Guy Dreux,  Numéro 13,  Quelques idées communistes pour l'éducation

A propos de l’ouvrage, Socialismes et éducation au XIXe siècle

Jaurès comme point de départ

Jaurès aura été pour nous, à l’institut de recherches de la FSU, un « point de départ ». Sur une proposition initiale de Christian Laval, nous avons pu en effet composer, avec la grande historienne Madeleine Rebérioux, la première anthologie de textes de Jean Jaurès uniquement consacrés à la question de l’éducation. Institut de recherches et Société des études jaurésiennes se sont donc trouvé liés dans ce projet – poursuivi et finalisé par Gilles Candar, après le décès de Madeleine Rebérioux en février 2005.

Cette anthologie[1]De l’éducation, Jean Jaurès, éditions Seuil, collection Points. nous a permis de reprendre quelques textes connus de Jaurès – en particulier sa fameuse intervention à la Chambre des 21 et 24 janvier 1910 régulièrement éditée sous le titre « Pour la laïque  » – mais aussi et surtout d’exhumer des textes qui n’avaient pas été réédités depuis plus d’un siècle. Dans cette œuvre foisonnante, Madeleine Rebérioux parlait du « continent Jaurès  », nous nous sommes intéressés à un ensemble particulièrement significatif : les articles que Jaurès livrait tous les quinze jours à la Revue de l’Enseignement Primaire et Primaire Supérieur entre 1905 et 1914. Jaurès, qui n’était pas homme de revue, qui n’a jamais collaboré régulièrement avec aucune revue, décida, dans sa maturité politique de s’entretenir ainsi régulièrement et durablement avec les instituteurs, les éducateurs. Cette collaboration n’avait rien d’hasardeux ; elle avait un sens politique, qu’il nous fallait expliciter[2]« Penser l’éducation avec Jaurès  », Guy Dreux et Christian Laval, introduction à De l’éducation, op. cit..

“ (Pour Jaurès) ils (les instituteurs) sont les témoins privilégiés de la contradiction entre l’idée que l’école se fait de l’homme, l’ambition que l’école a pour l’homme, et l’usage qui est réellement fait de l’homme dans la société, et singulièrement dans les grandes entreprises capitalistes. ”

Dès son premier article[3]« Les instituteurs et le socialisme  », 16 octobre 1905, Revue de l’enseignement primaire et primaire supérieur, in De l’éducation, op. cit., Jaurès précise la place singulière qu’occupent les éducateurs dans la société. Selon lui, les instituteurs sont les grands témoins d’une contradiction caractéristique des sociétés capitalistes. Ils sont les témoins privilégiés de la contradiction entre l’idée que l’école se fait de l’homme, l’ambition que l’école a pour l’homme, et l’usage qui est réellement fait de l’homme dans la société, et singulièrement dans les grandes entreprises capitalistes.

L’ambition première des éducateurs est de veiller quotidiennement à élever les esprits, à développer le plus possible les capacités de leurs élèves, et ce dans tous les domaines de la pensée : Ils ont devant eux, sur les bancs de l’école, des enfants en qui s’éveillent aisément les nobles et naïves sympathies. L’instituteur les invite à se libérer de l’égoïsme et de la haine, à aimer leurs camarades, à aimer les hommes. Il les invite aussi à secouer la routine, la paresse de l’esprit et de la volonté, à penser par eux-mêmes, à agir librement, selon les règles de raison et de justice vérifiées par leur propre conscience.

Or de tout cet effort d’éducation, de toutes ces facultés ainsi formées ou éveillées, Jaurès se demande quel usage ces mêmes enfants pourront-ils faire dans la société capitaliste ? Mais de ces belles facultés de sympathie humaine, d’autonomie morale et d’initiative intellectuelle, quel emploi ces enfants, devenus hommes, en trouveront-ils dans la société capitaliste, quand ils seront appelés à remuer, outils passifs, la terre des vastes domaines dont quelque homme d’affaires dirigera seul l’exploitation, quand ils seront engloutis dans ces mines, usines et chantiers, dans toutes ces vastes entreprises industrielles dont le capital seul manœuvre les ressorts ?

Cette contradiction entre l’idée que l’on peut se faire de l’homme, à l’école ou à travers toute sorte d’œuvre de l’esprit, et l’usage qui est fait de l’homme dans la société est une contradiction essentielle, au cœur de la philosophie politique de Jaurès. Il me semble [nous dit Jaurès] qu’il y a, pour l’instituteur qui pense, un contraste poignant entre les forces d’humaine fraternité et de liberté agissante qu’il essaie d’éveiller dans les jeunes consciences, et la société de dureté, de combat, de haine, de passivité où elles seront engagées demain.

