Basile Ducerf,  Chacun pour soi ou savoirs pour tous : quelle école pour demain ?,  Numéro 8

Comment sortir du modèle néolibéral de concurrence des individus en éducation ?

Les forces idéologiques capitalistes font encore une nouvelle poussée dans les milieux pédagogiques. L’éducation doit être individualisée. Sous le charme de la réussite de tous, l’incorporation facilitée des idéologies de concurrence et d’isolement de l’individu est malheureusement suspectée. Il est donc primordial de repenser le collectif en dehors d’un agrégat d’individus ou d’élèves. L’éducation ne se doit-elle pas de participer à faire groupe ? Comment, alors, (re)faire du collectif ?

Idéologie de l’individu

« L’enseignement individualisé », « l’aide individualisée » ou bien « le projet d’accueil individualisé » : voici (encore) les nouveaux mots de l’éducation en France. L’individualisation des apprentissage ambitionne la réussite de tous les élèves. Cette mission républicaine ne peut être que difficilement contrée. Marchons donc tous vers l’« Ambition réussite ». Mais qu’est-ce que réussir aujourd’hui ? La notion de réussite n’est pas si ambiguë qu’elle pourrait le laisser croire. L’encyclopédie Larousse nous propose de définir le verbe « réussir » comme une situation de succès pour réaliser ses ambitions. « Réussir » est donc le résultat d’un processus stratégique de moyens mis en place pour arriver à ses fins. La réussite est bien le résultat d’actions individuelles utilitaristes. Mais la notion de réussite est-elle lavée de tout rapport de domination ? Comment envisager la réussite collective dans ce modèle de réussite individuelle ?

La réussite du modèle néolibéral, compris comme un programme de destruction des structures collectives capables de faire obstacle à la logique du marché pur[1]Pierre Bourdieu, « L’essence du néolibéralisme », Le Monde Diplomatique, Mars 1998, est indéniable. Les structures collectives qu’elles soient économiques (protection sociale), politiques (érosion de la souveraineté, dé-syndicalisation), juridiques (droit du travail), sociales (politiques familiales, de santé et d’accueil) ou culturelles et associatives (éducation populaire) tombent, ou sont tombées, les unes après les autres. Seul quelques bastions subsistent, dont l’École, semblerait-il.

L’École française, dite Education Nationale, est encore perçue par certains comme un village d’irréductibles résistants aux logiques de marché. Il est très difficile de tenir de tels propos aujourd’hui. L’École est une institution sociale doublement intégrée à l’idéologie néolibérale. L’École produit et sélectionne les acteurs du maintien du modèle de libre-échange, de concurrence et de valorisation d’un égoïsme primaire.

“ L’École telle qu’elle existe aujourd’hui est une condition au bon fonctionnement du marché. Elle est l’institution de référence d’inculcation et de diffusion des normes et des valeurs. ”

Premièrement, l’École telle qu’elle existe aujourd’hui est une condition au bon fonctionnement du marché. Elle est l’institution de référence d’inculcation et de diffusion des normes et des valeurs. A partir du moment où l’École diffuse l’idéologie libérale, l’économie de marché ne sera que peu inquiétée puisque les masses auront été socialisées en conséquence.

Deuxièmement, l’École sert les intérêts du marché puisqu’elle prend en charge le repérage et la sélection des éléments les plus aptes à la reproduction de ces intérêts et les mieux formés aux normes et valeurs transmises. L’économie de marché se retrouve donc avec, à sa disposition, toute une hiérarchie d’individus prêts à servir ses intérêts.

“ Il s’avère essentiel de re-développer les réseaux d’éducation populaire, compris comme éducation politique collective pour tous. ”

L’individu, dans cette structure, réussit quand il intègre le mieux possible l’idéologie néolibérale et transforme ces valeurs en capital économique ou symbolique. Comment sortir de cette impasse ? Désamorcer le discours dévasté, de type novlang, est certes une première étape. Ensuite il s’avère essentiel de re-développer les réseaux d’éducation populaire, compris comme éducation politique collective pour tous.

Faire de la pédagogie pour ne rien changer.

Quand un projet politique est impopulaire, les éléments de langage politique vont se diriger vers celui de l’éducation. Lorsque la population refuse une réforme (retraites, loi travail…), le politique ne va pas envisager qu’il s’agisse d’une mauvaise réforme mais plutôt qu’elle est incomprise par les Français. Cette réforme est bonne, expliquons-là – pense-t-on chez nos élites. Au lieu d’utiliser nos forces vives à entendre ce que veut la population, utilisons notre énergie pour « faire de la pédagogie ».

