Emmanuel Degritot,  Numéro 19,  Quelle éducation prioritaire ?

Cité éducative : Un dispositif « novateur » au service des enfants et de la jeunesse ?

Issue du rapport Borloo[1]« Vivre ensemble, vivre en grand pour une réconciliation nationale » 2018, la « cité éducative » a pour objectif de regrouper, à partir du collège et des écoles, tous les lieux et tous les acteurs prêts à soutenir, ensemble, l’éducation des enfants. En septembre 2020, quatre-vingt territoires ont reçu ce label « Cité éducative ». Près de cent cinquante dossiers avaient été déposés préalablement pour intensifier les prises en charges éducatives des enfants à partir de trois ans et des jeunes jusqu’à vingt-cinq ans, avant, pendant, autour et après le cadre scolaire. C’est donc un vaste programme interministériel qui est affiché et qui montre, sur le papier, une volonté de répondre à de réelles préoccupations, à un enjeu de société fondamental : celui du vivre ensemble, celui de la lutte contre les inégalités sociales et scolaires.

On ne pourrait qu’y souscrire d’autant qu’un tel dispositif est accompagné d’un important financement qui ne peut laisser indifférentes les collectivités. Comment pourrait-il d’ailleurs en être autrement quand ces communes doivent répondre aux nombreux besoins de leurs habitants tout en subissant les baisses successives de leurs dotations globales de fonctionnement et les disparitions de plusieurs services publics sur leur territoire ?

Un budget de cent millions d’euros sur trois ans est octroyé pour mettre en œuvre le projet de Cité éducative, soit plus d’un million par Cité éducative. Ce n’est pas rien ! Cela peut permettre de réaliser, sans aucun doute, des projets porteurs d’avenir pour les populations de ces quartiers. Ces projets, qui rassemblent de nombreux acteurs (Réseaux d’Education Prioritaires, élus, associations, services sociaux et culturels…), nécessitent du temps pour leur élaboration et une réelle concertation pour qu’ils soient partagés par tous.

Un énième dispositif pour quelles ambitions ?

Mais un bel affichage ne suffit pas ! Ces cités éducatives, dont le gouvernement et particulièrement le ministre de l’Education Nationale attendent beaucoup, interpellent tant sur la forme que sur leurs finalités car les objectifs avancés ne montrent pas l’ambition de renforcer le droit commun défaillant. On se situe toujours dans des dispositifs interministériels qui s’inscrivent dans le cadre contraint de la baisse de la dépense publique. Les personnels des trois collèges de Grigny, cité pilote qui a servi de modèle au dispositif national, ont fait grève en février 2019 car, malgré le nombre d’élèves en augmentation, leurs dotations horaires diminuaient à la rentrée de septembre 2020. En Seine-Saint-Denis, la protection de l’enfance est littéralement sinistrée, « la grande alliance des acteurs éducatifs » brandie haut et fort comme le socle de la cité éducative est évidemment interrogée dans un contexte aussi dégradé. Aujourd’hui, il n‘est plus question de scolariser davantage les enfants de moins de 3 ans pour améliorer notamment leur développement langagier comme le préconisait le rapport Borloo ; l’objectif est d’ouvrir des crèches. Les besoins ne peuvent évidemment s’opposer !

“ On se situe toujours dans des dispositifs interministériels qui s’inscrivent dans le cadre contraint de la baisse de la dépense publique. ”

Aussi, ce « concept » de cité éducative interroge car il ne met pas en avant une vraie politique publique détachée de l’idéologie libérale selon laquelle l’intérêt du « marché » prime sur celui du Service Public. Des associations en partenariat avec des entreprises privées s’engouffrent, dès à présent, dans la porte laissée entrouverte par le dispositif. Elles se voient apposer un label « cité éducative » qui leur donne une « légitimité » pour remplir des missions de service public telles que l’orientation des jeunes, principalement les plus fragiles. Dans le même temps, les politiques budgétaires conduites depuis de nombreuses années ont détruit les Centres d’Informations et d’Orientations et supprimé de nombreux postes de Co-psy. Ces associations, avec l’aval du ministère de l’Education Nationale, se substituent, de fait, au service public ; elles interviennent auprès des collégiens pour anticiper leur passage en seconde, auprès des lycéens pour anticiper Parcoursup puis pour l’inscription sur Parcoursup… Externaliser ce qui relève des missions premières de notre système éducatif marque une nouvelle étape vers une marchandisation de l’Ecole.

Porter des services publics localisés au plus près des besoins essentiels des populations doit se traduire par une politique ambitieuse et lisible, en capacité de cibler les enjeux. On peut donc s’interroger sur la dimension « usine à gaz » de la Cité éducative. Ses périmètres ouvrent un vaste ensemble de programmes et d’actions couvrant un large champ de l’action publique. De ce fait, les objectifs sont multiples mais aussi diffus.

