Adrien Martinez,  Numéro 17,  Politique néolibérale et rhétorique de la réforme

Des moyens pour l’école ? Quand la question de l’agir enseignant est au cœur de la guerre scolaire

Il arrive qu’une idée, une revendication soient portées par différents groupes sociaux, il arrive même que cette idée, cette revendication soient portées par des groupes sociaux aux intérêts divergents, la chose n’est pas fréquente, mais cela arrive, il y a une multitude d’explications à cela, contentons-nous de deux, la première est que cette idée, cette revendication sont devenues hégémoniques, elles s’imposent à toutes et tous, de façon transitoire, de façon pérenne, c’est selon, la deuxième est que cette idée, cette revendication ne se situent pas à l’endroit exact du conflit entre ces groupes sociaux aux intérêts divergents, elles en sont éloignées, ou elles s’en sont éloignées, mais elles occupent les débats, et on ne comprend pas bien ce qui se passe, pourquoi les gens ont l’air d’accord à ce point sans avoir l’air d’accord du tout, et en occupant ces débats qu’on ne comprend pas bien, elles masquent les véritables contradictions où l’on peut vraiment penser et agir.

Avec le dédoublement des classes de CP et CE1 en éducation prioritaire, « un levier pour la réussite de tous les élèves »[1]Blanquer JM – Circulaire de rentrée 2019 : Les priorités pour l’école primaire (avril 2019), JM Blanquer a fait sienne la revendication d’une diminution du nombre d’élèves par classe, portée pendant longtemps et encore aujourd’hui par le syndicalisme[2]SNUipp-FSU – dossier de presse de rentrée – www.snuipp.fr – (septembre 2019). Point n’est besoin de démontrer que le syndicalisme et le gouvernement sont les représentants de groupes sociaux aux intérêts divergents. L’idée de baisser la taille des classes serait-elle devenue hégémonique ? Cette éventualité s’agence mal avec le reste de la politique de JM Blanquer, auquel se sont opposés enseignant-es et parents ce printemps. Non. Considérons plutôt que la revendication d’une baisse du nombre d’élèves par classe a été déplacée du lieu du conflit sur la question scolaire, et que de ce fait elle en masque les véritables enjeux. Car oui il y a toujours conflit, oui il y a bien une guerre, par certains aspects elle est nouvelle[3]Champy P. – Vers une nouvelle guerre scolaire (aout 2019), par bien d’autres elle n’a jamais cessé d’exister, guerre menée pour les enfants des classes populaires, guerre menée contre eux, toujours est-il qu’il faut aller voir à quel endroit elle se mène aujourd’hui, sans oublier d’identifier par où elle est passée, quand bien cela serait dans les étoiles[4]Lucas G. – L’Empire contre-attaque (1980) ou Le retour du Jedi (1983), selon où l’on se situe.

Un effet positif de la réduction des effectifs des élèves en classe…

La plus connue des recherches américaines sur la réduction de la taille des classes est l’étude STAR[5]Word E. et al., Student/Teacher Achievement Ratio (STAR) : Tennesseeís K-3 Class Size Study, Final Summary Report 1985-1990, Nashville, Tennessee Department of Éducation – (1990), sur laquelle s’appuie d’ailleurs JM Blanquer.

Suivant pendant 4 ans des élèves de primaire réparti-es en trois types de classes (petites classes (13 à 17), classes normales (22 à 25) avec ou sans aide-enseignant-e), l’étude fait état d’un effet positif et pérenne d’une réduction des effectifs, particulièrement significatif pour les élèves des minorités ou de familles défavorisées. Les dernières analyses ont aussi démontré que le bénéfice de quatre années en petites classes était au moins quatre fois celui d’une année[6]Hirtt N. – La preuve par STAR – www.skolo.org – (2001).

