Denis Paget,  Numéro 1,  Quels programmes pour une culture partagée ?

Connaissances, compétences et culture commune en débat

1 – Le socle : un même mot mais un autre contenu.

Le CSP[1]Le Conseil Supérieur des programmes (CSP) est composé d’élus, de représentants du Conseil économique social et environnemental (Cese) et de personnalités nommées par le ministre de l’éducation nationale. a tenté de corriger, les défauts du socle commun de la scolarité obligatoire dans quatre directions essentielles :

  • supprimer tout ce qui faisait de ce socle un sous-programme à côté des programmes, et réunifier le dispositif de prescription (socle comme cadre général, programmes qui l’opérationnalisent, évaluation)
  • mettre un terme à une hiérarchie explicite des disciplines qui renforçait la marginalisation des savoirs formateurs de la personne,
  • valoriser les savoirs utiles sans tomber dans l’utilitarisme, développer le sens moral et civique sans tomber dans le comportementalisme,
  • favoriser le sens anthropologique des savoirs et supprimer la fragmentation induite par une conception mécaniste des compétences et du système d’évaluation.

La consultation sur le projet de socle dira si ces directions sont assez fortement affirmées. Pour ma part – et je n’engage que moi-même – je pense que les directions sont bonnes mais les formulations de compromis pour parvenir à un consensus du CSP dans les délais impartis rendent floues les lignes de force et esquivent encore des débats internes aux disciplines qu’il faudra bien conduire dans l’élaboration prochaine des programmes qui découleront du socle. Je ne suis pas certain que le projet culturel d’une école qui engage, inclut, concerne tous les élèves, ait été mené à son terme. Un exemple : affirmer la nécessité d’apprendre deux langues vivantes « dont l’anglais » semble de bon sens mais finalement impose un moule qui efface la grande richesse linguistique de notre pays au carrefour de toutes les grandes langues européennes, augmentées de toutes les langues de l’immigration et de toutes les langues régionales. C’est une question essentielle pour que l’école arrête d’imposer à tous l’idée que la culture franco-française des élites et la langue anglaise sont des horizons suffisants et indépassables de la culture dans un monde où les échanges, hybridations et métissages culturels ne peuvent être ignorés. Je ne suis pas certain que les sciences de l’homme et de la société soient encore suffisamment présentes. Et je ne voudrais pas que le souci de donner un sens global à un projet éducatif formateur qui a conduit à préciser de grands domaines de formation, encourage les réticences, voire les préventions contre les apprentissages strictement disciplinaires. Ces apprentissages ne se suffisent pas à eux-mêmes et entrent dans un projet plus général qui est bien celui d’une culture commune mais il ne saurait être question de remplacer le spécifiquement disciplinaire par une approche systématiquement pluri ou trans disciplinaire qui rendrait encore plus invisibles les savoirs et langages structurant la pensée.

2 – Qu’est-ce qu’un programme d’enseignement ?

Traditionnellement les programmes étaient une juxtaposition de disciplines scolaires dont la cohérence d’ensemble n’était ni pensée, ni assurée à partir du souci de formation globale de l’élève. Le champ restait libre à la constitution d’une puissante hiérarchie des disciplines, obstacle à une formation équilibrée et vecteur important, bien que peu visible, de la ségrégation scolaire. Le travail du CSP sur le socle tente d’assurer cette cohérence horizontale mieux que ce qu’avait fait le HCE avec les sept « compétences » dont certaines étaient largement pluridisciplinaires et d’autres totalement monodisciplinaires. En ce sens on peut parler d’une tentative de définition d’un véritable « curriculum », proposant une vision intégratrice de tous les aspects de l’instruction et de l’éducation.

“ Le programme est traditionnellement un objet idéal construit pour un élève idéal ; cette conception est peu soucieuse de ce qui est vraiment acquis et finalement enseigné. ”

Le programme est traditionnellement un objet idéal construit pour un élève idéal ; cette conception est peu soucieuse de ce qui est vraiment acquis et finalement enseigné. Il est conduit à saturer le temps scolaire en ne profitant pas de la prolongation généralisée des scolarités. De ce point de vue, le maintien d’un programme de culture générale bloqué sur une scolarité obligatoire à 16 ans, empêche de concevoir des progressions plus longues qui éviteraient de vouloir tout apprendre entre 6 et 16 ans (et parfois même dans la seule scolarité du premier degré). Cette saturation induit des démarches pédagogiques peu efficaces.