Et c’est bien pour faire face à cette « contradiction intolérable  » que Jaurès propose aux instituteurs de penser, d’étudier, d’élaborer à leur tour, le socialisme pour qu’enfin, une philosophie politique et sociale donne tout son sens à leur activité d’éducation. Jaurès en est convaincu : Les éducateurs du peuple ne feront une œuvre pleinement efficace que lorsqu’une philosophie politique et sociale réglera et animera leur effort d’éducation. Or, le socialisme, de quelque façon qu’on le juge, est tout à la fois une grande idée et un grand fait.

Socialisme et éducation au XIXe siècle. (Couverture)

A notre tour, nous avons pris très au sérieux ces propos de Jaurès pour concevoir le présent ouvrage, Socialismes et éducation au XIXème siècle[4]Socialismes et éducation au XIXe siècle dirigé par Gilles Candar, Guy Dreux et Christian Laval, éditions Le Bord de l’Eau, 2018.. Nous avons agi, nous avons tenté d’agir, comme des « instituteurs qui pensent  » selon la formule de Jaurès, pour mieux comprendre comment le socialisme, c’est-à-dire Jaurès mais bien entendu pas seulement Jaurès, avait tout au long du XIXème siècle pu concevoir les liens entre l’éducation et un projet de transformation sociale ; que ce projet se dise révolutionnaire ou réformiste.

Le long XIXème siècle

Bien entendu, rassembler ou embrasser, comme nous le faisons, des doctrines ou des propositions politiques élaborées tout au long du « long XIXème siècle  » – soit des premiers héritages de la Révolution française à la veille de la Première Guerre mondiale, et l’assassinat de Jaurès – revient à se confronter à une grande diversité de situations historiques et de propositions politiques. A l’évidence, la monarchie de Juillet est bien éloignée de la Troisième République et les saint-simoniens ne se confondent pas avec les Communards ou les militants de l’Internationale ouvrière. Fourier ne vit pas dans la même société que Gustave Hervé…

S’il est inutile d’insister sur ce point, il est essentiel de le garder en tête pour éviter en particulier de tomber – ou de retomber – dans une histoire linéaire dans laquelle chaque moment d’élaboration de la doctrine socialiste pourrait être présenté comme une étape vers la constitution d’une doctrine toujours plus scientifique de l’histoire.

C’est ce qui justifie en partie l’emploi ici du pluriel et le choix de parler des socialismes. C’est une manière de rappeler que toute pensée politique doit être minimalement contextualisée, non pour en relativiser trop systématiquement l’intérêt mais pour en restituer et respecter le sens. Pour ne prendre qu’un seul exemple, en 1850-1851, la tentative d’élaborer un système institutionnel et politique fortement décentralisé[5]Organisation communale et centrale de la République, Projet présenté à la Nation pour l’organisation de la Commune, de l’enseignement, de la Force publique, de la Justice, des Finances, de l’Etat, Charles Renouvier, Ch. Fauvety et J. Benoit, réimpression de l’édition de 1851, éditions Nîmes, C. Lacour-Editeur, 2000, préface de Raymond Huard., sous l’impulsion de Charles Renouvier, se comprend pour beaucoup par la déception des suites de 1848 et par l’intérêt renouvelé pour les formes d’organisation et de gouvernement direct, comme en témoigne l’ouvrage de Ledru-Rollin, Du gouvernement direct du Peuple, publié lui aussi en 1851.

Aussi, sur cette longue période, les mots eux-mêmes changent ou reçoivent des significations différentes. Ainsi, le vocabulaire utilisé par la première association d’instituteurs socialistes – l’Association fraternelle des instituteurs, institutrices et professeurs socialistes, créée en 1849 – pour présenter son programme d’enseignement, est un vocabulaire qui pourra surprendre un peu plus tard. On peut lire en effet : En présence de Dieu et de l’Humanité, nous, démocrates socialistes, nous associons dans le but de faire participer aux bienfaits d’une éducation républicaine tous les enfants et tous les adultes, hommes et femmes, qui pourront profiter de cette éducation[6]On peut lire un peu plus loin : « Nous croyons de tout notre esprit, de tout notre cœur, de toutes nos forces, en Dieu, principe de toute vie  », Programme d’enseignement de l’Association fraternelle des instituteurs, institutrices et professeurs socialistes, consultable sur le site de l’Institut de recherches de la FSU : http://institut.fsu.fr/Association-fraternelle-des.html. C’est pourtant là, un des touts premiers, sinon le premier acte de naissance du syndicalisme enseignant.

