Élisabeth Bautier,  Numéro 5,  Tous capables ! Mais de quoi ?

Des savoirs et des apprentissages pour tous ? Des conditions sont nécessaires

Depuis deux ans, on peut constater une volonté de réelle refondation de l’éducation prioritaire. En effet, le référentiel qui l’accompagne est plus proche des acquisitions des savoirs nécessaires pour une scolarité qui permet les apprentissages programmés, les moyens de formation mis en œuvre, les contenus et les pratiques à mettre en place dans les classes reposent sur une connaissance des obstacles rencontrés par les élèves de milieux populaires, ce qui permet de penser qu’il existe une préoccupation pour ces élèves, une volonté que les écarts qui se sont creusés ces dernières années entre les élèves de quartiers populaires et les autres s’amenuisent enfin. On peut encore, au-delà de la refondation de l’éducation prioritaire, citer le discours prononcé par Madame la Ministre lors de la présentation du rapport de J.-P. Delahaye[1]Rapport de J.P. Delahaye, IGEN, à la Ministre de l’Éducation nationale « Grande pauvreté et réussite scolaire », mai 2015, qui prône une École «qui ambitionne en premier lieu de faire droit à l’exigence de Condorcet «d’établir entre les citoyens une égalité de fait, premier but de l’instruction nationale», et mentionner une réforme des collèges présentée comme visant justement à réduire les inégalités, ce que souligne dans le même discours la Ministre : «Si la réforme du collège est aussi décisive pour l’avenir de notre jeunesse, comme l’a rappelé le Président de la République, c’est que, loin de fragiliser les meilleurs, elle propose enfin, 40 ans après la création du collège unique, de valoriser l’effort et le mérite de tous les élèves par des chances égales de réussite et un même accès à l’excellence, dans une ambition de démocratisation qui est au cœur de la mission que la République a confiée à l’école».

“ Pour que les discours passent dans les actes, certaines conditions sont nécessaires, des conditions de formation des enseignants et des pratiques de classe différentes, sans doute aussi des conceptions de l’élève et des savoirs quelque peu différentes. ”

On ne peut qu’apprécier cette volonté énoncée de promouvoir les apprentissages pour tous, l’accès au savoir pour tous. Cependant, dans le même temps où cette ambition est affichée dans le discours du Ministère, à l’exception de l’EP, il ne semble pas que dans l’urgence de la mise en place des réformes des programmes comme du collège, soit pris en compte pour réduire les inégalités ce que les travaux de recherche ont pu mettre au jour depuis des années sur les difficultés scolaires qui sont socialement situées dès la maternelle. En d’autres termes, pour que les discours passent dans les actes, certaines conditions sont nécessaires, des conditions de formation des enseignants et des pratiques de classe différentes, sans doute aussi des conceptions de l’élève et des savoirs quelque peu différentes. En effet, il ne suffit pas de confronter les élèves à de nouveaux modèles pédagogiques et didactiques plus participatifs et socioconstructivistes, donc moins transmissifs, plus attractifs pour les élèves ; il ne suffit pas de modifier les enjeux disciplinaires, de décloisonner les disciplines et les savoirs ; il ne suffit pas de donner davantage la parole aux élèves ou d’introduire plus de formes ludiques et de découvertes pour réduire les inégalités. Au contraire, pourrait-on dire, dès lors que les conceptions de l’apprentissage qui sous-tendent les dispositifs mis en place par les enseignants, les usages scolaires du langage, les documents de travail rendent davantage opaques pour une grande partie des élèves les enjeux d’apprentissage, les activités langagières et cognitives d’apprentissage et de construction des savoirs. La seule mise en situation, la seule confrontation ne suffisent pas si celles-ci ne correspondent pas à ce que les élèves de milieux populaires peu familiers des modes de scolarisation aujourd’hui préconisés et de leurs exigences implicites en matière d’activités d’apprentissage en particulier peuvent s’approprier, comprendre.

