépasse et l’englobe, peut se revendiquer de deux origines : la dialectique matérialiste[5]Il serait préférable d’ écrire les dialectiques matérialistes, car plusieurs penseurs y travaillent, mais pour la simplicité je m’appuierai ici seulement sur les travaux de Lucien Sève, et la révolution du complexe. Contrairement à la révolution de la physique du siècle dernier, celle-ci concerne toutes les disciplines, des sciences exactes aux sciences humaines, car elle implique des échelles de temps et d’espaces qui nous sont familières. Elle bouleverse les paradigmes habituels dans les sciences, en introduisant des concepts nouveaux, contre-intuitifs et ne diffuse que lentement.

La pensée du complexe n’est pas formalisée ; je qualifie ainsi la forme de pensée qui émerge de la révolution du complexe. Son articulation avec la dialectique matérialiste est encore largement à construire. Lucien Sève en a montré la nécessité en démontrant que la logique dialectique est nécessaire pour penser les concepts de la complexité[6]Lucien Sève et coll. Émergence complexité et dialectique, Odile Jacob, 2005..

“ La première étape d’une pensée du complexe consiste à raisonner en terme de système dynamique. Il s’agit de rechercher les interactions entre des éléments, permettant de comprendre l’évolution de l’ensemble qu’ils forment.”

La première étape d’une pensée du complexe consiste à raisonner en terme de système dynamique. Il s’agit de rechercher les interactions entre des éléments, permettant de comprendre l’évolution de l’ensemble qu’ils forment. Dans le cas de l’intervention en Lybie, il est clair que n’ont été pris en compte ni la réalité de ses divisions (que Khadafi avait réussi à contenir), ni les interactions avec son environnement immédiat (Maghreb et Afrique subsaharienne), ni son rôle économique et militaire, ni l’évolution des djihadismes. En tuant Khadafi, on a changé l’ensemble des équilibres de la région en un régime chaotique, mais la pensée dominante simpliste permettait de justifier cet assassinat auprès de l’opinion. Un quartier populaire peut être aussi considéré comme un système dynamique complexe si on prend en compte tout (ou au moins partie) des interactions qui s’y tissent. On verra alors à quel point chacun de ces éléments est dépendant des autres, et il ne sera plus possible d’accepter les pseudo-solutions type « karcher ». Mais trouver la nature et l’importance de ces interactions, et les divers niveaux qu’elles constituent, par exemple pour comprendre mieux le rôle de l’École[7]École qui peut contribuer par ailleurs à faire avancer cette forme de pensée, dont cette première étape peut commencer à être pratiquée dès la maternelle., nécessite un gros travail qui n’est encore qu’ébauché[8]Cf Les pièges de la concurrence. Sylvain Broccolichi, la Découverte, 2010..

Prendre en compte ces interactions permet d’éviter les fausses solutions simplistes que cherchent à nous imposer les tenants de l’idéologie dominante. Cela permet d’avoir une vue plus réaliste de la situation, ce qui ne peut que favoriser[9]Le mot favoriser est important. La pensée du complexe est un outil, donc elle ne dit pas ce qu’il faut faire, mais aide à savoir comment le faire. des actions pertinentes et efficaces.

Mais comment en déduire les évolutions possibles ? C’est en cela que, dans une deuxième étape, tant les concepts de la révolution du complexe que la dialectique peuvent s’avérer utiles, même si la nouveauté de cette forme de pensée va à nouveau nécessiter beaucoup de travail collectif.

La majorité des systèmes dynamiques sont non linéaires (complexes) et génèrent des situations, courantes mais qui, occultées par la pensée simpliste, semblent contre-intuitives. Prenons un exemple simple : la mayonnaise. La prise de la mayonnaise est un processus non-linéaire incompréhensible pour la pensée courante. La nature des éléments du mélange n’a pas changé lorsqu’elle prend, mais, pour une certaine valeur critique de l’émulsion eau/huile que l’on constitue en battant l’huile et l’œuf, les interactions entre les éléments s’étendent à l’ensemble du bol, et les molécules s’auto-organisent en un gel, qui émerge du liquide visqueux préalable. On parle de bifurcation car l’état global du système s’est modifié[10]C’est aussi un exemple de saut qualitatif, mais, cette catégorie dialectique correspond aussi bien à l’eau qui bout en produisant une quantité de vapeur proportionnelles au temps d’ébullition (processus linéaire), qu’à la mayonnaise qui prend de façon non linéaire.. Cela nécessite toute une série de conditions, sans lesquelles la mayonnaise peut rater. Nous pouvons noter que la comparaison avec la prise de la mayonnaise est souvent utilisée pour caractériser certaines situations sociales comme le printemps arabe en Tunisie.

