Abécédaire critique de la “novlangue” dans le champ éducatif,  Adrien Martinez,  Numéro 20

Bonnes pratiques

Jean-Michel Blanquer. L’école de demain (2016). Il s’agit de “diffuser les techniques pédagogiques qui ont fait leurs preuves inspirées directement de la recherche et fondées sur les meilleures expériences internationales”, et plus loin de mutualiser les “bonnes pratiques”.

Ministère de l’Éducation Nationale. Dossier de presse de rentrée 2017 : “Le ministère va mettre en place les outils permettant le partage des bonnes pratiques et faciliter les échanges entre professeurs, cadres de l’éducation nationale et chercheurs.”

Pour enseigner la lecture et l’écriture au CP – un guide fondé sur l’état de la recherche (2018) : “Ce type d’études participe à la mise en œuvre de pratiques « raisonnées », c’est-à-dire fondées sur des preuves (evidence-based practices).”

La récurrence de l’usage des termes de “bonnes pratiques”, ou leurs synonymes, la plupart du temps associés à l’idée de “preuve”, a pour fonction le masquage de trois espaces de conflits éducatifs majeurs.

Le premier tient à la définition même du travail enseignant. Qui est légitime à définir « les critères du travail bien fait »[1]Clot Y. Le travail à cœur. La Découverte. 2010 ? Pour le ministère, ce sont des groupes d’experts connivents avec ses orientations. C’est le règne du travail prescrit contre le travail réel. Nous assistons à une volonté de prolétariser les métiers de l’enseignement, comme le vivent aujourd’hui d’autres métiers dits intellectuels, après les métiers dits manuels au début du 20e siècle : routinisation, standardisation, expropriation de la part cognitive des tâches vers des groupes d’experts qui la recodifient en process de travail, concentrant ainsi le véritable travail intellectuel, d’élaboration entre quelques mains[2]Crawford, Matthew B. Éloge du carburateur. La Découverte. 2009. Or c’est dans ce que le travail prescrit ne prévoit pas que se situe la liberté de l’agent-e, que se situe le travail réel. En multipliant le prescrit, on tue le travail, l’inventivité au travail, et donc l’accomplissement au travail.

Le deuxième voit l’affrontement entre les différents champs de savoirs qui ont quelque chose à dire de l’école[3]Éducation et didactique. Pratiques fondées sur la preuve, preuves fondées sur la pratique ? 2017/2, 2011. Ces « bonnes pratiques qui ont fait leur [evidence-based] preuve » tranchent dans ces savoirs, évinçant les savoirs professionnels mais aussi ceux, issus du monde savant, qui ne répondraient pas aux critères de validation scientifique issus des seules sciences expérimentales, invalidant de ce fait d’autres modes de faire science. Et pourtant, déplacés dans l’espace écologique que constitue la classe, ces bonnes pratiques fondées sur la preuve font souvent la preuve de peu de choses.

En tout cas, elles ne font pas la preuve de leur efficacité à démocratiser l’école ou à permettre l’émancipation des élèves. Et ici réside le troisième espace de conflit masqué. Ne pas énoncer de quoi ces “bonnes pratiques” ont fait la preuve, c’est refuser d’admettre qu’il y a un débat fondamental sur les finalités de notre système scolaire. Adaptation et renforcement du régime général des inégalités et des dominations vs démocratisation et émancipation.

Parler de masquage n’induit pas la disparition de ces conflits. Au contraire. Ils existent, et il y a une guerre, intellectuelle et professionnelle, à y mener, sur le terrain de l’agir enseignant. Récuser les termes de “ bonnes pratiques” n’a pas pour conséquence de dire que toutes les pratiques se valent. Mais leurs critères de validation se trouvent dans l’agencement que constitue une classe, à l’aune d’une vision émancipatrice de l’école. Elle implique une ré-intellectualisation pratique aux mains des agent-es des métiers enseignants.

Adrien Martinez
Enseignant et syndicaliste

Ressource

Clot, Y., Le travail à cœur, La Découverte, 2010.

Notes[+]