En effet, des conditions sont requises pour que les pratiques préconisées produisent les effets escomptés et ces conditions sont exigeantes car elles supposent des changements importants dans les pratiques ordinaires de classe. Elles supposent que les enseignants sachent analyser les causes des difficultés des élèves, et non les difficultés ponctuelles d’apprentissage de telle ou telle notion, mais celles récurrentes qui empêchent les élèves d’identifier les objets à apprendre dans les dispositifs d’apprentissage qui leur sont proposés, qui les conduisent à confondre le faire et l’apprendre, le jeu et l’apprentissage, l’action et le questionnement. Il s’agit en d’autres termes de savoir identifier les habitudes construites dans des modes de socialisation, et non des aptitudes, les habitudes qui entrainent chez les élèves des interprétations erronées, pour apprendre dans les situations mises en place. Plus précisément, on peut rappeler l’importance des difficultés situées dans des habitudes langagières qui leur font ignorer que le langage ne sert pas qu’à communiquer et s’exprimer, ce que l’école au demeurant sollicite et développe voire renforce, mais aussi et surtout en situation scolaire et pour apprendre, que le langage sert à penser, élaborer, construire, questionner, ce que pourtant l’école enseigne extrêmement rarement. Il faudrait encore identifier les obstacles liés aux habitudes de lecture qui réduisent celle-ci à l’identification d’informations, d’éléments de réponses à des questions ou de centration sur des éléments isolés du texte, ce que certaines pratiques scolaires sollicitent, développent, voire renforcent (les évaluations portent souvent sur ces dimensions), quand pour apprendre à l’école, comprendre les textes c’est en construire la signification générale, l’intentionnalité, les savoirs qu’ils recèlent, mettre en relation leurs différents éléments iconiques comme linguistiques, les schémas comme les photos. Cette compréhension là, fondamentale ne fait elle aussi que rarement objet d’enseignement.

Cette rapide description de pratiques ordinaires, certes pessimiste, correspond pourtant à ce qui se produit depuis plusieurs années et qui a accentué les difficultés des élèves et creusé les inégalités. Des changements profonds ont en effet saisi l’École et ses pratiques depuis une trentaine d’années. Changements aujourd’hui radicaux mais installés progressivement et touchant une pluralité de domaines, rendus en conséquence peu visibles dans leurs conséquences sur les obstacles cumulés rencontrés par certaines populations d’élèves. Peu visibles peut-être même pour les enseignants, tant ils correspondent aux évidences des pratiques sociales dominantes et aux exigences de la société contemporaine. Cependant, si l’on n’y prend garde ces exigences correspondant principalement aux modes de socialisation et aux habitudes langagières, culturelles et cognitives des milieux sociaux fortement scolarisés creusent les écarts entre élèves.

Il est nécessaire que l’École à tous ses niveaux se saisisse à son tour de ces exigences sociales pour éviter toute exclusion d’une partie de la population. Il est «normal» de permettre à tous et à chacun de participer d’une société dans laquelle travail et vie quotidienne passent par la familiarité avec le traitement des documents, avec des activités intellectuelles qui supposent en permanence des raisonnements complexes, des déductions, des inférences, des mises en relation d’éléments d’origines disciplinaires diverses, voire des savoirs scolaires et des connaissances non scolaires… Le temps n’est plus où l’acquisition de simples procédures, de seules tâches d’application ou de récitation de savoirs et de connaissances suffisait. Mais il est alors, ou devrait être tout aussi «normal» que les pratiques enseignantes telles que prônées par l’institution ne supposent pas acquis des modes de faire et d’être à l’école qui dans la réalité sont le fait des élèves que leur famille ont déjà familiarisés à ces façons d’être au monde et aux savoirs. Ces familles ont pu le faire parce qu’elles sont elles-mêmes fortement scolarisées, et ont «produit» des élèves qui dès lors, et comme le plus souvent leurs enseignants, pensent évident, «comme «naturel» de posséder ces modes de faire et d’être aux objets et phénomènes du monde et de l’école, alors qu’il s’agit bien de constructions sociales donc de différences.