Le concept d’auto-organisation. qui signifie qu’il existe des conditions dans lesquelles les éléments d’un système peuvent se coordonner sans qu’un chef d’orchestre n’en ait donné le signal[11]Comme lorsque les spectateurs se mettent à applaudir de façon synchrone. est souvent invoqué dans les milieux activistes. Ce concept permet de comprendre que des révolutions ou des émeutes puissent se produire sans « chef », et il permet aussi de promouvoir les organisations auto-gestionnaires et non hiérarchiques[12]Une des dérives de la pensée dominante, correspondant au tiers exclu, est la tendance à croire qu’une fois qu’une notion est valable dans un cas, elle l’est dans tous les cas, et à l’utiliser à tort et à travers, comme chez certains de ceux qui pensent que les transformations de la société ne nécessitent pas la prise du pouvoir mais s’auto-organiseront..

Un concept très important est celui de boucles de rétroaction. Elles se produisent lorsque plusieurs éléments d’un système influent in fine sur eux mêmes (A influe sur B qui influe sur C qui influe sur A). Ces boucles sont de deux types. Les rétroactions négatives très connues des ingénieurs, sont responsables de la stabilité[13]Dans un thermostat par exemple, quand la température ambiante baisse, le chauffage est allumé, ce qui fait augmenter la température et éteindre le chauffage. La température fluctue autour d’une valeur constante.. Dans les rétroaction positives au contraire, les variations sont amplifiées. On parle de cercle vicieux (ou vertueux), dont les conséquences peuvent êtres bénéfiques, ou désastreuses comme l’amplification du réchauffement climatique par la fonte du permafrost induite par ce réchauffement. On a pu montrer que ces rétroactions jouent un rôle déterminant dans l’évolution des systèmes complexes. Pensons à TINA. Tant que les gens y croient, l’inéluctabilité du capitalisme se renforce, mais si quelque part, la preuve était faite qu’une alternative est possible, il y a fort à parier que cela causerait une déferlante d’alternatives dans de nombreux pays. L’acharnement de l’UE et du FMI contre le gouvernement grec est vraisemblablement lié notamment à la peur de casser cette boucle TINA.

Ces exemples illustrent quelques uns des concepts nouveaux introduits par la révolution du complexe[14]Il manque notamment l’incertitude (déterminisme non prédictif), la multistationnarité, la notion de niveau…. Mais pour aller plus loin, pour savoir les utiliser à bon escient, il est nécessaire d’avoir acquis une certaine maîtrise des sciences des systèmes complexes[15]Ce que j’ai commencé à faire, de façon aussi simple que possible, dans mon livre (Émancipation et pensée du complexe, Ed du Croquant, 2015). Mais on ne pourra pas faire l’économie d’une formation sérieuse à ces concepts contre-intuitifs..

La méthode dialectique reste importante. C’est notamment elle qui permet de penser les contradictions antagoniques (comme celle du capital et du prolétariat) : dans ce cas, un des membres domine l’autre, et la contradiction peut évoluer vers un dépassement qui fait disparaître les deux termes en tant que tels. Cette forme de contradiction et sa possible résolution n’est prise en compte que par la dialectique matérialiste, et nous sommes nombreux à penser que le dépassement du capitalisme reste une condition nécessaire (bien que non suffisante) de l’émancipation.

Conclusion

Est-il légitime d’utiliser des concepts issus des sciences, dans l’analyse de situations sociales ou politiques ? Est-ce moins légitime que d’utiliser les concepts de la linéarité, comme la proportionnalité ? Peut-on comprendre un monde complexe à l’aide des seuls concepts issus d’une pensée qui ignorait la complexité ? Mais il faut les utiliser à bon escient, c’est à dire s’en servir pour élargir la gamme des hypothèses, et non comme des étiquettes pour tout expliquer. Les comprendre pour pouvoir intervenir efficacement nécessite l’appropriation des bases des sciences du complexe[16]Il s’agit là encore d’une condition nécessaire mais non suffisante, l’appropriation de concepts hors du domaine où on les a acquis n’est pas toujours facile.. Or elles ne sont pas enseignées (sauf exception).

Peut-on enseigner ces concepts dès l’école ? La confusion entre complexe et compliqué entretient l’idée que ce ne serait pas possible. L’exemple de la mayonnaise montre au contraire qu’on peut les introduire de façon très simple, pour les préciser progressivement. Cela demande évidemment un travail sur les programmations et les formations.

Il s’agit là d’une exigence pour que s’établisse une rationalité plus complète, qui ne fera pas la révolution, mais qui est nécessaire aux luttes pour l’émancipation. Mais il ne faut pas sous-estimer les difficultés politiques qu’un tel projet rencontrera.

Janine Guespin-Michel

Bibliographie :

Emancipation et pensée du complexe, éditions du croquant, 2015.

Notes[+]