Les évaluations diverses, nationales et internationales, se penchent aujourd’hui davantage sur le réel des acquisitions en testant la capacité des élèves à mobiliser leurs connaissances dans des situations inattendues et parfois déroutantes pour résoudre des problèmes ou argumenter un point de vue. Ce souci de fonder la définition des programmes sur un plus grand réalisme des acquisitions et sur une approche plus pragmatique est certes louable mais ne permet pas en lui-même de situer l’horizon d’attente et de déjouer les malentendus qui empêchent d’apprendre. Le grand problème est d’apprendre aux élèves à penser par eux-mêmes et donc de disposer d’une palette de schèmes de pensée, de raisonnement et d’action, la constitution d’un « nuancier » des registres culturels et symboliques, dans lesquels ils peuvent se mouvoir, qui sont mis en mouvement et formalisés en différents langages. On voit bien ainsi que, si l’on rabat la définition de la « connaissance » sur ce que l’on doit mémoriser ou sur ce que l’on peut le plus facilement évaluer, on ouvre la voie à une opposition entre le savoir et l’action qui légitime l’opposition artificielle entre la connaissance et la compétence.

“ Il n’est pas de connaissances acquises qui n’entraînent la capacité à les mettre en œuvre, et il n’est pas de compétences « hors-sol » qui pourraient s’exercer sans mettre en
mouvement des connaissances. ”

Par ailleurs, prendre en compte les élèves réels et non l’élève idéal dans une seule logique de niveau conduit nécessairement à penser les programmes en termes de minimum exigible et non en termes d’accès de tous à la capacité de penser. Il faut donc être attentif aux situations proposées pour mettre en mouvement la mobilisation et la sélection des notions, des langages et des procédures logiques que suppose l’expression « mobilisation des connaissances ». La réduction de la hiérarchie scolaire des savoirs redonnant aux arts, aux techniques, à l’éducation physique, une place importante, puisque ces disciplines figurent maintenant dans le domaine des langages, peut participer à une clarification des liens entre connaissances conceptuelles et vérification performative, par l’action et le résultat. Il s’agit aussi d’un rééquilibrage nécessaire entre le « dire » et le « faire ». Le socle tente donc d’en finir avec cette opposition stérile entre connaissances et compétences en établissant clairement qu’il s’agit des deux faces indissociables de la même pièce : il n’est pas de connaissances acquises qui n’entraînent la capacité à les mettre en œuvre, et il n’est pas de compétences « hors-sol » qui pourraient s’exercer sans mettre en mouvement des connaissances.

3 – Les figures de l’apprendre

Il faut se méfier d’une figure de l’apprendre qui voudrait que l’enfant construise seul ses savoirs avec seulement un accompagnement du professeur. Cette figure a été très dominante dans la formation des enseignants pendant des décennies mais elle a laissé de côté la difficulté et la résistance des savoirs et des défis qu’ils portent. Apprendre suppose toujours de construire des objets de savoir derrière l’apparence de l’usage du monde ; c’est une certaine forme de rapport au monde et à soi qui n’est pas spontanée et nécessite une intervention construite de l’enseignant. Apprendre le français comme langue maternelle se fait spontanément mais l’école est indispensable pour aller au-delà de cet usage. Le passage par l’écrit devient vite indispensable pour réduire le désordre de la pensée et même pour gérer sa communication orale, voire pour exprimer ses sensations et ses sentiments. Il s’agit bien là d’une posture qui doit être construite. Or on écrit trop peu dans l’enseignement français ; on passe surtout du temps à recopier ou à prendre des notes.

C’est tout autre chose qu’un usage qui permet simplement de se débrouiller dans la communication avec les autres.

“ Savoir s’informer est essentiel mais apprendre c’est autre chose qui relève de l’invisible et se différencie de la mémorisation et de l’information. ”

C’est là que la planification disciplinaire de l’apprentissage et le sens qu’on lui donne sont essentiels. Il s’agit de construire des étapes sans sous-estimer les difficultés. Le programme doit le permettre en préconisant une pédagogie explicite. C’est le sens du domaine 2.

L’idée que les nouvelles technologies permettraient de se passer de ces étapes et d’une transmission des savoirs est une vue de l’esprit. Savoir s’informer est essentiel mais apprendre c’est autre chose qui relève de l’invisible et se différencie de la mémorisation et de l’information.

4 – Le travail du CSP

Le CSP a été capable de formuler un projet global de formation sous la forme d’une nouvelle définition du socle commun de connaissances, de compétences et de culture qui introduit une conception modernisée des contenus, plus ambitieuse que le découpage précédent. Ce socle reste cependant limité par la Loi à la vieille scolarité obligatoire, mais il n’est plus un programme-bis. Il constitue le cadre d’ensemble d’une rénovation des contenus. Socle, programmes et dispositifs d’évaluation ne doivent plus être 3 ensembles séparés.

Cinq grands domaines ont été identifiés[2]Les langages pour penser et communiquer ; les méthodes et outils pour apprendre ; la formation de la personne et du citoyen ; l’observation et la compréhension du monde ; les représentations du monde et l’activité humaine..

Même avec ses imperfections, cette définition du socle rompt avec la rigidité des compétences européennes et tente de donner un sens général et des valeurs à ce qui n’était qu’une juxtaposition maladroite de « compétences » avec des acceptions multiples de ce terme envahissant.

