Enjeux de l'école inclusive,  Numéro 18,  Valérie Barry

Avancées et difficultés de l’école inclusive, pistes de réflexion et perspectives de formation

Une école de la diversité

S’agissant de l’éducation pour tous, la loi du 11 février 2005 « pour l’égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées » n’a pas établi en France l’obligation éducative en faveur des élèves handicapés. En effet, cette obligation avait déjà été posée par la loi d’orientation du 30 juin 1975, laquelle avait institué le principe du droit à l’intégration scolaire et au maintien des élèves à besoins spécifiques dans un cadre ordinaire de travail et de vie, à chaque fois qu’étaient réunis les facteurs personnels et environnementaux nécessaires à cette intégration. Ce qui rend la loi de 2005 paradigmatique, c’est que le droit à la scolarisation en milieu ordinaire est devenu inconditionnel, le législateur ayant transformé une obligation éducative en une obligation scolaire. De plus, depuis la loi du 8 juillet 2013 pour la refondation de l’école de la République et le référentiel de compétences du professeur qui lui est associé, l’école, dans sa définition, « veille à l’inclusion scolaire de tous les enfants, sans aucune distinction », « offre les mêmes chances à tous » et prend « en compte la diversité des élèves ». Plus largement, comme le rappelle Gardou, une société inclusive relève d’un investissement global, qui n’est pas de l’ordre d’une nécessité liée au seul handicap (2013, p. 14). Aussi, l’école française désormais définie comme inclusive est une école qui doit se réorganiser autour de chacun de ses élèves, en prenant tout autant en considération des besoins d’apprentissage (intellectuels ou sociaux) singuliers et des besoins d’apprentissage partagés.

“ Ce qui rend la loi de 2005 paradigmatique, c’est que le droit à la scolarisation en milieu ordinaire est devenu inconditionnel, le législateur ayant transformé une obligation éducative en une obligation scolaire. ”

Le principe inclusif n’est pas seulement paradigmatique parce qu’il pose une unité de lieu pour l’éducation de tous les jeunes. Il définit pour chaque élève dit « ordinaire » ou « extra-ordinaire » un accès aux interactions groupales et à l’apprentissage, c’est-à-dire qu’il impacte le travail de chaque professeur dans ce qui fonde son action  :  son rôle de socialisation et de transmission de savoirs. Comme l’indique le rapport de Caraglio et Delaubier remis en 2012 au ministre de l’Éducation nationale, l’accessibilité scolaire inconditionnelle des élèves pose un changement profond « dont on n’a sans doute pas mesuré toutes les conséquences ». Ce changement correspond au passage du droit à la scolarisation de chacun au droit à la scolarité de chacun, c’est-à-dire que l’enjeu pédagogique repose désormais sur le fait que l’attitude et les gestes professionnels des enseignants aident chaque élève à construire son parcours de vie et de formation. Autrement dit, le principe d’une éducation inclusive est en réalité le principe d’une éducation « tout court », qui est profitable à tous et fait vivre à chacun « une véritable existence scolaire » (Chossy, 2011, p. 31).

Au regard du bouleversement qu’elle inscrit dans les actes professionnels des professeurs, une définition inclusive de la responsabilité pédagogique est censée se démarquer  : 

  • d’une conception caritative de l’élève (qu’on aiderait uniquement « par empathie ») ;
  • d’une conception médicale de celui-ci (en cas de trouble supposé ou avéré).

Mais qu’en est-il dans la réalité ? Lorsqu’il se trouve face à un groupe diversifié d’apprenants, tout enseignant est porteur d’un certain bagage représentationnel au sujet de ses élèves (et des élèves en général), bagage dont il ne se départit pas à l’entrée de la classe. Son vécu (ou absence de vécu) personnel par rapport aux obstacles de l’enseignement influence l’intérêt qu’il porte à certains élèves et son acceptation de ceux-ci, acceptation qui risque alors d’être conditionnée à la situation d’enseignement/apprentissage et non d’être référée à un principe d’éducabilité universelle. Aussi, on peut se demander ce qui peut engager un professeur dans une pédagogie qui soit concrètement tout aussi inclusive que l’école dans laquelle cette pédagogie s’inscrit.