“ Ce qu’il s’agit davantage de mettre en œuvre, c’est moins d’expliciter les consignes que de permettre aux élèves de s’approprier de nouvelles manières d’utiliser le langage et la langue, de se poser des questions, d’opérer ainsi les déplacements, les changements qui les émancipent parce qu’ils les conduisent à pouvoir apprendre et comprendre. ”

Certes, depuis quelques temps, ces obstacles liés aux implicites des objectifs des activités, des opérations de pensée devant être mises en œuvre ou à la nature de ce qui fait compréhension commencent à être identifiés ; de là, sans doute, l’insistance institutionnelle actuelle sur la nécessaire explicitation. Cependant, il peut y avoir, là encore, un malentendu, s’il s’agit d’expliciter les consignes ou simplement d’énoncer l’objectif. Expliciter et nommer les objets de savoir est nécessaire mais n’est certainement pas suffisant sans les acquisitions et les apprentissages essentiels et qui concernent plus centralement ce qu’il faut faire intellectuellement ou cognitivement pour réaliser les actions demandées et apprendre grâce à elles. Ce qu’il s’agit davantage de mettre en œuvre, c’est moins d’expliciter les consignes que de permettre aux élèves de s’approprier de nouvelles manières d’utiliser le langage et la langue, de se poser des questions, d’opérer ainsi les déplacements, les changements qui les émancipent parce qu’ils les conduisent à pouvoir apprendre et comprendre. Et dans ce domaine, les préconisations institutionnelles sont peu explicites car ce qu’il s’agit d’expliciter avec des enfants et des jeunes «déjà élèves» est beaucoup moins facile à réaliser avec ceux qui n’ont pas les mêmes habitudes.

La formation des enseignants doit donc leur permettre la connaissance des obstacles rencontrés par les élèves, mais aussi la mise en relation de ces obstacles avec des pratiques qui les aplaniraient, même si celles-ci relèvent sans doute de manières de faire moins dominantes actuellement, de dispositifs pédagogiques peu préconisés. A coté des descriptions précédentes, il s’agirait d’utiliser le levier du langage pour permettre aux élèves d’apprendre et par exemple de mettre l’accent non seulement sur la lecture et l’écriture journalières systématiques de textes de plus en plus longs, textes narratifs comme documentaires de sciences, d’histoire ou de géographie, par exemple, mais aussi et surtout, sur une lecture et écriture qui conduisent à élaborer des significations qui dépassent la simple information ou mise en œuvre de procédures de réponses à des questions que l’enseignant ou le manuel pose.

“ Mais il s’agirait aussi de présenter les savoirs comme réponses à des questions sur le monde et non comme devant être utiles dans la vie quotidienne, voire professionnelles, comme le demandent les élèves qui justement sont les plus en difficultés. ”

Mais il s’agirait aussi de présenter les savoirs comme réponses à des questions sur le monde et non comme devant être utiles dans la vie quotidienne, voire professionnelles, comme le demandent les élèves qui justement sont les plus en difficultés. Ce qui leur donne beaucoup plus de «saveur»[2]J.P. Astolfi, La saveur des savoirs, Lyon, ESF, 2008. et d’intérêt et pourrait permettre à tous les élèves de comprendre qu’apprendre à l’école nécessite de se poser des questions et non de savoir répondre aux questions. L’enjeu est d’importance car c’est ce rapport au monde et au savoir qui n’est pas spontané et que tous les élèves ne partagent pas qu’il est nécessaire de construire chez tous pour réduire les inégalités. Leur réduction passe par cette exigence et non pas par la recherche de la seule motivation des élèves.

Elisabeth Bautier
Université Paris 8,
Équipe Circeft Esco

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