Il s’agit bien d’un socle définissant une culture commune reposant sur le triptyque indissociable connaissances / compétences/valeurs.

Les 4 grands objectifs fixés dans le préambule définissent un projet de formation réellement équilibré entre la connaissance (le jugement critique), l’éducation générale et ses valeurs pour vivre en société, le développement individuel en interaction avec le monde, les capacités de compréhension, d’action et de création.

Le choix des 5 domaines présente des innovations importantes :

  • L’identification de langages pour penser et communiquer ne se résume pas aux fondamentaux traditionnels : une place nouvelle est donnée aux langages informatiques et globalement à tous les usages des langages scientifiques ; l’introduction des langages artistiques au sens large (images, sons, cinéma, photographie, expression corporelle, spectacle vivant…), du langage des médias et des pratiques sportives, permet de corriger leur quasi effacement dans le socle précédent et de remettre à égalité tous les champs du savoir.
  • L’introduction d’un domaine visant les méthodes et outils pour apprendre est une nouveauté importante : ce domaine permet de programmer un enseignement explicite de l’information et de la documentation, des outils numériques, de la conduite de projets individuels et collectifs et de l’organisation des apprentissages.
  • Le domaine 3 ne se contente pas d’une vision étroite de « l’esprit d’initiative et d’entreprise » mais vise une éducation globale, respectueuse des choix personnels mais soucieuse d’introduire à la société et à l’engagement, et d’étayer les choix par une culture de la sensibilité et du jugement, par une compréhension du sens de la règle et du droit et par une incitation à l’engagement.

Ces trois premiers domaines constituent des finalités éducatives générales visant à former des capacités métalinguistiques (usage informé, réfléchi et distancié des langages), à développer l’autonomie du sujet face au travail et à la vie sociale, à promouvoir des personnalités conscientes de la hiérarchie de leurs appartenances et des citoyens lucides et engagés.

  • Les domaines 4 et 5 sont indissociables et dialoguent entre eux. Le domaine 5 est centré sur l’observation du monde naturel et matériel, sur les démarches sans imposer une démarche particulière et sans viser au syncrétisme préconisé par l’EIST. La technologie apparaît dans les deux domaines et retrouve une place raisonnable comme discipline de compréhension par l’action et la fabrication. L’histoire des sciences apparaît également dans les deux domaines. Le domaine 4 inclut la réflexion éthique, associe la géographie et l’EPS.
  • Le domaine 5 est placé sous le signe de l’identité et de l’altérité. Il ne sépare pas le temps et l’espace et ouvre la voie à une meilleure liaison entre géographie et histoire. Il établit des liens entre le passé et l’aide que sa connaissance apporte à la lecture du présent. On peut regretter que l’histoire sociale ne soit pas davantage mentionnée mais l’appréhension des mentalités, idées, croyances, modes de vie ouvre un espace à une histoire moins désincarnée. De même la connaissance de l’économie sociale et familiale, du travail, de la santé et de la protection sociale peuvent être l’occasion d’entrer dans le concret des sociétés humaines. La place des femmes est signalée à plusieurs reprises et devrait conduire à une histoire et une littérature moins masculines. Un sous-domaine est consacré à l’action et la création à partir d’une réflexion historique sur les arts et les techniques et dans un dialogue entre les œuvres du passé et la création contemporaine.

Pour ma part, j’aurai préféré qu’on ajoute un domaine propre à la création et à l’action qui aurait évité le face à face traditionnelle des sciences et des humanités mais on notera que les champs sollicités dans les domaines 4 et 5 jouent la carte d’un décloisonnement.

A partir de ce socle, il va falloir réécrire des programmes plus clairs, plus simples, plus formateurs et penser l’évaluation des élèves de façon nouvelle qui évite la fragmentation des contenus en une multitude de micro-compétences et de tricher avec la réalité des acquis.

Les principes d’évaluation fixés dans le socle devraient servir de guide.

L’évaluation est progressive cycle par cycle ; elle se pratique domaine par domaine sans compensation. Elle doit privilégier une réflexion collégiale. Elle se fonde sur une échelle de réussite (à définir).

La consultation prévue sur ce travail est essentielle pour confirmer l’intérêt des changements que je viens de résumer et surtout pour engager une réflexion collective capable de dire comment améliorer et mettre en œuvre un tel projet.

Denis Paget
Chargé de recherche à l’Institut de recherche de la FSU,
Membre du Conseil Supérieur des programmes

Pour en savoir plus

Pour plus d’informations sur le socle commun de connaissances, compétences et culture, sur le Projet de programme pour l’école maternelle qui sera soumis à consultation en septembre octobre ; sur le projet de programme d’enseignement morale et civique : https://www.education.gouv.fr/le-conseil-superieur-des-programmes-41570

Notes[+]