Thomas Piketty et Matthieu Valdenaire arrivent aux même conclusions, avançant que « la diminution de cinq élèves des tailles de classe de ZEP » conduirait « à une réduction des inégalités de 37 % au primaire ».[7]Piketty T. et Valdenaire M. – L’impact de la taille des classes sur la réussite scolaire dans les écoles, collèges et lycées français. Estimations à partir du panel primaire 1997 et du panel secondaire 1995 – Les Dossiers – Enseignement scolaire, n° 173 (2006)

… toute chose étant égale par ailleurs

Forte de l’expérience STAR, la Californie s’est lancée dans une politique de réduction des effectifs d’élèves par classe. Ce fut un échec. Sa mise en œuvre brutale a créé un déficit de personnel et une mobilité d’une partie des enseignant-es expérimenté-es vers les écoles les plus favorisées, induisant une concentration d’enseignant-es inexpérimenté-es nouvellement recruté-es dans les écoles les plus « difficiles ». Ainsi l’effet positif attendu s’est vu annulé par une moindre « qualité professionnelle » des enseignant-es.

“ La baisse du nombre d’élèves est donc bien efficace, mais seulement toute chose étant égale par ailleurs. Si elle s’accompagne d’une réduction de l’expertise professionnelle, de contraintes fortes sur l’agir enseignant, le compte n’y est plus. ”

En France, en 2003, une expérimentation de CP à effectifs réduits (8 à 12 élèves) a été menée. Si une première analyse de la DEPP évoque un effet non pérenne, une réévaluation récente montre la permanence de l’effet en CE1, quand on compare à niveau d’expérience professionnelle égale[8]Bressoux P, Lima L. – La place de l’évaluation dans les politiques éducatives : le cas de la taille des classes à l’école primaire en France – Raisons éducatives (2011). Ceci tend à montrer que l’effet positif de la réduction de la taille des classes peut se trouver contrebalancé si on atteint à l’expertise professionnelle des enseignant-es. Constat corroboré par une étude montrant que l’écart moyen d’efficacité entre enseignant-es est 2,5 fois plus fort que l’effet d’une réduction de la taille de la classe de 27 à 17 élèves[9]Mingat A. – Expliquer la variété des acquisitions au cours préparatoire : les rôles de l’enfant, de la famille et de l’école – Revue Française de Pédagogie, n°95 – (1991).

La baisse du nombre d’élèves est donc bien efficace, mais seulement toute chose étant égale par ailleurs. Si elle s’accompagne d’une réduction de l’expertise professionnelle, de contraintes fortes sur l’agir enseignant, le compte n’y est plus. Ou c’est une autre histoire.

La guerre change de théâtre – la question de l’agir enseignant

Il nous faut ici dévoiler que le dédoublement des classes de CP et CE1 ne s’est pas fait toute chose étant égale par ailleurs. Ainsi le ministère énonce-t-il que « Réduire les effectifs des classes n’est pas le seul critère de réussite du dispositif. […] Ce nouveau contexte d’enseignement doit, plus encore qu’ailleurs, permettre de personnaliser les apprentissages. Tous les professeurs concernés recevront une formation spécifique à ce nouveau contexte d’enseignement. Les inspecteurs de l’éducation nationale en charge des circonscriptions Rep et Rep+ doivent jouer un rôle moteur. Le ministère va mettre en place les outils permettant le partage des bonnes pratiques… » Le tout au service de l’objectif de « 100 % d’élèves qui maitrisent les savoirs fondamentaux », cantonnés au lire, écrire, compter et respecter autrui[10]MEN – Dossier de presse de rentrée (2017). On pourra poursuivre avec les tomes ultérieurs de la saga qui restent dans la même veine narrative..

JM Blanquer a multiplié le prescrit : ajustements des programmes, guide orange sur l’enseignement de la lecture au CP, évaluations nationales standardisées articulées à une imposition des dispositifs de remédiation, directives sur les APC, les animations pédagogiques. Il a installé des groupes d’experts chargés de l’élaboration de bonnes pratiques que les enseignant-es doivent appliquer, largement inspirées par des tenants d’une neuropédagogie connivents avec ses orientations politiques, et dont l’efficacité est loin d’être démontrée et les risques patents[11]Martinez A. – Neurosciences et éducation – dans École Émancipée n°71 (juin 2018) et sur le site www.ecoleemancipee.org. Il utilise l’appareil hiérarchique comme relais de ce contrôle de l’agir enseignant. Tout ceci manifeste la volonté de prolétariser le métier, de le tayloriser, comme ont pu le vivre d’autres professions intellectuelles, selon une logique similaire à celle qui a transformé les métiers manuels par le passé[12]Crawford M. – Éloge du carburateur (2009).