Des points de convergence

Cependant, s’il faut sans cesse garder en tête ces différences évidentes, de sens comme de contextes, il reste qu’entre ces divers socialismes, ces diverses pensées du socialisme, des rapprochements sont possibles. Ou tout au moins, des points de convergence peuvent émerger.

“ Le socialisme du XIXème siècle revendique autant l’éducation, l’accès à l’éducation, qu’il revendique l’accès à des conditions de vie et de travail décentes. ”

En premier lieu, l’idée que la question de l’éducation est une question sociale et politique, i.e. que la question de l’éducation fait partie intégrante de la question sociale, est essentielle pour toutes les doctrines socialistes du XIXe siècle. Bien entendu, ce n’est pas une idée qui appartient au seul « camp  » socialiste ; Condorcet avait su de belle manière affirmer que l’éducation et la connaissance participaient au bonheur (ou au malheur) des hommes – ce pour quoi Jaurès lui rendra hommage. Mais le socialisme du XIXème siècle revendique autant l’éducation, l’accès à l’éducation, qu’il revendique l’accès à des conditions de vie et de travail décentes. Et dans le même ordre d’idée, il perçoit les inégalités d’instruction comme le résultat et la cause d’autres inégalités sociales.

“ Le capitalisme se développe immanquablement en accaparant les savoirs. ”

Plus encore, le socialisme du XIXème siècle est conscient que le capitalisme ne pose pas seulement un problème d’exploitation de la main d’œuvre ouvrière. Peu à peu, il devient de plus en plus clairement établi que cette exploitation repose aussi sur des formes de privatisation des savoirs, et sur des formes d’accaparement de la connaissance. Dire cela, ce n’est pas seulement faire le constat que le capitalisme génère une société de classes dans laquelle la distribution de la connaissance est particulièrement inégalitaire. Ces inégalités sont trop évidentes pour être le seul fait des socialistes du XIXème siècle. Mais plus encore, et là est le point essentiel pour nous, le capitalisme se développe immanquablement en accaparant les savoirs. Marx, après Proudhon, et avec d’autres, exprimera parfaitement ce phénomène en opposant la figure de l’artisan, indépendant et doté d’une intelligence de sa propre production, à la figure de l’ouvrier d’usine, de plus en plus dépossédé des connaissances engagées dans la production de la valeur. Mais ce sera pour en tirer des conclusions théoriques et politiques très différentes.

Les voies et moyens

Bien entendu, il ne suffit pas de ces quelques constats communs pour qu’une seule et même doctrine en matière d’éducation soit élaborée. Qu’il s’agisse de Charles Fourier, de Louise Michel, de Robert Owen, de Gustave Francolin, des Communards ou des syndicalistes révolutionnaires, de Marx ou Jaurès… tous vont élaborer des voies et moyens qui visent à concilier « idée de l’homme et usage de l’homme  » pour reprendre les termes de Jaurès. Qu’il s’agisse des contenus de l’enseignement, de la définition des professions d’éducateur, des relations avec le monde du travail, de l’autonomie des établissements scolaires, etc. chacun va tenter d’élaborer de manière cohérente non pas un système mais des principes susceptibles d’œuvrer pratiquement à l’émancipation des hommes.

Nous pouvons toutefois, malgré leurs différences parfois inconciliables, repérer quelques éléments communs. Il s’exprime d’abord une véritable foi dans l’éducabilité des êtres. Rompant évidemment avec les doctrines sociales reposant sur les inégalités naturelles, les socialistes du XIXème siècle développent des conceptions que Jaurès, finalement, rapprochera avec les plus hautes ambitions de la Révolution française. De même, « éduquer  », que cela soit envisagé comme un métier à part entière ou comme la vocation et la compétence de tous, est une activité qui appelle la plus haute considération ; une activité du plus grand intérêt qui mérite donc reconnaissance sociale.

“ L’intention générale est toujours la même : ne pas séparer le champ de l’éducation, des idées et du savoir, du champ de la production et du travail. ”

Enfin, conscients de la nécessité de contrer les effets les plus destructeurs de la division du travail, les socialistes font une place tout à fait significative à ce que l’on appellera progressivement l’éducation intégrale. Une éducation qui vise à rompre le plus possible les frontières entre travail manuel et travail intellectuel, entre enseignement théorique et enseignement pratique. Là encore les moyens proposés pour y arriver seront différents, parfois opposés, mais l’intention générale est toujours la même : ne pas séparer le champ de l’éducation, des idées et du savoir, du champ de la production et du travail.

Guy Dreux
Membre de l’Institut de recherches de la FSU

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