Redéfinir l’agir professionnel

Comme l’avènement de l’école inclusive est récent en France, l’enjeu de participation et de réussite scolaire de tous les élèves s’accompagne d’un enjeu national de formation. À ce sujet, en 2008, la 48e conférence internationale sur l’éducation de l’Unesco, qui a eu pour thématique l’école inclusive, s’est construite autour du défi d’une éducation et d’une formation prenant en considération les élèves dans toutes leurs ressemblances et différences. L’une des recommandations issues des débats a été de « renforcer le rôle stratégique de l’enseignement supérieur dans la formation initiale et continue des enseignants ». L’hypothèse à la base de cette nécessité, que l’on retrouve à la fois dans le compte-rendu de l’Unesco et dans le rapport Chossy (2011), est que la construction d’une pratique pédagogique inclusive est facilitée par une adhésion inconditionnelle au principe de l’accueil à l’école ordinaire de toutes les formes de diversités, et que cette adhésion est elle-même facilitée par le fait de vivre cet accueil comme un évènement ordinaire, normé. En d’autres termes, suivant cette hypothèse, un professeur qui n’aura connu que l’école inclusive comme modalité de formation et d’expérience professionnelle initiale sera dans des dispositions plutôt favorables à la transformation de l’inscription administrative de chaque élève à l’école ordinaire en inscription sociale et intellectuelle (active et effective).

“ […] par sa présence en classe et par la responsabilité pédagogique dont il fait l’objet, un élève peut faire vivre à un enseignant une situation de « handicap professionnel » ”

Ceci étant dit, ces dispositions favorables sont, certes, utiles à la dynamique inclusive, mais elles ne suffisent pas à son aboutissement. On peut effectivement penser que si l’inclusion est vécue par le professeur comme une norme intégrée et non seulement une norme prescrite par l’institution éducative, son processus en est simplifié. Mais le fait est qu’un élève qui représente une forme d’altérité très marquée (par son comportement, son langage, son attention, son appréhension du monde, etc.) peut susciter des manifestations (souvent inconscientes et réciproques) de rejet ou de repli sur soi en raison de l’incapacité de l’adulte à décoder des obstacles persistants et/ou à dépasser des différences apparentes. En d’autres termes, par sa présence en classe et par la responsabilité pédagogique dont il fait l’objet, un élève peut faire vivre à un enseignant une situation de « handicap professionnel » (Barry, Palmier, 2011, p. 13), c’est-à-dire le ressenti, vécu par le professeur, d’une limitation de son activité pédagogique et d’un désavantage dû à une altération des possibilités d’exercer pleinement sa profession. À ce sujet, Hervé Benoit relève l’existence d’un risque de « distorsion et détournement » des dispositifs inclusifs (2013, p. 52). Selon ce chercheur, ce risque insidieux se construit avec la volonté des professionnels de l’éducation de proposer le meilleur contexte d’apprentissage possible aux élèves présentant des besoins marqués, tout en prenant en compte l’intégralité du groupe-classe. Il en résulte parfois des médiations ciblées qui isolent certains élèves, les vulnérabilisent et contribuent au processus de production d’une « exclusion interne ». Benoit situe la source de cette contradiction (entre volonté inclusive et réalité de l’inclusion) dans l’ensemble des fondements notionnels et éthiques qui se sont construits durant la formation et plus largement de par le vécu du professionnel, et qui orienteraient à son insu sa pratique vers certains choix, voire certains déterminismes. Plus précisément, dans le cadre d’une action pédagogique qui se construit au jour le jour, souvent dans l’urgence et sans pause réflexive, la pratique aurait tendance à surdéterminer le pilotage global de la classe et à davantage catégoriser les actions pédagogiques en fonction des obstacles immédiatement visibles que des besoins d’apprentissage à élucider à partir de ces obstacles.

“ Aussi, en classe, la question des représentations sociales au sujet des élèves et de ce qu’est pour le professeur la norme scolaire s’associe étroitement à celle de la capacité à agir. ”

Aussi, en classe, la question des représentations sociales au sujet des élèves et de ce qu’est pour le professeur la norme scolaire s’associe étroitement à celle de la capacité à agir. Pour infléchir le risque de médiations pédagogiques non lisibles d’elles-mêmes et susceptibles de produire des effets contraires à ce qui les fonde, il est utile de cerner ce qui serait susceptible d’aider un professionnel de l’éducation à s’intégrer dans l’écologie de sa propre action et à réguler sa démarche en fonction de ses prises de conscience et du contexte.

Une motivation professionnelle à la jonction de l’expérience et du devenir

En réalisant une recherche auprès de vingt-six jeunes professeurs des écoles aux prises avec leur première année d’exercice professionnel, j’ai pu constater qu’il existait chez eux différentes préoccupations qui motivaient leur inclination pour l’aide aux élèves.

