Éric Nicollet,  Numéro 17,  Politique néolibérale et rhétorique de la réforme

Asservir l’enseignement professionnel aux besoins de l’économie

La transformation de la voie professionnelle scolaire et la loi « pour la liberté de choisir son avenir professionnel » réformant l’apprentissage, sont deux réformes simultanées et complémentaires au service d’une même logique : le transfert aux entreprises du pilotage de la formation professionnelle.

La loi du 5/09/2018 « pour la liberté de choisir son avenir professionnel », introduit deux changements majeurs. Tout d’abord, en plaçant l’apprentissage au centre de toutes les stratégies de développement des formations, la définition des politiques de formation professionnelle passe du ministère de l’éducation nationale à celui du travail. Des pans entiers du code de l’éducation ont été abrogés par cette loi, qui supprime même le service d’inspection de l’apprentissage avec toutes les prérogatives qu’il pouvait avoir en termes de contrôle des conditions de travail et de formation des apprentis. Il est remplacé par une simple mission de contrôle pédagogique. Les inspecteurs de l’éducation nationale qui étaient jusqu’alors commissionnés par le préfet après avoir prêté serment devant un juge, perdent ainsi l’autorité qu’ils pouvaient exercer sur les CFA et sur les entreprises qui accueillent des apprentis.

Par ailleurs, le pilotage de l’apprentissage et de la carte des formations qui en découle passe des régions, c’est-à-dire d’une assemblée élue qui a une vision plurielle en matière de développement économique de son territoire, aux branches professionnelles dont le seul objectif est de satisfaire à leurs besoins de main d’œuvre immédiats.

La durée minimale de la formation en centre passe de 400 à 150 heures ! De plus, cette formation peut être suivie intégralement à distance, ou en formation en situation de travail. Dans ce dernier cas, un employeur peut dire qu’il forme lui-même son apprenti à des compétences habituellement travaillées en centre de formation, et le conserver ainsi à cent pour cent à son service. Les contrats peuvent être signés au fil de l’eau et pour une durée qui peut être réduite à six mois. Les modalités de rupture de contrat sont également simplifiées et le passage par le tribunal prud’homal n’est plus obligatoire. Une véritable aubaine pour les secteurs dont l’activité est saisonnière…

“ C’est une véritable libéralisation des ouvertures de formation qui ne seront désormais plus soumises à aucun contrôle de l’État. ”

Tout organisme de formation peut donc maintenant ouvrir une formation par apprentissage et en solliciter le financement par un OPCO (organisme financeur regroupant les branches professionnelles) sans avis préalable régional ou académique. C’est une véritable libéralisation des ouvertures de formation qui ne seront désormais plus soumises à aucun contrôle de l’État. Les grands groupes l’ont bien compris, et il n’aura fallu que quelques semaines à Schneider, Michelin, Nicollin, et bien d’autres, pour ouvrir leurs CFA « maison ». Le site du ministère du travail propose même un kit clé en main destiné aux entreprises : « ouvrir votre propre CFA » !

Les circuits financiers sont également modifiés et la contribution des entreprises maintenant collectée par l’URSAFF sera redistribuée par « France-compétences », une agence de droit privé créée pour l’occasion. France compétences devient donc l’unique instance de gouvernance nationale de la formation professionnelle et de l’apprentissage. Elle occupe un rôle clé dans l’offre de formation en lien avec les branches. C’est elle qui administre désormais le répertoire national des certifications professionnelles après la disparition de la CNCP, instance interministérielle interprofessionnelle et interinstitutionnelle qui avait été créée par la loi de modernisation sociale de 2002. Les premières commissions se sont réunies, avec un taux de rejet des demandes à 85% ! Une catastrophe pour de nombreux organismes indépendants qui proposent souvent une offre de formation au plus près des besoins des territoires.

“ Toutes ces mesures sont l’avènement de vieilles revendications des entreprises, fondées sur une vision purement utilitariste de la formation, et sur une logique d’adéquation supposée entre formation et emploi. ”

Du point de vue du financement, la nouvelle répartition de la taxe d’apprentissage fait passer de 23% à 13% la part attribuée aux collèges (proposant des SEGPA ou 3ème prépa métiers), aux lycées professionnels et technologiques et aux universités. En masse, c’est une diminution considérable de la contribution des entreprises à la modernisation de l’appareil public de formation professionnelle initiale. En donnant la possibilité aux entreprises de verser des « dépenses libératoires » aux centres de formation de leur choix, c’est à une véritable concurrence et une course au contrat auxquelles vont se livrer les établissements, avec toutes les conséquences que l’on peut imaginer en termes d’inégalités territoriales.

Toutes ces mesures sont l’avènement de vieilles revendications des entreprises, fondées sur une vision purement utilitariste de la formation, et sur une logique d’adéquation supposée entre formation et emploi. Or on le sait, moins d’un salarié sur trois travaille aujourd’hui dans un domaine d’activité en relation directe avec la formation qu’il a suivie.

La transformation de la voie professionnelle scolaire voulue par Jean-Michel Blanquer accompagne ce mouvement :

En réduisant les heures des enseignements généraux (et en vidant les programmes de lettres notamment d’une grande partie de leur substance), elle répond à la première revendication des entreprises : A quoi bon former en français, en histoire, ou encore en langues étrangères lorsque tout ce qui les intéresse est la maitrise d’un geste professionnel ?

En introduisant progressivement les blocs de compétences pour pouvoir répondre à l’exigence de mixité de publics, la voie professionnelle scolaire abandonne également l’idée d’une formation globale, progressive, basée sur l’idée du cycle comme à tous les autres niveaux de notre appareil de formation, pour morceler et concentrer les contenus sur des périodes précises. Ainsi, on peut entrer à tout moment en formation pour y prendre « ce dont on a besoin », mais aussi en sortir à tout moment, avec juste ce qui est nécessaire pour occuper un emploi. C’est la satisfaction de la deuxième revendication, faire correspondre au plus près la formation avec le besoin de main d’œuvre. Oui mais après ? Que se passera-t-il quand les besoins de l’entreprise vont changer ? Comment un jeune qui aura suivi une formation dénuée des outils méthodologiques pourra-t-il rebondir, compléter sa formation, se réorienter ?

On le voit bien, ces choix politiques sont clairement asservis aux souhaits des entreprises. Ils sont le signe de l’abandon d’une triple ambition portée depuis de nombreuses années par le lycée professionnel. L’ambition de former des professionnels aux compétences larges, capables de s’adapter à des situations nouvelles et aux évolutions de leurs métiers. L’ambition de former des citoyens dotés d’une base socioculturelle suffisante pour faire des choix éclairés tout au long de leur vie. L’ambition d’élever les niveaux de qualification au plus haut, d’élèves issus très majoritairement de milieux défavorisés et aux parcours scolaires souvent chaotiques.

Eric Nicollet
Inspecteur de l’Education Nationale,
Secrétaire général adjoint du SNPI-FSU