Et si les prescriptions concernent l’ensemble du système éducatif, elles sont particulièrement fortes dans les CP et CE1 dédoublés. Là où les moyens ont été mis.

Ce n’est pas la première fois que la question de la mise sous tutelle de l’agir enseignant est posée. De 2005 à 2012, F. Fillon, G. de Robien, et X. Darcos, ont voulu transformer le métier enseignant et réduire son pouvoir d’agir. L’imposition du socle de compétences, du LPC, des évaluations nationales standardisées, des programmes de 2008, de l’aide personnalisée a été articulée avec une fragilisation du métier par une rupture décidée avec l’habitus professionnel et la recherche (diminution des volumes de formation, attaques sur la recherche, baisse des dotations aux mouvements pédagogiques, diminution du nombre de postes constituant des réservoirs de savoirs professionnels (dont les rased)…)[13]Martinez A. – Quel métier apprend-on ? Entre taylorisation et émancipation – dans Carnets Rouges n°12 (janvier 2018) et sur le site http://reseau-ecole.pcf.fr/.

Mais si à cette période les tenants du néo-libéralisme scolaire ont considéré qu’ils pouvaient à la fois réassigner l’agir enseignant et supprimer massivement des postes, aujourd’hui, il leur faut utiliser des moyens importants (dont témoigne l’évolution du nombre d’enseignant-es pour 100 élèves[14]SNUipp-FSU – dossier de presse de rentrée p 12 – ibid) pour imposer une transformation d’un métier largement fragilisé.

S’il fallait tenter ici un premier résumé du propos de cet article, on pourrait dire que derrière la revendication d’une diminution du nombre d’élèves par classe, il y a renforcement de l’agir enseignant quand elle est portée par le syndicalisme, et mise sous tutelle de ce même agir quand elle est le fait du ministère.

Agir enseignant, enfants des classes populaires… la guerre se situe entre plusieurs devenirs de notre système scolaire

Que s’est-il passé avec ces dédoublements en CP en REP ? L’amélioration des performances scolaires se situe à 8 % d’un écart-type en français et 13 % en maths[15]MEN – Dédoublement des classes de CP en éducation prioritaire renforcée : première évaluation – http://education.gouv.fr (janvier 2019), soit près de trois fois moins que ce que l’on aurait pu espérer d’après une étude récente[16]Jarraud F. – Dédoublements : Un mauvais choix selon une étude – http://cafepedagogique.net (avril 2019). Et les effets réels à long terme ne sont pas encore connus. Le poids du prescrit par le ministère sur les pratiques enseignantes de CP a-t-il entravé l’effet de la baisse des effectifs ?

On peut le penser, tant JM Blanquer s’entête à bégayer les politiques les plus libérales menées depuis 20 ans qui ont conduit à faire de la France la championne des inégalités : selon PISA, depuis 2000, l’écart de performance entre élèves des classes populaires et de milieux favorisés a augmenté quand il a diminué pour la moyenne des pays de l’OCDE[17]SNUipp-FSU – dossier de presse de rentrée p 18 – ibid.

“ L’individualisation des parcours et des apprentissages a été la réponse favorite des gouvernants aux problèmes de l’école depuis trente ans. ”

Les déterminants de la politique éducative de JM Blanquer, qu’il assume clairement[18]Blanquer JM – l’école de demain, propositions pour une éducation nationale rénovée (2016) sont l’individualisation des parcours et des apprentissages, le resserrement des apprentissages sur les savoirs dits fondamentaux, et la mise sous tutelle de l’agir enseignant.