– Chez (environ) deux tiers de ces professeurs, cette préoccupation était à la fois tournée vers le passé et vers le futur. En d’autres termes, ils avaient personnellement subi une situation handicapante dans un cadre scolaire, ou avaient vécu, de par leur expérience familiale ou préprofessionnelle, une (ou plusieurs) rencontre(s) paradigmatiques avec une (des) personne(s) qui les avaient interpellés, touchés, par l’expression de ses (leurs) besoins et qui avai(en)t suscité chez eux un sentiment d’impuissance, d’injustice, et, in fine, le désir d’investir une relation d’aide. Ces évènements avaient amené ces professeurs débutants à se questionner sur leurs capacités à exercer leur métier dans une école qui accueille désormais une grande diversité d’élèves. La posture professionnelle constructive qu’ils avaient décidé d’investir opérait alors la rencontre entre un vécu significatif et une préoccupation professionnelle tournée autour du droit à la scolarisation des élèves et du devoir du professeur de répondre pertinemment à ce droit. Quelque chose de l’ordre de la réparation (de soi, d’autrui) s’articulait à l’investissement personnel (dans une approche qui, cependant, pour deux d’entre eux, était à la fois caritative et curative et n’était pas mise en relation avec un enjeu professionnel).

– Chez (environ) un tiers des sujets étudiés, le propos était résolument tourné vers le devenir professionnel. La motivation à agir au mieux dans le cadre d’une école inclusive était sous-tendue par la projection vers une situation d’enseignement auprès d’élèves qui représentaient une énigme pédagogique, et qui étaient susceptibles d’appartenir aux futures classes dans lesquelles les personnes allaient enseigner. Contrairement aux précédents professeurs, qui étaient mus par une attitude empathique, ceux-ci avaient une approche plus pragmatique et plus distanciée des élèves  :  le moteur principal de leur réflexion n’était pas l’aide que l’on peut apporter à autrui mais la volonté d’être un professionnel compétent, dont les modalités d’enseignement s’adaptent à différents contextes.

“ [… ] l s’agit d’aider chacun à identifier ce qui assoit en lui une volonté de contribuer à l’avènement de l’école inclusive par la construction d’un agir pédagogique adapté. ”

Aussi, pour accompagner des professeurs dans leur exercice professionnel et susciter chez eux une motivation à enseigner dans une école de la diversité, c’est-à-dire dans une école de la complexité, il semble important que les actions de formation initiale et continue opèrent une rencontre entre les professionnels de l’éducation et des situations d’élèves qui donnent lieu à des expériences paradigmatiques, en ce sens qu’elles seraient génératrices de nouvelles représentations personnelles et de nouveaux schémas de pensée au sujet des élèves, et en particulier de ceux présentant des besoins d’apprentissage marqués. Que cela prenne la forme de stages d’observation, d’études de cas, d’utilisation de supports vidéo ou autres, il s’agit d’aider chacun à identifier ce qui assoit en lui une volonté de contribuer à l’avènement de l’école inclusive par la construction d’un agir pédagogique adapté. Aussi, l’accompagnement des professionnels dans la construction d’une pédagogie inclusive gagnerait à s’appuyer sur l’identification progressive des éléments fondateurs et organisateurs d’une posture pédagogique personnelle et la promotion d’un dialogue réflexif de soi à soi (non culpabilisant et non démobilisant) face aux obstacles pédagogiques rencontrés.

Valérie Barry
MCF en sciences de l’éducation, INSPE de l’UPEC

Bibliographie

Barry, V. & Palmier, A. (2011). Troubles cognitifs et médiations d’apprentissage. Luca ou la reconquête de la pensée. Paris, L’Harmattan.

Benoit, H. (2013). Distorsion et détournement des dispositifs inclusifs  :  des obstacles à la transition vers de nouvelles pratiques ? La Nouvelle Revue de l’Adaptation et de la Scolarisation, n° 61, mars 2013, p. 49-63.

Caraglio, M. & Delaubier, J.-P. (2012). La mise en œuvre de la loi du 11 février 2005 dans l’Éducation nationale ». Rapport remis à monsieur le ministre de l’Éducation nationale, Inspection générale de L’éducation nationale (IGEN), note n° 2012-100, juillet 2012.

Chossy, J.-F. (2011). Évolution des mentalités et changement du regard de la société sur les personnes handicapées. Passer de la prise en charge… à la prise en compte. Rapport du Parlement remis à Monsieur le premier Ministre, novembre 2011.

Gardou, C. (2013). « Entretien. Il n’y a pas de vie minuscule à l’école ». La Nouvelle Revue de l’Adaptation et de la Scolarisation, n° 61, p. 13-22.