Certaines cités éducatives sont d’ailleurs à cheval sur plusieurs communes et englobent de fait plusieurs réseaux d’éducation prioritaire, ce qui est loin de faciliter des dynamiques d’ensemble. Mettre en cohérence les actions des différents acteurs qui interviennent sur un territoire a bien entendu du sens. La coéducation n’est pas ici à remettre en cause. Bien au contraire, elle garde toute sa pertinence à condition que le cadre dans lequel elle s’exerce garantisse une lisibilité et une efficacité des actions proposées. Mais la cohérence n’est pas la confusion. Avec la Cité éducative, on se retrouve bien avec un énième dispositif de la Politique de la Ville qui vient s’empiler sur d’autres existants, dispositif qui reste limité, faut-il le rappeler, à seulement quatre-vingt quartiers.

Répondre aux réels besoins des populations des quartiers populaires ?

Quid alors de tous les autres qui nécessitent tout autant une attention particulière des pouvoirs publics ?

C’est en cela que les Cités éducatives peuvent accroitre les inégalités territoriales car elles portent une forme de mise en concurrence des territoires. Seuls les « meilleurs » projets ont été retenus par l’Etat. Une hiérarchie s’instaure donc entre ces quartiers par le niveau des aides apportées en le liant, non pas à une situation sociale et économique de ses habitants, mais à celle du bien-fondé de tel ou tel projet, de son caractère « innovant ». Les dispositifs de la Politique de la Ville, comme l’est la Cité éducative, sont utiles pour favoriser le développement économique, améliorer l’habitat, promouvoir l’accès à l’éducation, à la culture, aux soins, aux équipements publics… Mais ils doivent croiser deux exigences : répondre aux particularités des territoires et garantir une équité de traitement. Les effets concrets des politiques menées depuis près de quarante ans ont montré certaines limites. La situation des mille cinq cents « quartiers prioritaires de la politique de la ville » dont font partie ceux des cités éducatives concentrent des difficultés sociales et économiques qui ne font que s’accroitre. Plus de 42% des habitants vivent aujourd’hui sous le seuil de pauvreté (contre un peu plus de 14% au niveau national), les bénéficiaires du Revenu de Solidarité Active y sont deux fois plus nombreux. Le taux de chômage y est plus important, soit un quart de la population en moyenne dans ces quartiers. Il y a un enjeu de société fondamental pour ne pas délaisser les plus de cinq millions d’habitants mais bien leur apporter de véritables perspectives d’avenir. Des élus s’y emploient chaque jour en menant des politiques locales porteuses de progrès social mais celles-ci ne peuvent compenser les effets néfastes des politiques néolibérales, vecteurs de toutes les formes d’exclusions.

Alors quelle serait la plus-value d’une cité éducative dans un contexte aussi dégradé au regard des actions politiques locales déjà menées dans ces quartiers ? La crise sanitaire du Covid-19 a révélé, s’il en était besoin, combien les inégalités sociales étaient prégnantes, combien les classes sociales étaient encore bien réelles. Les fractures de notre société sont bel et bien là. Inégalités scolaires et fracture numérique ont eu pour conséquence de laisser de côté bon nombre d’élèves, malgré un investissement sans faille de tous les enseignants pour maintenir le lien et le suivi. La Cité éducative pourrait-elle être alors le lieu de toutes les remédiations ?

On se doit de créer du lien social à l’intérieur des quartiers, on peut réfléchir à des actions cohérentes et partagées envers les habitants, les familles, les enfants, les élèves mais une vigilance s’impose pour que « tout ne soit pas dans tout » car, au final, on ne cible pas réellement les problèmes, on ne répond pas aux besoins des populations sur le long terme : emplois, logements, transports… On acte aussi, comme inéluctable, une impossibilité à construire une vraie mixité sociale. On injecte certes de l’argent mais la tentation est grande, faute de pouvoir agir sur certains leviers, de rester sur des opérations vitrines sans effet réel sur la vie des citoyens ou pour ce qui concerne l’Ecole, sur les apprentissages des élèves.

Un danger de territorialisation du système éducatif ?

L’Ecole, via les réseaux d’Education Prioritaire, est au cœur du dispositif Cité éducative. Ces réseaux s’inscrivent d’ores et déjà, et depuis longtemps, dans des dynamiques de partenariat avec les différents services des collectivités et les associations à travers des programmes de réussites éducatives. L’enjeu pour l’Ecole reste bien la réussite de tous les élèves en leur permettant d’accéder à tous les apprentissages quel que soit le territoire. L’Ecole doit donc rester sur ses missions premières et ne pas être noyée dans une déclinaison d’actions multiples, parfois juxtaposées artificiellement, au sein des différentes structures concernant l’enfance (école, collège, crèche, périscolaire, PMI, bibliothèques, etc…). Parce que les enfants de ces quartiers ont besoin de « mieux et plus d’école », il ne peut y avoir ni confusion ni dilution des missions des uns et des autres ; il ne peut exister, en aucun cas, un abaissement des exigences en termes d’apprentissages.

