Numéro 1,  Quels programmes pour une culture partagée ?,  Yves Peuziat-Beaumont

Comment former les enseignants à une conception culturelle des apprentissages ?

La loi de refondation de l’Ecole de juillet 2013 marque une avancée progressiste majeure : l’affirmation du principe du « tous capables », promu et défendu par le groupe « Communiste Républicain et Citoyen » du Sénat, selon lequel « tous les enfants partagent la capacité d’apprendre et de progresser »[1]Article L111-1 du code de l’éducation modifié par la loi n°2013-595 du 8 juillet 2013 d’orientation et de programmation pour la refondation de l’école de la République. Adossée, dans la loi, au principe de « l’égalité des chances » dont on sait qu’il ne vise finalement qu’à révéler des talents assurant la perpétuation et l’élargissement contrôlé d’une élite au détriment d’une véritable démocratisation scolaire, cette avancée législative change, néanmoins, radicalement la donne éducative.

Au service, enfin effectif, de la réussite de tous les élèves, le principe fondateur « du tous capables » impose de concevoir et de mettre en œuvre un nouveau projet culturel des apprentissages occulté jusqu’alors par un enseignement fondé institutionnellement sur une philosophie ségrégative. Dès lors, une formation adaptée des enseignants est un enjeu majeur de la réussite de cette révolution pédagogique. Loin de la tradition prescriptive des techniques didactiques et pédagogiques dont on mesure l’incapacité à réduire l’écart de réussite entre les élèves des catégories socio-professionnelles favorisées et défavorisées, cette formation doit privilégier, avant tout, une réflexion anthropologique questionnant les modalités d’apprentissage favorables à l’acquisition par tous les élèves d’une culture commune. Afin de viser la perspective émancipatrice voulue par la représentation nationale, cette réflexion doit être fondée, à la fois, sur un éclairage politique et scientifique de la diversité des enjeux éducatifs aujourd’hui en débat et sur une recherche des modalités concrètes d’évolution des pratiques professionnelles ouvrant sur des voies pédagogiques adaptées.

Un éclairage des enjeux éducatifs à la lumière des débats et des avancées scientifiques

Ainsi, dans le cadre de la formation des enseignants, le principe fondateur d’une école au service de la formation de l’homme et du citoyen selon lequel « tous les enfants partagent la capacité d’apprendre et de progresser » doit être confronté, philosophiquement et politiquement aux principes plus élitaires – dont l’un des avatars n’est autre que « l’égalité des chances » devenue référence majeure des politiques éducatives à partir de 2005 – mais également aux visées plus utilitaristes exigées par le système économique mondialisé aujourd’hui dominant.

De même, en opposition à la théorie des dons, naturels ou socio-culturels, ce « tous capables », « d’abord parti-pris éthique porté avec audace par le GFEN (mouvement pédagogique héritier de Langevin et de Wallon) »[2]Jacques Bernardin (2014), « Tous capables ! Du pari éthique à la loi d’orientation », Séminaire de formation des professeurs stagiaires du second degré. Académie de Rennes. dans les années 70, doit être éclairé par les arguments scientifiques qui, aujourd’hui, l’étayent au-delà des quelques exemples de réussite d’enfants difficiles qui l’ont initialement porté. Les apports scientifiques de la génétique, des neurosciences – dont la découverte majeure de la plasticité cérébrale – de la psychologie sociale et de la sociologie sont autant de champs à explorer afin de comprendre comment un principe éducatif émancipateur, qui était jusqu’alors considéré comme du domaine de l’utopie, s’impose aujourd’hui institutionnellement. Ces débats et ces éclairages sont la condition d’une créativité professionnelle politiquement libérée, bien loin de la dictature actuelle des discours incantateurs sur l’innovation dont le numérique serait l’alpha et l’oméga.

La mise en jeu de voies pédagogiques émancipatrices nouvelles

Fondé politiquement et scientifiquement cet enjeu éducatif doit, par ailleurs, être opérationnalisé par des pratiques didactiques et pédagogiques favorisant des apprentissages efficaces pour tous. Là encore, leur identification, loin de toute démarche restrictive et aliénante de formation fondée sur la diffusion de « bonnes pratiques », doit relever d’une réflexion anthropologique étayée par les apports des sciences de l’éducation tout en prenant en compte la tradition culturelle de l’Ecole française héritée des Lumières.  