Ici « faire de la pédagogie » revient à ne mettre nullement en question un projet de réforme mais à soumettre l’idée que le peuple ne comprend rien à la chose publique. Dans les couloirs de l’ENA ne dit-on pas que le peuple ne sait pas ce qui est bon pour lui ? La classe politique sait, elle, ce qu’il faut faire. Le peuple ne serait donc qu’un enfant ? Et le politique son professeur ? Mais quel mépris ! La classe politique n’a clairement que peu de considération pour les masses citoyennes. A-t-on encore besoin de rappeler les diverses frasques suffisantes et dédaigneuses du Ministre de l’Économie E. Macron ?

La position dominante du politique ne se crée pas mais se perpétue lorsqu’il martèle dans les médias qu’il faut « faire de la pédagogie ». Premièrement, il est difficile de dénoncer un dirigeant politique qui veut « faire de la pédagogie » alors que nous sommes en pleine crise de défiance envers cette même classe. Deuxièmement, cette formule est frappante de simplicité et est tout aussi insidieuse. L’asymétrie de pouvoir est nette. Un sait, l’autre ne sait pas. Ce discours place le politique en position dominante (l’enseignant) et l’électeur qui s’oppose à la réforme en position dominée (l’élève, l’apprenant qui doit être élevé).

Mais ne nous y trompons pas, cette volonté de « faire de la pédagogie » est principalement une nouvelle et vaste opération de communication. Souvenons-nous, lors des discussions sur la réforme des régimes de retraites, du fascicule qui avait été envoyé aux citoyens français. Cet « outil pédagogique », avec une infographie enfantine digne des consignes d’évacuation d’un avion de compagnie low-cost, expliquait qu’il fallait travailler plus longtemps puisque nous ne faisions pas assez d’enfants. Ici le gouvernement de l’époque communiquait sur son idéologie d’une nécessaire réforme. Mais fait-il réellement de la « pédagogie » ?

Remettons les choses en ordre et appelons comme il se doit cette tentative explicative de la propagande. De la propagande puisqu’un seul point de vue est exprimé. Dans cette brochure, il n’est pas question de l’augmentation du PIB ni de celle de la productivité du travailleur français. Les enjeux économiques et sociaux contradictoires sont ignorés. Finalement, le panel des différentes solutions possibles est soigneusement occulté. Cette communication gouvernementale ne nous apprend rien sur la réduction ou pas du temps de travail, ni sur l’amélioration de l’efficacité des machines ou des travailleurs par la formation et encore moins à propos des différentes solutions de financement possible des régimes de retraite. Un seul point de vue traité et martelé. Qui laisserait un pédagogue faire cela ? Bien loin de « faire de la pédagogie », l’opération n’est autre qu’une propagande politique obscurantiste.

Quand le politique veut « faire de la pédagogie » il fait exactement le contraire. Il n’est pas à l’écoute des autres points de vue, il exprime unilatéralement le sien. Il n’entame pas un dialogue constructif ni un échange évolutif, il veut faire accepter sa réforme. Il ne changera pas le contenu, il explique ce contenu aux opposants qui, selon lui, ne comprennent pas vraiment les enjeux.

Après le langage, l’éducation !

Le deuxième volet pour sortir de l’idée d’individu faisant société est « tout simplement » de ne plus appliquer l’idée d’individu de type Robinson Crusoé en éducation. L’éducation doit être à la fois émancipatrice des structures inconscientes de reproduction sociale et à la fois permettre de faire groupe, de créer du collectif. Isoler l’individu revient à l’affaiblir. Le propre de l’individu est qu’il ne peut pas grand chose face aux dominants. Qu’est-ce qui est aujourd’hui enseigné aux élèves concernant leur capacité de transformation sociale ?

“ L’éducation doit être à la fois émancipatrice des structures inconscientes de reproduction sociale et à la fois permettre de faire groupe, de créer du collectif. ”

L’éducation politique pour tous (éducation populaire), permet l’apprentissage du sentiment d’appartenance à un groupe social (ou conscience de classe). Évidemment l’éducation populaire en tant qu’arme d’empowerment des masses a disparu de tout horizon officiel et institué. Il n’est pas question de préparer les jeunes générations à transformer les structures économiques, sociales et politiques. L’école du pouvoir, l’école du dominant c’est-à-dire l’école du marché réussit plutôt bien à convaincre d’orienter nos énergies à innover économiquement et ainsi à ne rien changer au rapport de domination. Voici un des verrous insidieux qu’il est urgent de faire sauter.

L’éducation populaire doit devenir une mission de l’enseignant. L’ensemble de la jeunesse et même de la population doit apprendre à devenir un collectif, à (re)créer localement et nationalement de nouvelles structures politiques pour répondre aux nouveaux besoins. Voilà de la véritable innovation politique. Il semble urgent de recréer du collectif et de repenser cette notion avant que d’autres, mal intentionnés et fascisants, s’engouffrent et instrumentalisent le mal de l’individu moderne.

Basile Ducerf
Professeur de Sciences Économiques et Sociales, Lyon
Professeur Référent programme PECED Sciences-Po Lyon

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