“ Les Cités éducatives ouvrent ainsi la porte à des expérimentations différenciées et délocalisées, laissées entre autre à l’appréciation des préfets, des autorités académiques ou encore des élus, tout cela soumis aux aléas des alternances politiques. ”

L’Éducation Prioritaire, puisque c’est aussi d’elle dont il s’agit à travers la Cité éducative, a souvent servi de laboratoire d’expérimentations. La loi « Pour une école de la confiance » de Jean-Michel Blanquer élargit de nouvelles possibilités de dérèglementation. La « gouvernance » des cités éducatives reste encore très floue et très variable d’un territoire à l’autre : Préfecture ? Éducation Nationale ? Commune ? Communauté de Communes ? … Dans le contexte actuel du nouveau management public, cette nouvelle gouvernance peut renforcer des formes de pilotages essentiellement hiérarchiques et technocratiques, en s’appuyant sur l’évaluation et la performance. Elle peut aussi déposséder les équipes enseignantes de leurs compétences et de leurs expertises pour identifier les difficultés de leurs élèves et les indispensables remédiations. C’est bien à elles que doit revenir le choix des stratégies d’apprentissages à mettre en œuvre et des formations qui répondent aux besoins. Or, le projet de la Cité éducative s’imposera-t-il à tous, le projet de l’établissement scolaire devra-t-il en être une déclinaison ? Cette question n’est pas anodine car elle dessine les limites d’un dispositif qui aurait vocation à tout englober et qui pourrait restreindre les domaines d’interventions des uns et des autres.

Ces Cités éducatives ne vont vraisemblablement pas apporter un réel plus à l’Ecole qui n’existe déjà dans le cadre des REP+ sauf à vouloir les remplacer à terme. Mais elles peuvent être le cheval de Troie du retour des établissements publics des savoirs fondamentaux (EPSF) regroupant écoles et collège sous l’autorité du principal du collège sous des formes très diverses. Les Cités éducatives ouvrent ainsi la porte à des expérimentations différenciées et délocalisées, laissées entre autre à l’appréciation des préfets, des autorités académiques ou encore des élus, tout cela soumis aux aléas des alternances politiques. Ainsi ce dispositif s’inscrit dans une politique gouvernementale qui vise plus la territorialisation de l’école que la réduction des inégalités. D’ailleurs, le Président de la République a, lui-même, prôné un changement de méthode : non plus « une » politique de la ville mais « des » politiques globales qui se déclinent dans les différents territoires. Ce nouveau paradigme est repris par le ministre de l’Education Nationale dans de nombreux domaines et trouve ici une concrétisation dans le dispositif Cité éducative.

“ C’est donc bien toute la politique de l’Education Prioritaire et son cadre national qui risque d’exploser à terme au profit d’une territorialisation d’une partie de notre système éducatif. ”

Au final, cela fait porter de vives inquiétudes sur l’avenir de l’Education Prioritaire. La Cité éducative avec ce qu’elle induit comme nouveaux moyens, le REP+ avec ses spécificités et le REP sont trois niveaux qui installent un système à plusieurs vitesses dans l’Education Prioritaire. La carte de l’Education Prioritaire devrait être redéfinie pour la rentrée de 2021. Le rapport Mathiot-Azéma en a dessiné des contours qui actent, sans ambiguïté, une territorialisation des politiques éducatives en sortant certains établissements scolaires du cadre national de l’Education Prioritaire avec, à la clé, une possible délabélisation. Cette politique éducative serait alors « différenciée, progressive et actualisable » et non plus « binaire ». C’est le concept même de Cité éducative. C’est donc bien toute la politique de l’Education Prioritaire et son cadre national qui risque d’exploser à terme au profit d’une territorialisation d’une partie de notre système éducatif.

Une fois de plus, la question qui nous est posée n’est pas celle de ce qui est hors l’Ecole mais bien de ce que l’Ecole peut apporter aux élèves de ces quartiers populaires et comment elle peut être un fabuleux levier d’émancipation en leur permettant d’accéder à tous les apprentissages. Bien entendu, l’Ecole ne peut pas tout. Chacun a sa place, dans ses missions de services publics, est un acteur pour contribuer à la formation de futurs citoyens éclairés. Pour ce faire, la multiplication des dispositifs n’apparait pas être la meilleure voie pour relever les défis de demain, particulièrement celui de la réussite de tous les élèves. Il est urgent, avant tout, de mener une autre politique qui rompt avec la doxa libérale pour renforcer les communs, notamment l’accès de toutes et tous à un service public de qualité pour contribuer à améliorer le bien-être des populations et réduire fortement toutes les inégalités.

Emmanuel Degritot
Syndicaliste