L’individualisation des parcours et des apprentissages a été la réponse favorite des gouvernants aux problèmes de l’école depuis trente ans. Le CNESCO recense 20 dispositifs différents pris dans une logique d’individualisation et situés à la périphérie du temps de classe, pour un seul pendant le temps de classe et agissant pour tous[19]Cnesco – Inégalités sociales et migratoires, comment l’école amplifie-t-elle les inégalités – www.cnesco.fr (septembre 2016). Dans le même temps, la part prise dans les programmes de l’école primaire par le français et les mathématiques n’a cessé de croitre[20]Snuipp-FSU – dossier de presse de rentrée p 27 – ibid. Les inégalités scolaires ont corrélativement augmenté.

“ Les comparaisons internationales montrent que ce sont les pays qui maintiennent le plus longtemps les élèves ensemble, avec les mêmes objectifs d’apprentissage, sans orientation précoce qui réussissent le mieux en termes de niveau général et de lutte contre les inégalités. ”

Les comparaisons internationales montrent que ce sont les pays qui maintiennent le plus longtemps les élèves ensemble, avec les mêmes objectifs d’apprentissage, sans orientation précoce qui réussissent le mieux en termes de niveau général et de lutte contre les inégalités. De même, quand la France consacre 42,5 % de son temps scolaire aux autres matières que français et maths, les pays de l’OCDE y consacre en moyenne 63 %, et la Finlande qui fait partie des bons élèves dans la lutte contre les inégalités plus de 60 %[21]ibid.

En individualisant les parcours et les apprentissages, en se cantonnant au lire, écrire, compter et respecter autrui, en particulier en éducation prioritaire, on participe donc de l’augmentation des inégalités scolaires, enfermant les enfants des classes populaires dans des devenirs scolaires socialement déterminés.

Les injonctions faites aux enseignant-es, et de façon particulièrement entêtée dans les CP et CE1 dédoublés, sont cohérentes avec les modifications structurelles du système éducatif renforçant les processus de sélection, telles la réforme du lycée ou Parcoursup, ou ceux de ségrégations sociales telle la création des établissements publics locaux d’enseignement international ouverts de la maternelle jusqu’au bac pour les élèves issus des milieux les plus favorisés. Ces modifications vont à l’encontre de la nécessaire unification du système scolaire pour sa démocratisation.

Derrière la mise sous tutelle de l’agir enseignant, derrière la prolétarisation de ce métier, il y a la volonté de transformer les pratiques professionnelles afin qu’elles participent de l’augmentation des inégalités scolaires et du poids des déterminismes sociaux dans la réussite scolaire. C’est cette guerre qui est en train de se dérouler, à tous les échelons de notre système scolaire, et particulièrement là où les moyens ont été concentrés. Une guerre entre deux devenirs du système scolaire. L’un favorisant l’éviction des enfants des classes populaires, facilitant aux élèves des classes dominantes la victoire dans la bataille scolaire. L’autre visant la démocratisation de la réussite scolaire. C’est à cette aune que le syndicalisme, et plus largement les mouvements portant une transformation émancipatrice du système scolaire, doivent traiter de la question des moyens et de l’agir enseignant. À quel devenir scolaire servent les moyens déployés ? Quelles en sont les conséquences sur l’agir enseignant et les élèves des classes populaires ? Et donc, en réponse, quelles pratiques, quels contenus pour démocratiser l’école ? Quelles dynamiques de résistances ? Comment engager tout le monde dans cette guerre ? Ces trois dernières questions sont certainement trop grandes pour permettre une réponse agissante. Alors puisqu’on s’est permis de déplacer des revendications pour essayer de trouver où était le conflit, peut-être peut-on s’autoriser à déplacer des questions pour ne pas sentir un poids trop important sur les épaules. Quelles alliances, quels évènements peut-on initier pour que les déterminants de la guerre scolaire telle qu’elle se joue aujourd’hui soient visibles aux yeux de toutes et tous ? La mobilisation contre la loi Blanquer a ouvert des possibles, a fait tomber des masques. Continuons.

Adrien Martinez
Syndicaliste enseignant

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