Les recherches sur le rapport au savoir des élèves des classes populaires, éloignés de la culture scolaire, identifient, à partir des années 90, leurs postures différentes à l’égard de l’école et de ses attendus de celles des élèves en réussite, proches de cette culture. En substance, pour les premiers, à l’école il s’agit de faire pour satisfaire les attentes du maître ou réussir un cursus scolaire alors que pour les seconds l’école est davantage un moyen d’approfondir une compréhension du monde souvent déjà explorée dans le cercle familial. Affirmant le « tous capables », la loi impose de dépasser cette inégalité des rapports à la culture et aux savoirs scolaires. Concrètement, en classe, il s’agit de permettre aux élèves d’apprendre, de progresser et de réussir en fondant leurs apprentissages sur des situations réellement inscrites dans la compréhension du monde et la nécessité de partage de savoirs alors réellement liés au pouvoir libérateur qu’ils procurent. A cet effet, la formation des enseignants doit intégrer un apprentissage à la pédagogie du questionnement des objets, des réalités et des enjeux socio-culturellement appréhendés différemment par chacun afin de dégager, pour tous, de façon coopérative et apodictique les nécessités de savoir, les possibles à explorer et les modalités de les partager. Dans le second degré, les champs disciplinaires, dont nous savons combien ils sont structurants pour appréhender la complexité du monde, peuvent servir de cadre à cette problématisation mais, convenons-en, l’exploration du réel, dans sa première approche plus globalisante que liée à des connaissances disciplinaires  s’en accommode mal. La formation doit prendre en compte cet obstacle. Les enseignants doivent être formés à conduire des questionnements pluridisciplinaires par une maîtrise suffisante des démarches épistémologiques et des enjeux historiques qui définissent, en amont de tout corpus de savoir, l’espace des disciplines. Ces problématisations établies et progressivement maîtrisées par les élèves, chaque discipline experte en son domaine conduira les apprentissages qui lui sont spécifiques dans une approche systémique qui ainsi donnera corps à leur coopération indispensable à l’acquisition d’une culture partagée.

“ L’avancée émancipatrice imposée par la loi exige non pas de « faire l’activité » mais bien de comprendre qu’en la menant en pleine intelligence de nouvelles perspectives de savoirs et de pouvoirs accessibles aux milieux sociaux-culturels les plus éloignés de l’école sont susceptibles d’être approchées. ”

Imposant l’édification de situations d’apprentissage selon des nécessités de savoirs établis de façon différenciée, le « tous capable » doit interroger également les modalités de leur conduite pédagogique. Dans la lignée de Piaget et de Vygotski, les théories de l’activité fondent aujourd’hui la majorité des pratiques pédagogiques. Pour autant, trop souvent happées par des démarches de transmission « bancaire » des savoirs, celles-ci en oublient la dimension anthropologique de l’apprentissage en se limitant, sous la pression institutionnelle, à des approches essentiellement technicistes de mise en œuvre de méthodes et de procédures.

Or l’avancée émancipatrice imposée par la loi exige non pas de « faire l’activité » mais bien de comprendre qu’en la menant en pleine intelligence de nouvelles perspectives de savoirs et de pouvoirs accessibles aux milieux  sociaux-culturels les plus éloignés de l’école sont susceptibles d’être approchées. Pour cela, la pensée, spécificité fondamentalement humaine, doit être mobilisée. Comment le faire ? Voilà une question incontournable à laquelle la formation des enseignants doit également apporter des réponses : travailler des situations d’apprentissages globales en évitant d’emblée des consignes technicistes, mettre en jeu des interactions langagières tâtonnantes, permettre la prise de recul réflexif sur les constructions en cours en interrogeant, sans contrainte autre qu’épistémologique et culturelle, les normes indispensables à la réussite des tâches engagées et, enfin, garantir une structuration coopérative des savoirs, sont des invariants structurant de l’édification de cette pensée. Invariants qui permettent d’envisager les différenciations pédagogiques nécessaires dont le concept du « tous capable » impose qu’elles visent la réussite de tous et non la seule prise en compte de différences essentialisées dont se suffit le principe de « l’égalité des chances ».

“ Au terme de la loi de la refondation de l’école, c’est donc bien une révolution pédagogique que nous impose l’article L111-1 du code de l’éducation. ”

Au terme de la loi de la refondation de l’école, c’est donc bien une révolution pédagogique que nous impose l’article L111-1 du code de l’éducation. La formation professionnelle des enseignants doit y contribuer pleinement, le nouveau socle commun de connaissances, de compétences et de culture également.

Yves Peuziat-Beaumont
IA-IPR,
Membre du bureau national
du syndicat des inspecteurs d’académie (SIA)

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